Post Mortem

« Post Mortem », film de Pablo Lorrain, se déroule à Santiago du Chili lors du coup d’Etat militaire de Pinochet en 1973. Il est actuellement projeté sur les écrans londoniens.

 Mario est un petit fonctionnaire dans une morgue de Santiago. Son travail consiste à transcrire les rapports d’autopsie que lui dicte le médecin. Il a une cinquantaine d’années et sa vie est désespérément vide. Il n’a qu’une idée fixe, séduire sa voisine d’en face, Nancy, une danseuse. Nancy est en pleine crise existentielle : elle est menacée de perdre son emploi dans le cabaret où elle se produit ; son père, son frère et son amant sont engagés dans la lutte politique et elle ne les comprend pas. Elle flirte avec Mario, fait l’amour avec lui, mais c’est pour tromper son désespoir.

 La vie de Mario elle-même est chamboulée. Soudain, l’hôpital est envahi de charrettes entières de cadavres, le personnel est mis sous commandement militaire, il faut bâcler les autopsies, attribuer à la hâte des numéros aux tués. L’armée saccage la maison de Nancy, qui se réfugie dans un trou à rats avec son amant. Dans une scène finale interminable, Mario empile un capharnaüm de meubles devant la porte du refuge : est-ce pour mieux le camoufler ? Est-ce pour enterrer vivant les amants ? Est-ce simplement un geste symbolique pour enfouir une vie devenue insupportable ?

 Dans le rôle de Mario, Alfredo Castro interprète un personnage insignifiant, inexpressif, pas « aimable ». Les couleurs sont fades, tirant souvent sur le marron et le gris ; la chair des vivants et des morts est grise et flasque. L’action tire en longueur. Les critiques sont partagés. Certains voient dans le film un monument d’esthétique abstraite, sordide et ennuyeuse. D’autres, dont je suis, y voient la mise en scène du caractère glauque d’une dictature fondée sur l’adhésion indifférente de personnages minables. La poésie qui se déprend du film est d’une tristesse sans espoir, mais c’est de la poésie.

 Mario est appelé à transcrire le rapport d’autopsie du président Salvador Allende, devant une brochette de galonnés. Mais il n’a pas l’habitude de la machine à écrire électrique que l’armée met à sa disposition. La machine s’emballe et il s’avoue vaincu. La grande histoire a frappé à sa porte et il a manqué le rendez-vous.

 Photo du film « Post Mortem »

Gianni et les femmes

Après « le déjeuner du 15 août », dont « transhumances » a récemment présenté une recension, Gianni Di Gregorio a réalisé un second film, « Gianni e le donne », « Gianni et les femmes ».

 Di Gregorio joue lui même, comme dans le précédent film, le rôle de Gianni, un préretraité d’une bonne soixantaine d’années qui traine son ennui dans les rues de Rome. Gianni est environné de femmes : son épouse, avec qui il ne partage plus grand-chose ; sa fille, qui a imposé à la maison son petit ami et son oisiveté ; la voisine d’en dessous, une charmante jeune fille toujours sur les nerfs dont il promène le grand chien, Riccardo ; et surtout sa mère (Valeria De Franciscis), quatre vingt quinze ans et toute sa tête, qui mène la grande vie et l’appelle à tout bout de champ.

 Gianni est un gentil garçon qui, comme dans le « déjeuner du 15 août », ne sait pas dire non et se laisse envahir. Mais voilà que son ami Alfonso l’encourage à relever la tête et à se trouver une amante. De fait, les femmes adorent Gianni. Mais de drague malheureuse en fiasco, il se rend compte qu’elles adorent en lui le chevalier servant, le tonton ou le grand-père et jamais l’amant.

 Gianni voit dans la glace les poches sous ses yeux, il voit dans un vieillard promenant son chien l’exacte image de ce qu’il est en train de devenir. Le film glisse peu à peu vers une indicible tristesse, celle du lent et impitoyable vieillissement. Mais ce que les mots peinent à dire, le langage cinématographique de Di Gregorio l’exprime de manière poignante.

 Photo du film « Gianni et les femmes » : Gianni Di Gregorio et Valeria De Franciscis.

Little Miss Sunhine

Little Miss Sunshine, film de Jonathan Dayton et Valerie Faris (2006) offre ce que le spectateur attend d’un bon film : du mouvement.

 Le mouvement est le voyage de la famille Hoover dans un vieux combi Volkswagen délabré d’Albuquerque à la Californie pour accompagner Olive, 7 ans, à un concours de fillettes reines de beauté. C’est surtout le mouvement des âmes.

 La famille Hoover est gravement dysfonctionnelle. Edwin, le père, est obsédé par la réussite au point qu’il a mis au point une méthode infaillible pour échapper au sort des loosers et devenir un winner. Le problème est qu’il ne parvient pas à la vendre, que sa vie professionnelle est celle d’un looser et que la famille manque d’argent. Dwayne, le fils adolescent, est un révolté qui hait sa famille et ne communique que par écrit. Olive, myope et mal faite de son corps, poursuit le fantasme de devenir Miss Sunshine. Richard, père d’Edwin, tourné vers la pornographie et la drogue, s’est fait exclure de la maison de retraite où il vivait. Pour couronner le tout, Frank, frère d’Edwin, est accueilli à la maison après avoir raté son suicide.

