Lourdes par Jessica Hausner

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Lourdes, film tourné dans la cité mariale par la metteuse en scène autrichienne Jessica Hausner, vient de sortir sur les écrans à Londres, avant Paris. Primé au Festival de Venise, il a été particulièrement remarqué par la critique.

Dans une immense salle de cafétéria glauque et sonore bien que vide, le personnel achève de mettre le couvert, lentement. Les pensionnaires s’attablent, certains malades, sur leurs pieds ou en fauteuil roulants, d’autres accompagnants, vêtus de l’uniforme de l’Ordre de Malte qui semble, en ce qui concerne les hommes, venir tout droit de Mussolini. La responsable du groupe explique d’une voix douce ou doucereuse le programme du pèlerinage, la grotte, la piscine, la basilique.

Le ton est donné. D’un côté tout est centré sur les malades, sur leur bien-être physique, sur la guérison de leur âme et, si Dieu veut, de leur corps. De l’autre, les pèlerins évoluent dans un univers dépersonnalisé, rigoureusement encadré, glacial, où le vouvoiement est de rigueur et aucune fantaisie n’est tolérée. Dans ce groupe, Christine, une jeune femme d’une trentaine d’années (Sylvie Testud), paralysée jusqu’au cou par une sclérose en plaques, avoue qu’elle est venue là car peu d’infrastructures permettent aux handicapés de voyager et qu’elle aurait préféré un voyage culturel. Mais peu importe, elle est là, jamais avare de son sourire, s’efforçant de ne pas perdre une miette de la distraction de sa solitude que le pèlerinage lui offre.

L’ambiance est lourde de l’attente de la guérison. Le miracle interviendra pour Christine. Pourquoi elle, et pas cette jeune fille paraplégique que sa maman accompagne chaque année à Lourdes ? Et s’agit-il d’une guérison ou d’une simple mais étonnante rémission ? Embarrassée de sa soudaine notoriété comme miraculée, consciente de l’anomalie que représente le fait que le miracle la concerne elle, une mal croyante, elle se comporte comme lorsqu’elle était en fauteuil : elle profite totalement de chaque instant, veut marcher, veut embrasser, veut danser. Et tant pis si ce moment ne devait être qu’éphémère.

Les personnages qui entourent Christine sont décrits eux aussi avec une grande profondeur psychologique. La responsable du groupe, Cécile, ne s’accorde à elle-même, aux accompagnants et aux malades, aucun moment de faiblesse : nous ne sommes pas là pour nous amuser. En réalité, elle est au bout de son énergie et de sa vie. Elle s’effondrera, perdant dans sa chute la perruque masquant son crâne rendu chauve par une chimiothérapie. La jeune accompagnante de Christine, en grand uniforme, perd peu à peu son intérêt pour son rôle et préfère les apartés avec les collègues du sexe opposé. La compagne de chambre de Christine, une femme âgée et silencieuse, se substitue peu à peu à l’accompagnante. Elle sera témoin de ses premiers pas et de ses premiers gestes la nuit de sa guérison – se repeigner, mettre les boucles d’oreilles. Elle lui offrira une promenade clandestine, la nuit, de la procession aux flambeaux aux boutiques d’articles de piété illuminées au néon.

Jessica Hausner a longuement travaillé avec son compatriote Michael Haneke, le réalisateur du Ruban Blanc. Pour ce film cependant elle dit s’être inspirée de Jacques Tati,  « à la fois visuellement, pour ses longues prises de vue, et par son ton, son humour. C’est ce qui m’a aidée à être capable de parler de thèmes sombres comme la décrépitude et la mort. L’humour est un moyen d’approcher l’insupportable. » Le film est de fait pénétré d’humour, mais un humour noir, subtil et dérangeant.

Photo : Sylvie Testud dans « Lourdes » de Jessica Hausner

Henry Moore

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La Tate Britain consacre jusqu’au 8 août 2010 une belle exposition au sculpteur Henry Moore (1898 – 1986).

Fils d’un mineur du Yorkshire, survivant des tranchées de la première guerre mondiale, Henry Moore a dominé la sculpture britannique du vingtième siècle, obtenant de son vivant une immense notoriété et gérant son art comme un véritable business. Réalisées avec l’aide d’assistants, ses œuvres s’exportaient dans le monde entier sans toutefois que le succès assèche son génie créateur.

L’exposition du Tate Britain permet de découvrir des aspects essentiels de son art.

La passion pour la matière. Moore préférait les pierres de son pays, la Grande Bretagne, au marbre de Carrare. Il pensait la sculpture devait suivre la pente suggérée par la matière. Dans la dernière salle sont exposées des œuvres des années soixante réalisées dans du bois d’orme, noueux, sensuel, qui donne envie de caresser.

Le surréalisme. L’œuvre de Moore entre les deux guerres devient plus abstraite. Aux figures de mères et d’enfants succèdent des formes rêvées, avec une forte connotation sexuelle.

