Sleeping Beauty

Sleeping Beauty, le premier film de la romancière australienne Julia Leigh, est une dérangeante méditation sur un thème ancestral, Eros et Thanatos, l’amour (dans sa dimension érotique) et la mort (dans sa version sénile).

 Sleeping Beauty, c’est le titre anglais du conte de Perrault « la Belle au Bois Dormant ». Mais aucun Prince Charmant ne vient réveiller Lucy du sommeil artificiel où elle se trouve plongée dans un bordel de luxe où des messieurs très riches et très vieux peuvent faire de son corps ce qu’ils veulent l’espace d’une nuit, à condition de ne pas laisser de marques et de ne pas pénétrer.

 Le film s’ouvre sur une scène de pénétration. Etudiante désargentée, Lucy (Emmy Browning) sert de cobaye à un laboratoire qui insère un tube dans son œsophage et y injecte un liquide non spécifié. Lucy est courageuse. Elle nettoie une salle de bistrot à la nuit tombante. Elle effectue des travaux administratifs dans un bureau. Elle trouve aussi le temps et l’énergie de racoler des hommes aisés et de leur monnayer ses charmes.

 Lucy a un joli petit corps d’une rare blancheur et un joli visage d’ange. Elle sait ce qu’elle veut, est experte dans l’art de draguer et sait se vendre. Lorsqu’une annonce lui fait rencontrer Clara (Rachael Blake), la tenancière d’une maison de plaisir haut de gamme, c’est le jackpot. Son baptême du feu est une soirée dans le style « Eyes Wide Shut », le dernier film de Stanley Kubrick. Dîner et apéritif sont servis par de jeunes femmes aguichantes et dévêtues. Lorsque Clara fait appel ensuite à ses services, c’est pour servir d’objet sexuel endormi aux caprices de messieurs à qui l’interdiction de pénétrer est purement formelle, tant leur grand âge les a rendus impuissants.

 Lucy semble résolue et forte. Mais sa vie à la maison avec sa mère alcoolique et son frère hostile est exempte d’affection. Elle rend fréquemment visite à un homme avec lequel un amour réciproque semble possible, mais c’est un abîme de drogue et d’incommunication qui s’élargit entre eux. Sa dernière nuit chez Madame Clara tourne au cauchemar : lorsqu’elle se réveille, le vieillard à ses côtés est mort, après avoir avalé un poison. La vie de Lucy, sans amour, s’est fracturée, irrémédiablement peut-être.

 Le film de Julia Leigh est profondément dérangeant.  Il navigue au bord du voyeurisme et de la violence, sans y succomber. Il est intentionnellement froid : tout est filmé avec distance, dans une lumière crue, sans musique. C’est surtout le désespoir de Lucy, à l’opposé de l’harmonie de son corps et de la force apparente de son tempérament, qui rend mal à l’aise. Sans nul doute, Julia Leigh a transmis l’émotion qu’elle recherchait.

 Affiche du film « Sleeping Beauty ».

Midnight in Paris

Le film de Woody Allen Midnight in Paris (Minuit à Paris) offre au spectateur un moment de poésie et d’enchantement.

 Gil (Owen Wilson), scénariste de séries télévisées à Hollywood, a deux projets dans sa vie : épouser Inez et écrire un livre sur sa période fétiche, les années vingt à Paris. Il apparait vite que ces deux projets sont incompatibles. Fille de partisans du Tea Party, Inez (Rachel McAdams) est aussi frivole qu’affriolante. Et la passion de Gil pour le Paris d’autrefois prend un tour inattendu lorsqu’il est invité à bord d’un taxi G7 de l’après (première) guerre.

 A bord du taxi, Ernest Hemingway lui-même, qui de fil en aiguille va le présenter à Scott Fitzgerald, Picasso, Dali (superbement joué par Adrien Brody), Buñuel… Gil nage dans le bonheur. Il tombe amoureux de la muse des cubistes, la jolie Adriana (Marion Cotillard). Le problème avec Adriana, c’est que, comme Gil, elle n’est pas à l’aise dans son temps. Elle ne rêve que d’une chose : émigrer dans la Belle Epoque, les années 1890, celles de Toulouse Lautrec, Gauguin et Degas.

 Adriana glisse des doigts de Gil. Mais le film a un happy end : Gil rencontre l’adorable Gabrielle (Léa Seydoux), une jolie française de 2010 qui tient une boutique de microsillons des années vingt.

 Midnight in Paris est un film drôle, tout en finesse, qui nous enveloppe de tendresse et de poésie.

 Photo du film « Midnight in Paris » : Owen Wilson et Marion Cotillard.

Les femmes du sixième étage

« Les femmes du sixième étage », film de Philippe Le Guay sorti sur les écrans français en février dernier, raconte une jolie et improbable histoire d’amour.