 Seule Sheryl, la mère, semble équilibrée et porte la famille sur ses épaules. Lorsqu’Olive demande à Frank ce qui lui a valu son séjour à l’hôpital, elle laisse se dernier s’expliquer sans fard, alors qu’Edwin tente d’interrompre cette conversation inconvenante.

 Le voyage vers la Californie s’avère mouvementé. Richard meurt d’un arrêt cardiaque. Il faudrait raisonnablement interrompre le voyage. Mais dans le désespoir familial, le concours de beauté d’Olive est devenu un point d’ancrage auquel tous se raccrochent frénétiquement. On enlève le corps du grand-père de la chambre d’hôpital, on le met dans le coffre du Combi, on arrive après la clôture des inscriptions pour le concours, on parvient à arracher l’inscription. Sur scène, Olive exécute le numéro de strip-tease que son grand-père lui a appris. Le scandale est général. Toute la famille se trouve aux côtés d’Olive. Dwayne a retrouvé la parole, Frank l’envie de vivre.

 Photo du film « Little Miss Sunshine ».

Nos meilleures années

J’ai eu plaisir à revoir en DVD « Nos meilleures années », le film de Marco Tullio Giordana récompensé par le prix « un certain regard » au Festival de Cannes en 2003.

 Le titre français est moins fidèle à l’esprit du film que l’italien : « la meglio gioventù », la meilleure jeunesse. C’est en effet bien de cela qu’il s’agit. Le film nous raconte les vies des quatre enfants d’Angelo et Adriana Carrati de 1966 à 2003. Giovanna, Nicola, Matteo et dans une moindre mesure Francesca sont intimement mêlés aux événements qui ont marqué l’Italie contemporaine : les inondations de Florence, la révolte étudiante de 1968, le terrorisme des brigades rouges, l’offensive des magistrats contre la corruption (« tangentopoli »), l’assassinat du juge Falcone et la lutte contre la mafia. Ils ne supportent pas l’injustice et ils s’engagent.

 Pour deux des personnages, la révolte est pathologique. Matteo s’en prend au mandarin qui préside un jury d’examen qui ne devrait être pour lui qu’une formalité,  fait évader Giorgia, une patiente de l’hôpital psychiatrique où il fait des vacations, s’acharne sur un manifestant qui a gravement blessé un de ses collègues carabiniers. Giulia, la femme de Nicola et mère de leur fille Sara, plonge dans la clandestinité terroriste. Matteo et Giulia ont en commun un idéal de perfection jusqu’au fanatisme.  Nicola se reprochera de n’avoir pas su les arrêter au seuil de l’acte fatal, celui qui conduira Matteo au suicide et Giulia à la prison qui ruinera sa vie.

 Sans surprise, Nicola choisit après ses études de médecine de se spécialiser en psychiatrie. Il est lui aussi un militant, obtenant pour la première fois que des internés en hôpital psychiatrique puissent témoigner au procès pénal du directeur de l’établissement pour maltraitance. Mais c’est un homme profondément humain, attentif à ses patients, à sa fille Sara qui souffre de grandir sans mère, à sa sœur Giovanna qui consacre sa vie à son métier difficile et dangereux de juge, à ses parents qui au terme d’une vie passée à se disputer, se découvrent de nouveau amoureux aux portes de la mort. Comme lui, sa plus jeune sœur Francesca fait pendant à l’extrémisme mortifère de Matteo et Giulia : elle conserve le lien avec Giulia dans l’épreuve de la prison et de la difficile réinsertion, elle accueille Sara lorsque celle-ci vient à Rome apprendre son métier de restauration d’œuvres d’art.

 Le film se passe entre Rome, ville des parents Carrati, Turin, ville où Nicola est venu rejoindre Giulia, étudier et s’installer, et la Sicile où vit Mirella, qui a eu un enfant d’une relation passionnée et éphémère avec Matteo, Florence où Giulia a trouvé du travail à sa sortie de prison et où Francesca et son mari Carlo ont aménagé une maison de campagne. En 1966, Nicola passe plusieurs mois en Norvège ; en 2003, Andrea, le fils de Mirella et Matteo y emmène à son tour sa fiancée. La boucle et bouclée. L’ombre de Matteo sépare Nicola et Mirella, dont on devine qu’ils s’aiment mais n’osent franchir le pas : « ne laissez pas Matteo vous séparer, dit Carlo à Nicola un soir d’ébriété, vous allez finir par le haïr ! ». Nicola et Mirella se trouvent enfin.

 C’est un film beau, émouvant, toujours juste, pénétré de l’esprit d’un peuple sans cesse oscillant entre la sublime beauté et le drame ou l’abjection. Les acteurs sont tous exceptionnels, avec une mention spéciale pour Luigi lo Cascio (Nicola), Alessio Boni (Matteo) et les personnages féminins : Adriana Agori (Adriana), Jasmine Trinca (Giorgia), Maya Sansa (Mirella), Sonia Bergamascao (Giulia)…

 Photo du film « nos meilleurs années » : Nicola avec sa fille Sara enfant.