Et maintenant on va où ?

Le film de Nadine Labaki, « et maintenant on va où ? » est probablement le plus drôle et émouvant qu’il nous ait été donné de voir depuis des années.

 La salle 2 du multiplex UGC de Bruxelles est pleine, ce samedi soir, et il y a de l’ambiance. On parle français, néerlandais et arabe. Une publicité de Dexia, la banque franco-belge qui vient d’imploser, fait l’objet de quolibets. Le public rira à gorges déployées pendant le film et applaudira au générique final. 

Le cadre du film est un village du Proche Orient où les communautés musulmane et chrétienne coexistent harmonieusement, grâce à l’amitié de l’imam et du pope et malgré les provocations d’extrémistes qui aimeraient, ici comme ailleurs, mettre le feu aux poudres. Un jour, la mosquée est transformée en basse-cour ; un autre jour, le bénitier de l’église est rempli de sang. Le pire advient lorsque l’un des coursiers de l’épicerie du village est tué d’une balle perdue.

 Les femmes du village, musulmanes et chrétiennes, rivalisent d’ingéniosité pour empêcher les hommes de prendre les armes. Elles sabotent l’unique poste de télévision du village parce que le journal télévisé annonce des rixes religieuses dans un village voisin. Elles interceptent une troupe de danseuses du ventre pour faire perdre la tête à leurs maris. Elles enrichissent au haschich leurs boissons et leurs pâtisseries. Et, dernier coup fatal, elles changent de religion pour celle d’en face.

 Lorsque les hommes, suivis par tout le village, arrivent en procession au cimetière pour inhumer le jeune coursier abattu, ils trouvent d’un côté le carré musulman, de l’autre le carré chrétien. Désorientés, ils font demi tour et demandent aux femmes : « et maintenant, on va où ? »

 C’est un film formidable, où le spectateur balance sans arrêt des larmes de désespoir aux larmes de rire, une comédie absurde dont Charlie Chaplin n’aurait pas renié l’extravagance, un drame qui tourne parfois à la comédie musicale, un moment de bonheur interprété par des comédiens enthousiastes. Chapeau !

 Photo du film « et maintenant, où on va ? »

La clé de Sarah, le film

Le film « Sarah’s key », la Clé de Sarah, réalisé par Gilles Paquet-Brenner en 2009, est sorti cet été sur les écrans britanniques.

 En français, le nom du film est « elle s’appelait Sarah ». Il suit de près le roman de Tatiana de Rosnay, dont « transhumances » avait rendu compte le 19 septembre 2009. Il donne un visage lumineux, celui de Kristin Scott Thomas, à Julia, cette journaliste américaine enquêtant sur la rafle du Vel’ d’hiv qui, par son acharnement pour la vérité, va dévoiler des secrets profondément enfouis dans deux familles. Sa propre belle famille a prétendu oublier que, lorsqu’ils occupèrent en 1942 un appartement confisqué à une famille juive déportée, ils avaient trouvé  le cadavre en décomposition d’un petit garçon dans un placard. Le mari américain de Sarah, qui avait enfermé son petit frère dans le placard pour le protéger de la rafle, avait caché à sa propre famille que sa femme était juive et qu’elle s’était suicidée sous le poids de la culpabilité.

 Le film exprime bien la culpabilité écrasante des personnages, qui prétendent épargner leurs proches en gardant le silence mais empoisonnent ainsi leur vie sans s’en rendre compte. Dans le Vel d’Hiv, sous une chaleur étouffante, dans la puanteur et l’angoisse, le père de Sarah reproche à sa petite fille d’avoir condamné son petit frère à une mort atroce, et Sarah ne supporte pas que son père ait laissé filer l’occasion de faire libérer le petit garçon par une jeune femme qui avait tenté, et finalement réussi, une évasion impossible.

 Le roman était magnifique. Le film est au diapason.

 Photo : Kristin Scott Thomas dans « Sarah’s key ».  

Une séparation

Le film « Une séparation » du cinéaste iranien Asghar Farhadi, Ours d’Or au Festival du film de Berlin, connaît un succès inattendu en France : un million d’entrées, grâce à une presse unanime et au bouche à oreilles.

 Même si « l’axe du mal » du président George Bush faisait sourire en France, il en reste quelque chose dans nos mentalités. Nous pouvons avoir de l’Iran une image déformée, celle d’un gigantesque asile de fanatiques religieux menaçant la paix mondiale. Le film d’Asghar Farhadi n’esquive pas la difficulté de vivre dans ce pays : Simin demande le divorce car elle ne supporte pas que son mari ne saisisse pas la chance de partir à l’étranger. Il affronte aussi la question de l’influence de la religion : Razieh ne se résout à laver le vieux monsieur dont elle a la garde que lorsqu’au téléphone un imam lui garantit que, dans cette situation d’urgence, elle ne commet pas un péché. Les femmes portent le voile, avec élégance mais en toutes circonstances. Causer une fausse couche est assimilé à un infanticide, et la prison pour dettes existe comme du temps de Dickens en Angleterre.

 Mais la première révélation du film, c’est que nous nous sentons proches des personnages. Nader et Simin sont un couple moderne, vivent dans un appartement confortable, possèdent deux voitures récentes, sont attentionnés pour leur fille Termeh et soucieux de son éducation, vivent au jour le jour le calvaire du naufrage du père de Nader dans la maladie d’Alzheimer. Hodjat et Razieh sont d’une classe sociale pauvre, et rencontrent des difficultés bien connues en France : les crédits à rembourser, le chômage, les longs trajets en autobus pour un maigre salaire.

