Le Tigre blanc

Nombre de livres décrivent la « transhumance » d’êtres humains d’un état à l’autre. C’est le cas de « the white tiger », roman d’Aravid Adiga (Atlantic Books, 2008), découvert à la suite d’un voyage en Inde en avril 2009. En voici une note de lecture.

Le roman d’Aravind Adiga décoiffe. Il nous introduit dans l’Inde des ténèbres, de la servitude et de la corruption, l’envers du décor de notre magnifique voyage d’avril dans le « triangle d’or » ou de l’exposition « Jardins et Cosmos, les jardins royaux de Jodhpur »  au British Museum. Il suggère que le passage des ténèbres à la lumière promise au peuple par les politiciens n’est qu’une mise en scène cynique destinée à garantir leur réélection et leurs prébendes. Il n’y a pas de situation intermédiaire entre maître et esclave : celui qui prétend accéder au statut de maître doit rompre avec son passé de soumission. Dans le cas de Balram Halwai, cette rupture impliquera aussi le meurtre de son maître et l’acceptation que sa famille soit anéantie par la prévisible vengeance de son clan. D’un certain côté, Halwai doit beaucoup à l’Etat. Lorsqu’il arrive à l’école primaire, son instituteur découvre qu’on l’appelle simplement Munna, « garçon », et lui attribue le prénom de Balram. Un inspecteur scolaire le repère comme un élève exceptionnel, un « tigre blanc » comme il n’en surgit qu’un par génération, et lui attribue ainsi le nom de guerre qui deviendra la marque commerciale de la compagnie de taxis qu’il créera à Bangalore après le meurtre ; l’inspecteur n’ira toutefois pas jusqu’à s’assurer que la bourse scolaire qu’il a promise soit mise en place et Balram sera retiré prématurément de l’école faisant de lui, comme de millions d’autres, un Indien « cuit à moitié ». Enfin, c’est un fonctionnaire qui lui attribue une date de naissance, lorsqu’il s’agit de trouver des électeurs de plus dix-huit ans qui voteront pour le candidat au pouvoir.   Balram écrit au premier ministre chinois venu à Bangalore comprendre comment on devient entrepreneur en Inde. Il raconte sa vie, sa naissance dans un village « des ténèbres » d’un père pousseur de rickshaw, la montée à la ville où il devient serviteur chauffeur de l’un des seigneurs de son village, le meurtre de son maître, sa nouvelle vie d’entrepreneur à Bangalore. Sa philosophie tourne autour de deux versets de poèmes : « ils demeurent esclaves parce qu’ils ne peuvent voir ce qui est beau dans ce monde » ; « vous avez cherché la clé pendant des années, mais la porte était toujours ouverte ».  C’est en bravant l’interdit de monter au fort de son village, en découvrant le magnifique panorama qui s’offre de là-haut et combien le village est petit que Balram se prend à rêver d’une autre vie. Plus tard, c’est en visitant le zoo de Delhi et en voyant le tigre blanc en cage qu’il décide de passer à l’action, de tuer son maître et de fuir avec le sac de billets que celui-ci destinait à graisser la patte à un politicien. Le maître de Balram, Ashok, est un homme plein de contradictions. Formé dans une université américaine, il a bravé sa famille pour épouser une Américaine, qui ne s’habituera pas à l’Inde et l’abandonnera. Face à Balram, il éprouve de la compassion et souhaiterait améliorer son salaire et ses conditions de vie, mais finalement un serviteur reste un serviteur et un maître, un maître. Lorsque « Pinky Madam », la femme d’Ashok, écrase un enfant alors qu’elle conduisait une nuit en état d’ébriété, un avocat du clan fait signer à Balram une déclaration s’accusant de l’accident. Balram compare la situation des serviteurs à celle de poulets entassés dans une nasse et observant, terrorisés mais résignés, ceux que l’on égorge et que l’on plume.  

Arrivé à Bangalore, Balram comprend que les call-centres constituent un marché important pour une compagnie de taxis : les employés travaillent la nuit et il n’y a pas de transport en commun. La place est prise. Qu’importe, une partie de l’argent dérobé à Ashok sert à corrompre la police : une compagnie de taxi est interdite, et « white tiger » prend sa place. Balram est devenu Ashok Sharma. L’esclave a usurpé jusqu’au prénom de son maître. Il s’est coupé de son passé, a voué sa famille au malheur, il sait que son bonheur peut ne durer que quelques mois ou quelques années. Mais il ne regrette rien. Il  franchi l’invisible frontière qui mène des ténèbres à la lumière, et cela lui suffit. 

