Mémorial du Couvent

 

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Je rends compte ici du livre probablement le plus connu de José Saramago, l’écrivain portugais mort la semaine dernière : Memorial do Covento, écrit en 1982.

Ce livre est l’histoire d’un couvent – palais construit à Mafra, à 40 km de Lisbonne par le Roi Jean V pour rivaliser avec l’Escorial et pour honorer le vœu qu’il avait fait de le bâtir s’il obtenait une descendance. Le Couvent, inachevé, est inauguré en grande pompe le dimanche 22 octobre 1730, jour anniversaire de Sa Majesté.

C’est l’histoire de dizaines de milliers d’hommes d’abord attirés par un emploi stable sur le chantier et ensuite recrutés de force et enchaînés lorsque le travail volontaire ne satisfit plus aux nécessités d’un projet devenu pharaonique (300 moines !). Ils vivent parqués dans des baraquements en bois désignés d’un joli nom : l’Ile de Madère. Certains paient de leur vie la folie qui consiste à déplacer sur plusieurs dizaines de kilomètres une pierre de 30 tonnes, et chaque jour est un enfer pire que le précédent.

C’est l’histoire de la famille royale, dont les déplacements sont suivis par une nuée de mendiants à qui l’on lance une pluie de monnaies frappées grâce à l’or du Brésil. Le voyage jusqu’à la frontière de l’Espagne pour sceller des alliances matrimoniales, retardé par des journées et des nuits de pluie, de boue et d’enlisement, est mémorable.

C’est l’histoire du Saint-Office, qui convoque des Actes de Foi, réjouissances populaires au cours desquelles des mal-pensants et des malfaisants sont exhibés aux quolibets de la foule avant d’être fouettés ou brûlés.

C’est l’histoire de Bartolomeo Lourenço de Gusmaõ, prêtre que sa réflexion sur le monothéisme mène aux confins du judaïsme et que la terreur du Saint Office va rendre fou. Il conçoit et réalise une machine volante plus lourde que l’air, mue par des volontés humaines soustraites à leurs propriétaires au moment de leur dernier souffle et conservées dans des sphères d’acier aimantées.

C’est l’histoire de Domenico Scarlatti, compositeur et claveciniste italien à la Cour du Portugal. Les Portugais l’appellent Escarlata. Sa musique rendra la vie à Blimunda, la voyante qui procure à Bartolomeu les volontés qui s’échappent de moribonds malades de la peste et qui lui sont nécessaires pour faire voler l’engin.

C’est l’histoire de Baltasar Matteus Sietesoles, agriculteur envoyé à la guerre et amputé d’une main à la bataille de Jerez de los Cabelleros, avant que les Princes de Portugal et d’Espagne se réconcilient. Né à Mafra, il travaille sur le chantier comme manœuvre, puis comme muletier. Ses camarades s’appellent Francisco Marques, José Pequeno, Joaquim da Rocha, Manuel Milho, João Anes,  Julián Maltiempo. Ils se racontent leurs destins de misère et de familles séparées.

C’est l’histoire de l’amour tendre de Blimunda et de Baltasar, Sietelunes et Sietesoles, amour né de l’Acte de Foi sur la place du Rossio à Lisbonne au cours duquel la mère de Blimunda est flagellée et envoyée en exil en Angola. Blimunda et Baltasar construisent et pilotent la machine volante. Baltasar se volatilise dans le ciel et Blimunda, pendant 9 ans, parcourt le Portugal en tous sens à sa recherche.

Photo Wikipedia : Monastère de Mafra.

José Saramago : les intermittences de la mort

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L’écrivain portugais José Saramago vient de décéder sur l’île de Lanzarote où il s’était retiré. Son livre « As Intermitências da Morte » (Caminho, 2005) se sert de la mort comme prétexte pour une fable sociale jubilatoire.

La Mort a décidé de s’amuser. Un Jour de l’An, les habitants de ce pays de dix millions d’âmes découvrent qu’on n’y meurt plus. Malgré l’allégresse populaire que provoque ce prodige, l’Eglise Catholique y voit une menace : sans mort, il n’y a pas de résurrection et sans résurrection il n’y a pas d’Eglise. La grève de la mort n’empêche pas les gens de vieillir, de subir des accidents ou de tomber malades. Les hôpitaux et les foyers du troisième âge sont submergés par le flux entrant non compensé par le flux sortant. Les entreprises de pompes funèbres, menacées de faillite, demandent des aides publiques. Les compagnies d’assurance-vie, frustrées du fait générateur de sinistre, craignent la banqueroute. Elles modifient leurs contrats pour fixer à quatre-vingts ans l’âge de mort obligatoire, évidemment au sens figuré du terme, ainsi que l’indique, avec un sourire indulgent, le président de la fédération des assurances. Une fois virtuellement morts, les assurés auront le choix entre toucher leur capital et renouveler leur contrat pour une période égale de quatre-vingts ans. Le Gouvernement négocie avec la « maphia » l’exportation des personnes en situation de mort suspendue vers les pays voisins, où l’on meurt en toute normalité.