La guerre. Meurtri par la première guerre mondiale, Moore était un pacifique convaincu. Mais il prit parti pour l’Espagne républicaine et soutint l’effort de guerre britannique contre le nazisme. Pendant le blitz, il abandonna la peinture pour le fusain. Ses dessins représentant des londoniens réfugiés dans les stations de métro évoquent un peuple terrorisé survivant dans un sombre enfer, mais finalement un peuple résistant.

Le vide. Comme l’Espagnol Chillida, ou comme des compositeurs réservant au silence une place dans leur symphonie, Moore fait jouer un rôle essentiel à l’absence de matière. La matière délimite le vide, l’enveloppe et, comme le ventre d’une femme, le fait naître à la vie. D’un bout à l’autre de son œuvre, le thème de la mère et de l’enfant est resté dominant.

(Photo : oeuvre d’Henry Moore 1937)

Pressentiments

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« Jamais tu ne t’es réveillé avec la sensation de continuer à l’intérieur d’un rêve ? » Le roman de Clara Sánchez, Presentimientos (Alfaguara, 2008) nous emmène aux frontières du sommeil et du monde éveillé.

Julia et son mari Félix font route vers la côte du Levant (Espagne) pour passer une semaine de vacances avec leur fils Tito, six mois. Arrivés tard le soir, ils se rendent compte qu’ils ont oublié à Madrid le lait du petit garçon. Julia se propose pour aller en acheter à la pharmacie de garde.

Les vies de Julia et de Félix se séparent. Julia ne se souvient plus où était leur appartement, semblable à des milliers d’autres. Elle n’a de cesse de retrouver son mari et son fils. Elle tente d’appeler Félix, mais sans réponse. Elle se rend au commissariat de police, mais nul ne s’est inquiété de sa disparition. A l’hôpital, elle laisse un mot sur le tableau d’affichage, mais personne n’y donne suite. A court de ressources, elle tente d’obtenir de l’argent de la banque, mais elle se heurte à un mur d’hostilité. Elle vole de quoi manger et boire au supermarché, mais elle est repérée par les caméras de surveillance.

Félix partage son temps entre l’appartement et l’hôpital. Julia a eu un accident et est plongée dans un sommeil profond dont les médecins ne peuvent prévoir si et quand elle sortira. Il cherche le moyen de rejoindre son épouse, de la ramener au monde réel. Lui, expert en assurances habitué à une observation froide et objective du monde, comprend qu’il doit apprendre à laisser son esprit, comme celui de Julia, dériver dans les rêves.

Dans son rêve, Julia ne se laisse pas aller au désespoir. Elle n’a qu’une obsession, retrouver l’appartement qu’elle a quitté il y a maintenant plusieurs jours, c’est-à-dire sortir de l’impasse. Félix de son côté ne baisse pas les bras. Il passe toutes ses nuits au chevet de sa femme, lui parle des bons moments de son passé, tente d’aider son cerveau à contourner les circuits endommagés par l’accident et à trouver une issue.

Dans sa quête, Félix découvre que Julia a eu un amant, avant et après son mariage. Sa double vie l’a épuisée et a finalement provoqué son accident. Qu’importe, il veut la ramener à la vie, quitte à divorcer lorsqu’il lui aura donné cette preuve d’amour. Dans son rêve, Julia découvre que son amant était un malandrin et elle le tue. Elle sent l’odeur d’une merveilleuse tarte que sa mère préparait lorsqu’elle était enfant. Le parfum du gâteau sera finalement le pont entre les deux mondes.

Le livre est construit sur une alternance de chapitres, les uns écrits du point de vue de Julia, les autres du point de vue de Félix. Il nous parle de la réalité du monde rêvé, des chemins que le cerveau doit inventer pour sortir de l’inconscient, et finalement de la force de l’amour malgré tout.

Photo : couverture de « Presentimientos »

Quadrature du cercle

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Le consultant espagnol en ressources humaines Grupo BLC publie sur son site Internet http://www.grupoblc.net/ des articles souvent stimulants. L’éditorial de son président en mars s’intitule « pourquoi le talent est rond et les postes de travail sont carrés » ?

Javier Cantera s’attaque donc à la quadrature du cercle. « Dans l’entreprise d’aujourd’hui, nous devons chercher des personnes avec talent, pas nécessairement des personnes qui cadrent avec un poste… Telle est précisément la définition du talent entrepreneurial : quelqu’un capable de transcender les frontières organisationnelles et d’apporter de la valeur ajoutée où qu’il soit et quoi qu’il fasse. »

Grupo BLC a voulu définir le talent entrepreneurial et, paraphrasant Einstein, propose E = IC², formule dans laquelle E est le caractère entrepreneurial, qui a beaucoup à voir avec l’énergie. I est l’enthousiasme (ilusión en espagnol) et C² se réfère au binôme « connaissance » et « compétence » sans lesquelles le talent se réduit au potentiel, c’est-à-dire un concept vague avec lequel il serait difficile de travailler.

En réalité, de qui l’intéresse, ce n’est pas la quadrature du cercle, mais la « sphérisation » du carré !

Photo du satellite Hubble : Saturne