Récession en 2010 (encore) ?

  

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Coface UK, la succursale au Royaume Uni de l’assureur-crédit Coface, a invité hier ses courtiers à une conférence de l’économiste Roger Martin-Fagg sur le thème « la situation économique maintenant et à trois ans ». L’intervenant prévoit une croissance en forme de « W », ce qui signifie une nouvelle plongée dans la récession en 2010 après un éphémère regain d’activité. 

La crise enclenchée en 2007 est avant tout bancaire. Les prêts consentis par les banques sont gagés sur la valeur des actifs financés. Quand leur valeur s’accroît, tout va bien ; les banques créent de la monnaie qui irrigue l’économie et permet la croissance. Quand elle décroît, les banques doivent constater leurs pertes potentielles en constituant des provisions qui réduisent leurs capitaux propres. Comme les prêts qu’elles peuvent consentir sont proportionnels à ces capitaux propres, elles réduisent leurs crédits à l’économie et donc la monnaie en circulation.

Aux Etats Unis et en Europe, les banques centrales ont réagi en mettant des milliards de dollars, d’euros ou de sterlings à disposition des banques à des taux d’intérêt historiquement bas. Mais, dit Martin-Fagg, les autorités sont actuellement incapables de localiser ces sommes faramineuses. Elles ont probablement été investies sur les marchés financiers, et non prêtées aux entreprises ou aux acquéreurs de logements.

L’intervention des banques centrales a toutefois arrêté la chute libre commencée en septembre 2008 avec la faillite de Lehman Brothers. Le fond a été touché en Europe à partir du printemps 2009. Les entreprises commencent à reconstituer leurs stocks, ce qui soutient de nouveau l’activité. Mais l’embellie va-t-elle durer ?

Roger Martin-Fagg prévoit un retour de la récession vers l’été 2010. Plusieurs facteurs pèseront dans ce sens. Les prix de l’immobilier devraient continuer de baisser, et les banques, dans un mouvement de peur grégaire, devraient constituer de nouvelles provisions et diminuer encore davantage leurs crédits. Le chômage devrait s’aggraver et accentuer le mouvement vers l’épargne au détriment de la consommation. Les Etats vont commencer à s’attaquer aux déficits publics et à réduire leur endettement.

Ces sombres prévisions concernent au premier chef la Grande Bretagne, mais s’appliquent peut-être davantage encore l’Europe continentale dont la monnaie, l’Euro, est de plus en plus achetée par la Chine et les pays pétroliers soucieux de diversifier leurs réserves, et dont le taux de change décourage les exportateurs. Elles ne sont toutefois pas partagées par la majorité des économistes, dont ceux de Coface, qui prévoient plutôt une croissance en forme de « L », c’est-à-dire un long palier de plusieurs années, après la chute libre et avant une vraie reprise.

Entre les tenants du « W » et ceux du « L », ce n’est pourtant qu’une question de nuance. Le temps de l’endettement pour consommer est arrivé à son terme. Il nous faut apprendre à vivre autrement, à respecter l’environnement et à trouver le bonheur dans la rencontre plus que dans l’achat.

 

Pittsburgh

Le sommet du G20 se déroule à Pittsburgh. Le récit que l’on va lire date d’un voyage dans l’est des Etats Unis en août 2002.

Les orages de la nuit ont abaissé la température, et à l’inverse de ce qui s’est passé jusqu’ici, nous recherchons le côté ensoleillé des rues. Nous laissons la voiture dans un parking d’Oakland, le quartier universitaire de la ville de Pittsburgh.