Sept mois plus tard, la Mort fait annoncer par le directeur de la télévision que les gens recommenceront à mourir normalement à minuit le même jour. Le Gouvernement  doit gérer le nouveau chaos provoqué par la mort simultanée de dizaines de milliers d’agonisants en sursis.

La Mort continue à s’amuser. Elle envoie par la poste des avis de couleur violette par lesquels elle signifie à ses victimes qu’il ne leur reste plus que dix jours à vivre et les incite à profiter de ce délai de rigueur pour se mettre en règle.

Curieusement, l’avis de mort destiné à un violoncelliste revient à la Mort. Celle-ci se transforme en femme pour lui remettre la lettre fatidique en mains propres, mais en l’écoutant jouer la suite numéro six de Bach, l’être glacial se fait femme amoureuse. Elle allume une simple allumette et cette humble allumette de tous les jours fait brûler la lettre de la mort, celle que seule la Mort pouvait détruire. Le jour suivant, personne ne meurt.

Photo du quotidien portugais Público : José Saramago en 2008

Les lignes tordues de Dieu

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Dans son roman « Los renglones torcidos de Dios (Booket, 1979),  Torcuato Luca de Tena nous emmène aux frontières de la santé mentale et de la folie.

Les « lignes tordues de Dieu » sont les malades mentaux qui peuplent les asiles psychiatriques, paranoïaques, schizophrènes, phobiques, débiles profonds. Directeur du journal conservateur ABC, romancier, Torcuato Luca de Tena (1923 – 1999) s’est pris de passion pour ce dérèglement de l’harmonie de la Création, pour l’enfermement thérapeutique, pour le travail passionnant mais souvent ingrat des médecins et infirmiers qui tentent de redresser les lignes. Pour écrire ce roman, il se fit hospitaliser dix-huit jours dans un hôpital, sous un faux nom et avec un faux diagnostic. Le roman se déroule dans une ancienne Chartreuse de la région de Zamora transformée en Hôpital Psychiatrique, Notre Dame de la Fuentecilla, qui soigne 800 patients.

Le personnage central du roman, Alice Gould, est une jeune femme d’une quarantaine d’années, d’allure bourgeoise, cultivée, intelligente, ceinture bleue de judo. Elle se dit détective. Elle prétend avoir manipulé son enfermement administratif et simulé une paranoïa pour identifier le coupable d’un meurtre parmi les internés.

Alice s’affronte au Directeur de l’hôpital, Samuel Alvar. Partisan de l’anti-psychiatrie, d’origine modeste, il est convaincu de la véracité et de la dangerosité de la paranoïa d’Alice. Il hait cette femme hautaine qui critique ses méthodes, s’est gagné la confiance du corps médical et fomente la révolte dans l’institution. De son côté, Alice s’estime trahie par Alvar, qui aurait favorisé son entrée pour qu’elle puisse mener l’enquête. Alvar châtie Alice en l’internant dans la « cage aux lions » avec les débiles profonds et les malades dangereux, provoquant ainsi un rejet unanime contre lui.

Alice se prend d’amitié pour un Iñaqui Urqueita, un Basque entré volontairement pour guérir d’une phobie de l’eau. C’est un homme fin et intelligent, qui introduit son amie dans son nouveau monde.  Il guérira le jour où, poussé dans la piscine par des co-internés, lui reviendra en mémoire la mort d’un  camarade de classe mort dans une piscine lorsqu’il avait cinq ans. En revanche, il n’obtiendra pas d’Alice ce qu’il désirait plus que tout : l’épouser.

A la Fuentecilla se trouve un ange, une jeune catalane nommée Monserrat Castell. Psychologue, assistante sociale, monitrice de gymnastique, Montserrat se dévoue inlassablement au service des malades qu’Alice surnomme « la Cariatide de soi-même », le « Caballero Pleureur », la « Fille Oscillante », « l’Homme Eléphant », « le Gnome », « le Jardinier », « l’Auteur de la Théorie des Neuf Univers », « la Grande Duchesse de Pitimini », « la petite Chatte Lesbienne », « la Femme Cyclope », et les autres. Elle protège Alice et lui évite les tourments des traitements à l’insuline ou à l’électrochoc auxquels le Directeur voudrait la soumettre. Montserrat a décidé de se faire Carmélite. Alice se fait peu à peu à l’idée folle de faire sa vie dans l’hôpital, et de substituer Montserrat dans son rôle de « maman » des malades, jouissant ainsi qu’une maternité qu’elle n’a pu atteindre par le mariage.