 Nader et Simin sont faits pour vivre ensemble : jeunes, beaux, intelligents, exigeants sur le respect des valeurs. Le problème est que leurs valeurs peuvent diverger. Nader place au premier rang la fidélité a son père sénile ; Simin, sa liberté de femme. Simin part vivre chez ses parents. Nader reste chez lui, avec à charge son père et sa fille adolescente. Il recrute une aide à domicile, Nazieh. Lorsqu’il trouve son père attaché à son lit à moitié asphyxié, il expulse celle-ci de chez lui manu-militari. Elle tombe dans l’escalier. Elle fait une fausse couche. Hodjat, le mari de Nazieh accuse Nader d’avoir provoque la mort du bébé. Nader savait-il que Razieh était enceinte ? Quelle urgence avait poussé Razieh à laisser le père de Nader seul et à l’attacher par précaution ? Est-ce la chute dans l’escalier qui a provoqué la fausse-couche ?

 Nader et Simin se trouvent pris dans un dilemme : payer à Hodjat une somme qui le convaincra de se désister de sa plainte ou résister au chantage de cet homme qui, chaque jour, se poste à la sortie de l’école de leur fille comme une vivante menace ? De son côté, Razieh est sommée de jurer sur le Coran que la fausse couche a été provoquée par la violence de son ancien patron ; mais si elle parjure, sa mauvaise action peut entrainer le malheur pour sa propre fille.

 Nader et Simin sont faits pour vivre ensemble, et leur première séparation n’était pas faite pour durer. Mais dans l’épreuve, ils réagissent si différemment que le gouffre spirituel qui s’est créé entre eux est devenu insurmontable. Le réalisateur Asghar Farhadi a confié le rôle de Termeh à sa fille. L’adolescente tient probablement le rôle central, polarisant et cristallisant les tensions. Dans la dernière scène du film, le juge du divorce de ses parents lui demande si elle a choisi avec qui elle voulait vivre. « Oui, j’ai choisi », répond-elle. Dans le désastre familial, elle s’affirme comme une jeune femme libre.

 Ce qui fait la beauté de ce film, c’est l’humanité des personnages, leur volonté de tout faire pour le bien de ceux qu’ils aiment, leur respect pour autrui, leurs doutes. Le jeu des acteurs exprime de façon magnifique les convictions qui les mènent à l’impasse, leur force et leur fragilité.

 Le succès du film en France souligne la force de la culture et de l’industrie cinématographique dans notre pays. En Grande Bretagne, « une séparation » a été retiré de l’affiche après quelques semaines d’exploitation et 70.000 spectateurs. L’engouement du public français pour ce film iranien de deux heures en langue originale sous-titrée a quelque chose d’unique et d’admirable.

 Photos du film « une séparation »

Post Mortem

« Post Mortem », film de Pablo Lorrain, se déroule à Santiago du Chili lors du coup d’Etat militaire de Pinochet en 1973. Il est actuellement projeté sur les écrans londoniens.

 Mario est un petit fonctionnaire dans une morgue de Santiago. Son travail consiste à transcrire les rapports d’autopsie que lui dicte le médecin. Il a une cinquantaine d’années et sa vie est désespérément vide. Il n’a qu’une idée fixe, séduire sa voisine d’en face, Nancy, une danseuse. Nancy est en pleine crise existentielle : elle est menacée de perdre son emploi dans le cabaret où elle se produit ; son père, son frère et son amant sont engagés dans la lutte politique et elle ne les comprend pas. Elle flirte avec Mario, fait l’amour avec lui, mais c’est pour tromper son désespoir.

 La vie de Mario elle-même est chamboulée. Soudain, l’hôpital est envahi de charrettes entières de cadavres, le personnel est mis sous commandement militaire, il faut bâcler les autopsies, attribuer à la hâte des numéros aux tués. L’armée saccage la maison de Nancy, qui se réfugie dans un trou à rats avec son amant. Dans une scène finale interminable, Mario empile un capharnaüm de meubles devant la porte du refuge : est-ce pour mieux le camoufler ? Est-ce pour enterrer vivant les amants ? Est-ce simplement un geste symbolique pour enfouir une vie devenue insupportable ?

 Dans le rôle de Mario, Alfredo Castro interprète un personnage insignifiant, inexpressif, pas « aimable ». Les couleurs sont fades, tirant souvent sur le marron et le gris ; la chair des vivants et des morts est grise et flasque. L’action tire en longueur. Les critiques sont partagés. Certains voient dans le film un monument d’esthétique abstraite, sordide et ennuyeuse. D’autres, dont je suis, y voient la mise en scène du caractère glauque d’une dictature fondée sur l’adhésion indifférente de personnages minables. La poésie qui se déprend du film est d’une tristesse sans espoir, mais c’est de la poésie.

 Mario est appelé à transcrire le rapport d’autopsie du président Salvador Allende, devant une brochette de galonnés. Mais il n’a pas l’habitude de la machine à écrire électrique que l’armée met à sa disposition. La machine s’emballe et il s’avoue vaincu. La grande histoire a frappé à sa porte et il a manqué le rendez-vous.

 Photo du film « Post Mortem »