Au centre d’Oakland se trouve une tour de 42 étages construite au début du 20ième siècle, de style néo-gothique, the Cathedral of Learning, la Cathédrale de l’acquisition des connaissances. L’intérieur est une immense nef digne des belles cathédrales françaises. Mais on n’y trouve ni chœur, ni autel, ni statues. De petites tables rondes sont disposées tous les deux mètres environ, et permettent de travailler ou de se rencontrer dans une ambiance de ferveur intellectuelle. Tout autour de la nef sont disposées des salles de classe, chacune dédiée à l’un des peuples présents à Pittsburgh. Le style, l’aménagement et la décoration de chacune des pièces sont inspirés par l’âge d’or de chaque pays, l’époque victorienne pour l’Angleterre, le 18ième siècle pour la France. Tout a été étudié avec soin, les matières, les formes, les objets décoratifs, les couleurs, pour créer une ambiance puissamment évocatrice et donner de chaque pays l’image que l’Université de Pittsburgh souhaite lui attribuer. The Cathedral of Learning est un hymne au savoir, mais aussi à la diversité des cultures que l’Amérique n’a cessé de réinterpréter.

Nous visitons la Heinz Memorial Chapel, inspirée de la Sainte Chapelle, avec de merveilleux vitraux à dominante bleue, qui représentent les héros d’aujourd’hui, de Louis Pasteur à Abraham Lincoln.

Nous descendons à Down Town par le bus, que nous présumons être le moyen le plus économique. Le billet coûte 1,60 dollars. Comme la machine à côté du chauffeur ne rend pas la monnaie, l’aller simple nous revient à 2 dollars par personne. Il aurait été trois fois moins coûteux d’aller en voiture jusqu’à un parking du centre ville. Du moins nous sommes nous offert ainsi une nouvelle expérience.

Dès notre arrivée à Down Town, nous nous rendons au musée Andy Warhol. L’artiste a vécu et travaillé à New York, mais est né ici. Comme celui de Norman Rockwell, son art est enraciné dans le quotidien. Une boîte de soupe concentrée devient un objet fascinant ; une paire de chaussures féminines prend des formes délirantes et reçoit des talons à ressort ; les artistes transcendent leur statut d’humains et deviennent des stars.

Nous traversons la ville avec ses gratte-ciel et son palais de justice de style roman. Nous empruntons un funiculaire plus que centenaire, le Monongahela Incline, et accédons à un fantastique point de vue sur Pittsburgh, au confluent de deux fleuves qui constituent l’Ohio. En contrebas, d’immenses trains de marchandises ne cessent de passer au ralenti, saluant Pittsburgh de longs hurlements de sirène.

Pittsburgh garde le souvenir de son premier âge industriel marqué par une pollution effrayante et des conditions de travail ouvrier qui la faisaient redouter comme l’enfer. Ses capitaines d’industrie, Carnegie, Forbes, Heinz, Mellon, Westinghouse, étaient aussi des philanthropes qui laissèrent bibliothèques, stades, musées, monuments. Aujourd’hui, Pittsburgh est une ville d’espaces verts, de fleuves, de collines, au confluent de peuples et de cultures. C’est certainement une ville où il fait bon vivre.

 

Ulysse, de Bagdad à la « jungle de Calais »

 L’un des chapitres du roman d’Eric Emmanuel Schmitt « Ulysse from Bagdad » (Albin Michel 2008) se déroule près de Calais.

« Je m’appelle Saad Saad, ce qui signifie en arabe Espoir Espoir et en anglais Triste Triste ; au fil des semaines, parfois d’une heure à la suivante, voire dans l’explosion d’une seconde, ma vérité glisse de l’arabe à l’anglais ; selon que je me sens optimiste ou misérable, je deviens Saad l’Espoir ou Saad le Triste ».

Né à Bagdad dans une famille intellectuelle et heureuse, étudiant en droit, Saad assiste plein d’espoir au renversement de Saddam Hussein par les Américains. La généralisation du chaos en Irak, la mort de plusieurs membres de sa famille dans des attentats, celle de son propre père sous les balles américaines alors qu’il réclamait des secours, le persuadent de quitter le pays. Son pays de cocagne se nomme l’Angleterre, le rêve de sa fiancée Leila avant qu’elle disparaisse dans le bombardement de son immeuble.