Comprendre la crise financière : Le rapport Turner

Le Rapport d’Adair Turner, président de la Financial Services Authority à Londres, rédigé en mars 2009 sur la crise financière internationale est une merveille de clarté et de pédagogie. Il cite un passage du rapport du FMI sur la stabilité financière mondiale d’avril 2006 : « on reconnait de plus en plus que la dispersion du risque de crédit par les banques auprès d’un groupe d’investisseurs plus large et plus diversifié, plutôt que de conserver ces risques dans leur bilan, a contribué à rendre le système bancaire et l’ensemble du système financier plus résilients. On peut se rendre compte de cette résilience par la réduction du nombre de faillites bancaires et le niveau plus consistent des réserves bancaires. En conséquence, les banques commerciales sont probablement moins vulnérables aujourd’hui à des chocs économiques ou de crédit. » 

Qu’est-ce qui a mal tourné ? demande le rapport.  

Au départ, il y a une explosion des déséquilibres macro-économiques mondiaux, principalement le financement massif des déficits des pays occidentaux par des pays tels que la Chine qui ont un fort taux d’épargne. La baisse des taux d’intérêt sur les obligations sans risques qui s’ensuivit entraina une « féroce recherche de rendements ». L’innovation financière vint alors au secours des rendements. Il s’agit principalement de la « titrisation », technique qui consiste à découper un risque en tranches, à le structurer dans un produit financier incorporant des risques de qualité différente et à vendre ce produit à des investisseurs. Théoriquement, la titrisation permet d’éviter par exemple qu’une banque régionale soit exagérément exposée au risque d’une récession de l’économie locale : elle peut céder une partie de ses risques à d’autres banques dont le portefeuille est mieux diversifié. 

Le problème est que les produits financiers se sont développés en grande partie hors du bilan des banques et du contrôle des superviseurs. Les produits hors-bilan représentaient en moyenne 20 fois les capitaux des banques en 2000, et 30 fois en 2008. Les banquiers avaient une confiance aveugle dans les mathématiques financières et pensaient qu’elles leur permettaient de bien cerner la « valeur à risque ». Mais l’usage simultané de modèles similaires par tous les acteurs du marché contenait en soi un risque de sur-réaction : lorsque le modèle indique un seuil d’alerte, tous se précipitent pour vendre au même moment et un vertigineux cycle vicieux d’enclenche.  

Le Rapport Turner contient un chapitre sur des sujets théoriques fondamentaux qui résonne curieusement avec les interrogations que nous portions dans l’après-68 à la Faculté de Sciences Economiques. Le fait qu’un marché soit efficace ne veut pas dire qu’il est rationnel : l’efficacité n’exclut pas des mouvements grégaires avec des effets désastreux. La rationalité individuelle n’assure pas la rationalité collective. Le comportement individuel n’est pas entièrement rationnel : certaines décisions sont enracinées dans la partie irrationnelle du cerveau. La foi aveugle dans le marché a empêché la mise en place de régulations efficaces. 

Des extrémistes de la droite américaine avaient reproché à George W. Bush d’être devenu « socialiste » pour avoir approuvé le plan Paulson de quasi nationalisation des banques. Le coût du sauvetage des banques américaines est actuellement estimé à 11.600 milliards de dollars. A titre de comparaison, le New Deal avait couté 500 milliards de dollars d’aujourd’hui, le plan Marshall 115 milliards et la conquête de la lune 237 milliards. La crise du capitalisme a atteint des proportions gigantesques, au point de contraindre à l’humilité ses plus ardents thuriféraires. 

Une dangereuse fortune

La crise financière a des antécédents historiques. Voici une note de lecture du roman de Ken Follett, « a dangerous fortune » (Pan Books, 1993).

 

Dans les années 1860 – 1870, deux banques familiales dominent la City de Londres. Pilaster, méthodiste, Greenbourne, juive. Les banques sont dirigées par des « partenaires » cooptés, responsables sur leurs biens propres, qui élisent à leur tête un « partenaire sénior ».

Hugh Pilaster, fils d’un partenaire dissident, ruiné et suicidé, est à la fois le mouton noir de la famille et son banquier le plus accompli. Son ascension et son amour pour Maisy vont être contrariés par sa tante Augusta. Pour obtenir la promotion de son mari Joseph puis de leur fils Edward au rang de partenaire sénior et de Lord, tous les moyens sont bons : calomnie, traquenards, machinations, corruption.

Edward est ami de collège de Micky Miranda, le fils d’un sanguinaire propriétaire terrien sud-américain. Pour ne pas contrarier son impitoyable père, Micky est prêt à ruiner un ami au jeu et à tuer. Il obtient le silence complice d’Augusta dans un premier puis un second assassinats. Ils forment une paire diabolique, résolus à poursuivre ensemble leurs objectifs, devenir comtesse de Whitehaven pour Augusta, président de la république de Cordova pour Micky, tant que leurs intérêts coïncident.