Alice vit une relation forte avec César Arellano, le Chef des Services Cliniques de l’hôpital. Convaincu de la santé d’Alice et de l’injustice de son enfermement, César finira par changer d’opinion, mais la déclarera cependant saine d’esprit. Entre la détective désormais attachée à l’hôpital par un lien puissant et le médecin veuf qui a construit ici sa vie, une histoire partagée va peut-être commencer.

Illustration : œuvre de Salvador Dali 1944

Essai sur la lucidité

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En contrepoint de l’essai sur la cécité, José Saramago publia en 2004 l’essai sur la lucidité, Ensaio sobre a Lucidez, qui offre une acerbe réflexion sur nos démocraties électives. Cette note de lecture date de 2004. 

Résumé de l’épisode précédent (Essai sur la cécité) : tous les habitants d’une ville sont frappés d’une brutale épidémie de cécité blanche. Les premiers atteints sont reclus dans un ancien asile isolé par l’armée. La femme du médecin ophtalmologiste qui les a traités est mystérieusement préservée du mal. Elle les aide à survivre dans cet enfer qu’est devenu l’asile, tue le chef de bande qui s’était assuré le monopole de la distribution des vivres et permet à la petite troupe de s’enfuir.

Quatre ans plus tard, aux yeux des Autorités, la population est de nouveau en proie à une forme de cécité blanche. 83% des électeurs de la capitale ont décidé de voter blanc, laissant le Parti De Droite, le Parti Du Centre et le Parti De Gauche sans légitimité. Face à cette insurrection légale mais à ses yeux illégitime, le Gouvernement ne tarde pas à prendre des mesures. Il décrète l’état de siège, mais le blocus de leur ville ne fait pas plier ceux qu’il stigmatise de « blancheux ». Il décide d’évacuer la cité et d’en faire, en l’absence de police, la proie de l’anarchie. Même la bombe qu’il fait placer dans le métro ne les ramène pas dans le droit chemin. Il décide de refouler aux frontières de la ville les « votants » et annonce le pillage de leurs maisons par les insurgés, mais les « blancheux » leur offrent aide et compassion.

Les initiatives du Gouvernement, décidées au sein de Conseils des Ministres houleux où s’expriment les conflits de pouvoir, ont des résultats désastreux et l’exposent au ridicule. L’évacuation de la ville a lieu à trois heures du matin avec un grand déploiement de force. Celui-ci s’avère inutile : la ville est déserte, et les citoyens ont bordé de luminaires les artères  qui mènent aux sorties de la ville. Le Président de la République fait larguer d’hélicoptère un appel à la raison, mais la pluie contrarie ce largage patriotique.

Il faut trouver un bouc émissaire. A la suite d’une dénonciation, le Ministre de l’Intérieur livre à la vindicte publique et fait assassiner la femme du médecin, coupable de n’avoir pas été aveuglée lors de l’épidémie de cécité blanche, et donc coupable naturelle pour l’épidémie de vote blanc. La morale de la fable semble être que la raison du plus fort est toujours la meilleure.

L’espérance existe pourtant. Elle prend le visage du Maire de la capitale, témoin direct de l’attentat du métro et sans aucun doute sur son auteur, qui se mêle à la masse anonyme des centaines de milliers de « blancheux » venus manifester en silence leur indignation et leur détermination. Elle prend aussi les traits du commissaire de police venu secrètement enquêter sur la femme du médecin et qui, loin d’identifier le coupable recherché, découvre une personne exceptionnelle. Lui aussi sera assassiné, mais aura livré aux journaux son témoignage qui, photocopié à des milliers d’exemplaires, permettra à la vérité de se frayer un chemin.

Essai sur la Lucidité est un livre dérangeant, parce que l’exercice du droit de vote reste l’un des attributs de la démocratie. Les longues files de votants en Afrique du Sud ou, plus récemment au Venezuela, attestent de ce qu’il s’agit d’un droit fondamental. L’apologie du vote en blanc est provocatrice. Il faut reconnaître toutefois que l’élection de George Bush décidée par la Cour Suprême, les dénis de justice à Guantanamo et Abou Ghraib, les mensonges d’Etat sur les armes de destruction massive ou l’attribution à ETA du massacre du 11 mars à Madrid nous incitent à une réflexion de fond sur l’avenir de la démocratie.

José Saramago nous raconte une magnifique histoire. Il le fait avec une précision clinique dans l’analyse des mécanismes de pouvoir et de décision, et décrit l’épidémie blanche avec un parfait humour noir.

Photo du film Blindness de Fernando Meirelles, 2008