Comme Ulysse, Saad commence un interminable voyage en Méditerranée. « Ulysse rêvait de revenir chez lui après une guerre qui l’en avait éloigné. Moi, j’ai rêvé  de quitter mon pays dévasté par la guerre. Quoique j’aie voyagé et que j’aie rencontré des milliers d’obstacles pendant ce périple, je suis devenu le contraire d’Ulysse. Il retournait, je vais. A moi l’aller, à lui le retour. Il rejoignait un lieu qu’il aimait ; je m’écarte d’un chaos que j’abhorre. Il savait où était sa place, moi je la cherche. Tout était résolu, pour lui, par son origine, il n’avait qu’à régresser, puis mourir, heureux, légitime. Moi je vais édifier ma maison hors de chez moi, à l’étranger, ailleurs. Son odyssée était un circuit nostalgique, la mienne un départ gonflé d’avenir. Lui avait rendez-vous avec ce qu’il connaissait déjà. Moi j’ai rendez-vous avec ce que j’ignore. »

Saad entre en contact avec El Qaida dans l’espoir que l’organisation terroriste l’envoie à l’étranger, s’échappe de Bagdad pour Le Caire avec des trafiquants d’objets d’art et de drogue, survit au Caire comme gigolo dans un dancing fréquenté par des dames âgées, voyage jusqu’à Tripoli comme agent de sécurité d’un orchestre rock, navigue à bord  d’une coquille de noix surchargée frétée par des passeurs jusqu’à Malte, fait naufrage en Sicile où il vit une idylle avec une jeune italienne, parvient à passer en France, connaît l’horreur de l’attente à Calais, parvient enfin à franchir la Manche après avoir retrouvé, puis perdu de nouveau, Leila.

Tout au long de l’ouvrage d’Eric-Emmanuel Schmitt, j’ai ressenti une frustration. Il y avait là matière à mille romans, à l’exploration de l’âme humaine dans les situations les plus extrêmes. Plus qu’un roman, le livre est un conte philosophique dans la veine de Voltaire. Le personnage central, Saad, raisonne et parle comme un jeune parisien. Rien dans sa façon d’être ou de s’exprimer n’est arabe. A la réflexion, je crois que cela résulte d’un choix délibéré de la part de l’auteur : il était important pour lui que le lecteur français s’identifie aisément au héros de l’histoire, de manière à rendre la démonstration plus probante.

La thèse que Schmitt veut démontrer est qu’il y a un antagonisme fondamental entre les valeurs d’« égalité » et de « fraternité ». « En circonscrivant un ensemble d’êtres solidaires qui s’entraideront quoiqu’il arrive, il faut aussi désigner ceux qui seront tenus à l’écart et n’y appartiendront pas. Bref, il faut tracer des limites (…). Il n’y a pas de société humaine sans un tracé de frontière ». Dans un sens, Saad, dans sa tentative vertigineuse de construire son propre avenir hors de chez lui, est un paradigme de l’avenir : « Je ne rêve pas d’être apatride, je rêve que le monde le devienne. Je rêve que le « nous » que je prononcerai un jour soit la communauté des hommes intelligents qui cherchent la paix. »

Comme dans « Hôtel des deux mondes », la mort ne s’oppose pas à la vie, mais est une autre modalité d’existence : tout au long du voyage, Saad reçoit la visite de son père venu d’outre tombe pour le conseiller.

Une partie intéressante du conte philosophique est celle où, alors que Saad sort d’une rencontre traumatisante avec Al Qaida, son père lui énonce les commandements du parfait terroriste. 1- N’avoir qu’une idée. A partir de deux idées, on commence à réfléchir ; or, le fanatique sait, il ne pense pas. 2- Détruire ce qui s’oppose à cette idée. Ne jamais admettre des points de vue différents, encore moins divergents. 3- Abattre ceux qui s’élèvent contre cette idée. Les contradicteurs ne méritent pas d’exister car ils représentent un danger pour l’idée, la sécurité de l’idée. 4- Considérer que l’idée vaut mieux qu’une vie, y compris la sienne. Etre fanatique, c’est avoir rencontré une valeur comptant davantage que les individus. 5- Ne pas regretter la violence car elle constitue la force agissante de l’idée. La violence a toujours les mains propres, même si elles dégoulinent de sang. 6- Estimer que toutes les cibles touchées par la juste violence sont coupables. Si l’une d’elles se trouvait par hasard être d’accord avec toi, le terroriste qui s’est immolé, alors ce n’est pas une victime innocente, c’est un deuxième martyr. 7- Ne pas laisser l’hésitation entrer en toi. Dès que tu sens qu’un scrupule s’infiltre, tire : tu tueras également le doute et la question. A bas l’esprit critique. »