Face à eux se tiennent des cœurs purs : Hugh, qui mérite l’estime de la communauté financière pour sa gestion héroïque de la faillite de la banque Pilaster ; Maisy, que la rumeur taxe de prostituée et de chasseuse de fortune et qui finira par le rejoindre malgré son revers de fortune après seize années d’amour contrarié ; Rachel, la féministe qui fonde un hôpital pour mères célibataires.

Le livre de Ken Follett se dévore avec la passion que l’auteur attribue à ses personnages. C’est un roman d’amours et de trahisons, d’ambitions et de solitudes, de déchéances et de rédemptions. Le Londres de la seconde moitié du dix-neuvième siècle est mis en scène avec rigueur et précision. La banque n’est pas un simple décor : le drame se noue dans la technique bancaire.

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Transactions à haute fréquence

 Dans son édition du 3 septembre, Le Monde a publié un article de Yves Eudes intitulé Les « geeks » à la conquête de Wall Street, les « geeks » étant des mordus de nouvelles technologies qui conçoivent des logiciels automatisant les transactions boursières.

« Depuis l’informatisation complète des transactions boursières, l’arme suprême des spéculateurs est la vitesse. Les programmes d’achat et de vente ultrarapides, basés sur des algorithmes toujours plus complexes et tournant sur des ordinateurs toujours plus puissants, sont devenus des outils décisifs. On assiste à une féroce course à l’armement entre opérateurs. En 2008, plus du quart des transactions boursières aux Etats-Unis ont été réalisées grâce à des algorithmes. Le temps de latence (délai entre l’émission d’un ordre et sa réalisation) est de l’ordre de la milliseconde, et les profits ainsi réalisés se chiffrent en milliards de dollars par an.

Les superordinateurs scannent des dizaines de plates-formes en quelques millisecondes, pour détecter les tendances du marché, puis passent des ordres à la vitesse de la lumière, laissant sur place les investisseurs traditionnels, beaucoup plus lents.

Ils peuvent aussi détecter le cours plafond fixé par un acheteur (prix au-dessus duquel il arrête d’acheter un titre). Aussitôt ils raflent toutes les actions disponibles avant que l’acteur légitime ait eu le temps d’agir, et les lui revendent plus cher, généralement au cours maximal – c’est-à-dire un centime en dessous de son plafond ».

L’accès à l’information cruciale avant les concurrents a toujours été l’arme des spéculateurs, bien avant l’informatique. Dans les années soixante dix, une banque connectée par télex à un bon réseau d’informateurs pouvait connaître avant les autres un mouvement social dans les mines d’or sud-africaines ou le gel sur des plantations brésiliennes de café et placer d’énormes et judicieux ordres d’achats ou de ventes. L’avantage sur les concurrents était de quelques heures ou quelques minutes.

L’avantage se chiffre donc maintenant en millisecondes. Mais il y a plus : les logiciels recueillent des milliards de données sur les comportements des marchés et des concurrents et les modélisent, de sorte qu’avant même qu’un événement boursier soit connu, l’enchainement des événements à venir est écrite. Non seulement les logiciels écrasent le temps à l’échelle de la milliseconde, mais ils réussissent à remonter le temps !

Une critique faite à ces systèmes est la concurrence déloyale, voire le délit d’initié, puisque les superordinateurs réussissent à « lire » la stratégie des concurrents. En réalité, l’intelligence économique est la base de la stratégie de toute entreprise : il s’agit de comprendre où sont les concurrents et où ils vont pour prendre soi-même les bonnes décisions. Que l’échelle de temps soit la milliseconde ou l’année ne change rien sur le fond.

Le problème, déjà identifié lors de la crise boursière de 1987, est que la mise en place de systèmes de décision automatiques mettant en mouvement des milliards de dollars, représentent un danger pour la stabilité du système financier. Le rapport publié en mars 2009 par le président de la Financial Services Authority, Lord Turner, l’indiquait clairement : «l’efficience du marché m’implique pas la rationalité du marché (…). Les politiques doivent reconnaître que tous les marchés opérés sur un mode liquide sont capables d’agir irrationnellement et sont exposés à des effets de troupeau auto-entretenus et d’emballement ».

Comment mettre en place une régulation efficace ? Faut-il interdire les plateformes de transactions à haute fréquence ? Ou bien créer artificiellement des « frottements » qui dissuadent les « allers et retour » à la vitesse de la lumière et obligent les marchés à se tenir plus proches de l’économie réelle et de ses rythmes ? A cet égard, l’idée d’instaurer, ou de restaurer, au niveau international, l’impôt de bourse, est intéressante. Elle aurait entre autres avantages de faire contribuer le secteur financier aux déficits publics que son sauvetage a dramatiquement creusés.

En 1837, Victor Hugo prit pour la première fois de sa vie le train, entre Anvers et Bruxelles, une heure vingt cinq pour cinquante kilomètres. Emerveillé, il écrivit : « la rapidité est inouïe » (Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, tome 1, Fayard 2001). La vitesse est, décidément, une grandeur relative.