 Pour nous qui avons vécu à Madrid, voir de grandes actrices espagnoles comme Natalia Verbeke et Carmen Maura aux côtés de Fabrice Luchini et Sandrine Kiberlain est source de plaisir et de nostalgie. Ensemble, ils donnent au film de Philippe Le Guay énergie, humour et profondeur.

 Dans les années soixante, Jean-Louis Joubert (Fabrice Luchini) est l’héritier d’une charge d’agent de change, l’époux de Suzanne (Sandrine Kiberlain) et le père de deux garçons formatés par l’éducation des bons pères. Sa vie est grise ; celle de Suzanne, débordante de futilité.

 Suzanne recrute comme bonne Maria (Natalia Verbeke), une jeune espagnole fraîchement arrivée à Paris comme tant d’émigrants fuyant la misère et la dictature franquiste. Il se trouve que Maria habite une chambre minuscule au sixième étage du même immeuble. Les autres chambres sont aussi occupées par des espagnoles. La vie y est dure : il n’y a pas l’eau courante et les WC sont chroniquement bouchés.

 Peu à peu, Jean-Louis, « Monsieur », se fascine pour cet univers si différent, juste au-dessus de lui : un groupe de femmes qui souffrent pour elles-mêmes et les êtres chers restés au pays, qui se déchirent entre bigotisme et anticléricalisme, qui se prêtent main forte en cas de coup dur, qui partagent la paella, le vin de Malaga et le Flamenco. La fascination est d’autant plus forte qu’elle s’accompagne d’un désir de plus en plus fort pour Maria.

 Suzanne est incapable de comprendre ce qui est en train de changer en son mari. Son entourage de petites bourgeoises parle d’une nymphomane briseuse de mariages : ce personnage fantasmé a pour elle plus de réalité que la communauté de femmes qui vit à l’étage au-dessus ou que Maria elle-même, vraie fée du logis que son statut de domestique est censé déposséder de son corps de femme. Expulsé de l’appartement familial, Jean-Louis se réfugie dans l’une des chambres de bonne du sixième étage. Après la pension, après le service militaire, après le mariage, il savoure le bonheur d’avoir enfin une chambre pour lui tout seul !

 Le scénario du film est original, mais c’est le jeu des acteurs qui en fait la force : le masque gris de Jean-Louis se fissure peu à peu pour laisser doucement percer le sourire ; Maria passe de la surprise face à ce patron si peu conventionnel au rejet violent et à l’amour, au moins pour un soir.

 « Les femmes du sixième étage » est un bon film comique. Mais il est plus qu’un divertissement : il décrit la « transhumance » de Jean-Louis, de Maria et, au bout du compte, même de Suzanne, d’un état de non-vie à la découverte de la liberté.

 Photo du film « les femmes du sixième étage », Fabrice Luchini et Natalia Verbeke.

Et maintenant on va où ?

Le film de Nadine Labaki, « et maintenant on va où ? » est probablement le plus drôle et émouvant qu’il nous ait été donné de voir depuis des années.

 La salle 2 du multiplex UGC de Bruxelles est pleine, ce samedi soir, et il y a de l’ambiance. On parle français, néerlandais et arabe. Une publicité de Dexia, la banque franco-belge qui vient d’imploser, fait l’objet de quolibets. Le public rira à gorges déployées pendant le film et applaudira au générique final. 

Le cadre du film est un village du Proche Orient où les communautés musulmane et chrétienne coexistent harmonieusement, grâce à l’amitié de l’imam et du pope et malgré les provocations d’extrémistes qui aimeraient, ici comme ailleurs, mettre le feu aux poudres. Un jour, la mosquée est transformée en basse-cour ; un autre jour, le bénitier de l’église est rempli de sang. Le pire advient lorsque l’un des coursiers de l’épicerie du village est tué d’une balle perdue.

 Les femmes du village, musulmanes et chrétiennes, rivalisent d’ingéniosité pour empêcher les hommes de prendre les armes. Elles sabotent l’unique poste de télévision du village parce que le journal télévisé annonce des rixes religieuses dans un village voisin. Elles interceptent une troupe de danseuses du ventre pour faire perdre la tête à leurs maris. Elles enrichissent au haschich leurs boissons et leurs pâtisseries. Et, dernier coup fatal, elles changent de religion pour celle d’en face.

 Lorsque les hommes, suivis par tout le village, arrivent en procession au cimetière pour inhumer le jeune coursier abattu, ils trouvent d’un côté le carré musulman, de l’autre le carré chrétien. Désorientés, ils font demi tour et demandent aux femmes : « et maintenant, on va où ? »

 C’est un film formidable, où le spectateur balance sans arrêt des larmes de désespoir aux larmes de rire, une comédie absurde dont Charlie Chaplin n’aurait pas renié l’extravagance, un drame qui tourne parfois à la comédie musicale, un moment de bonheur interprété par des comédiens enthousiastes. Chapeau !

 Photo du film « et maintenant, où on va ? »