 

 

 

Alan Turing à Blechtley : Station X

La viste à Blechtley Park avait piqué ma curiosité. L’ouvrage de Michael Smith, « Station X », décrit l’histoire de ce site et des équipes qui y ont travaillé (Station X, the codebreakers of Blechteley Park, 1998, Pan Books 2007).

Le décryptage de communications ennemies codées a joué un rôle important pendant la seconde guerre mondiale. Il a écarté les convois alliés de la route des sous-marins allemands, renseigné l’Etat Major sur la position des troupes allemandes et leurs plans de bataille, confirmé que les Allemands avaient gobé la fausse information que le débarquement en Normandie n’était qu’une diversion pour éloigner les troupes du Pas de Calais. Il a été dit que sans Bletchley Park, la guerre se serait peut-être prolongée jusqu’en 1948.

Le principe du décodage consiste d’abord à comprendre ou à deviner comment fonctionne la machine d’encodage ennemie. Une lettre est transformée en une autre, puis en une autre encore et ainsi plusieurs fois de suite, puis les lettres produites par ce processus sont regroupées par paquets homogènes de sorte que le produit final n’a rien d’un texte structuré.

Il s’agit ensuite de savoir sur quelles positions la machine est initiée. Parfois, la capture d’un navire permet de mettre la main sur des codes valables plusieurs mois. Mais le plus souvent il faut s’efforcer de réduire le champ des probabilités de quelques centaines de millions à quelques milliers. Pour cela, le meilleur allié est l’opérateur ennemi, lorsqu’il plaisante avec un collègue sur le prénom de sa petite amie qui sert d’amorce au message, lorsqu’il répète le même message sans changer la position initiale de la machine, lorsqu’il commence ses messages par l’invariable « Heil Hitler ! » ou lorsqu’il transmet des messages météo avec un faible niveau de précautions.

Lorsque le champ des possibilités a été réduit, c’est à la machine d’essayer les milliers de combinaisons possibles à grande vitesse, jusqu’à trouver un texte allemand, ou japonais, ou russe, intelligible. Des milliers d’opérateurs répartis dans des centres d’écoute aux quatre coins du monde transcrivaient des milliards de signes intelligibles. Le traitement massif de cette information s’appuyait, selon la loi des probabilités, sur la fréquence des lettres dans une langue donnée ou celle d’assemblages de lettres caractéristiques (comme le sch allemand). Par approximations successives, la machine parvenait à identifier des mots et des phrases qui faisaient sens. Une fois le code déchiffré, c’est-à-dire l’algorithme de transformation d’une lettre dans une autre, tous les messages pouvaient être décodés mécaniquement. Au début de la guerre, les machines « bombes » étaient construites pour le seul objectif du décodage. A la fin du conflit, les « colossus » étaient partiellement programmables et peuvent être considérées comme les premiers ordinateurs.

On découvre dans « Station X » la construction progressive d’une organisation efficace qui finira par compter plusieurs milliers de travailleurs civils et militaires, les reculs dus aux luttes d’influence entre personnes et entre chapelles, la frustration de patauger pendant des mois après que l’ennemi a sophistiqué son système, la joie de trouver et de contribuer à la victoire, une communauté joyeuse de jeunes hommes et femmes sérieux dans le travail mais avides de fêtes. On est surtout fasciné par l’aventure de ces chercheurs sous la pression de la guerre, à la frontière de la mathématique, de la linguistique et de l’électronique, bref dans ce lieu qu’on appelle maintenant l’informatique.