Mandela, combattant de la liberté

   

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A l’occasion de la sortie au Royaume Uni du film Invictus, je propose une lecture de l’autobiographie de Nelson Mandela,  Une longue marche vers la liberté (Long walk to freedom, Nelson Rolihlahla Mandela, Back Bay Books, Little, Brown and Company, 1994, 1995).

La volumineuse autobiographie de Nelson Mandela (plus de six cents pages) couvre la période qui va de sa naissance dans le Transkei le 18 juillet 1918 à son accession à la Présidence du premier gouvernement multiracial d’Afrique du Sud à Johannesburg le 10 mai 1994. Elle nous parle de la lutte d’un peuple pour la dignité : sous le régime de l’apartheid, un blanc pouvait réquisitionner n’importe quel passant noir dans la rue et lui faire porter un colis ; le régime des prisons prévoyait le port du short par les noirs, au prétexte qu’ils étaient des « boys ». Pendant des dizaines d’années, la répression s’intensifia avec la montée de la résistance, mais Mandela et ses camarades ne se rendirent jamais.

Chemins nouveaux

Ce qui frappe d’abord chez cet homme, c’est sa capacité à rompre avec le passé et à emprunter des chemins nouveaux sans regarder en arrière. Jeune homme, il s’enfuit à Johannesburg pour échapper au mariage arrangé par son père adoptif, le régent du royaume de Thembu : ni la précarité ni la faim ne le persuadent de revenir à la vie tranquille de notable à la cour.

Acquitté le 29 mars 1961 au terme d’un procès pour haute trahison qui avait duré trois ans, il est convaincu que l’Etat va frapper de nouveau et plus fort, et il plonge dans la clandestinité. Peu après, il crée Umkhonto we Sizwe, la branche armée de l’African National Congress (ANC).

Arrêté en 1963, il est de nouveau aux prises avec la Justice et menacé de la peine de mort par pendaison. Ses co-accusés et lui ne contestent qu’une partie des charges qui pèsent sur eux et annoncent qu’ils ne feront pas appel. Confrontés à une défense habile et au risque de faire des martyrs, les juges les condamnent à la réclusion à perpétuité et les envoient au bagne de Robben Island. Nelson Mandela y restera jusqu’en 1982 et ne sera libéré de prison qu’en février 1990.

En 1985, séparé de ses compagnons dans la prison de Pollsmoor, il estime que le temps de la négociation est venu, et sans en référer aux structures de l’ANC,  il propose au ministre de la justice Kobie Coetsee des « pourparlers sur les pourparlers ». Il lance ainsi une dynamique qui s’imposera à ses ennemis et à ses propres camarades et débouchera sur les élections libres de 1993.

Un juriste

Dans la clandestinité et au bagne, soumis à des conditions extrêmes, séparé des siens, il ne se décourage pas. Chaque matin, il s’impose un entraînement de boxeur. Il obtient de l’administration pénitentiaire de cultiver un jardin. Il lutte pied à pied pour faire respecter les droits, fussent-ils minimes, que le système reconnait aux reclus. Car Mandela est un juriste. Lorsqu’il commence sa carrière d’avocat, l’Afrique du Sud est un Etat du Commonwealth placé sous la couronne d’Angleterre. Il prend appui sur les lois et ce qui reste de l’indépendance de la justice. L’état de droit peut reculer d’état d’exception en état d’exception, il reste toujours des textes et des procédures auxquelles s’accrocher pour le combat. En prison, le règlement peut être d’une cruelle sévérité (une lettre tous les six mois…), il reste qu’il constitue un cadre que, face à Mandela, l’administration ne peut bafouer impunément.

Un homme libre

«Je ne suis pas né avec la faim d’être libre. Je suis né libre – libre de toutes les manières que je pouvais connaître. Libre de courir dans les champs près de la hutte de ma mère, libre de nager dans le ruisseau clair qui traversait mon village, libre de faire rôtir des maïs sous les étoiles et de monter des bœufs lents et puissants. Dans la mesure où j’obéissais à mon père et respectais les coutumes de ma tribu, je n’étais pas troublé par les lois de l’homme ou de Dieu.

C’est seulement lorsque j’ai commencé à apprendre que la liberté de mon enfance était une illusion et lorsque, jeune homme, j’ai découvert que la liberté m’avait toujours été enlevée, que j’ai commencé à avoir faim d’elle. Au début, en tant qu’étudiant, je voulais la liberté seulement pour moi, la liberté passagère d’être capable de rester dehors la nuit, de lire ce qui me plaisait et d’aller où je choisissais d’aller. Plus tard, homme jeune à Johannesburg, j’aspirai aux libertés fondamentales et honorables d’aller au bout de mon potentiel, de gagner ma vie, de me marier et d’avoir une famille – la liberté de ne pas être entravé par une vie enserrée par la loi.

Mais je vis alors peu à peu que non seulement je n’étais pas libre, mais que mes frères et sœurs n’étaient pas libres. Je vis que ce n’était pas seulement ma liberté qui était tronquée, mais la liberté de quiconque me ressemblait. C’est alors que j’ai joint le Congrès National Africain, et c’est alors que la faim de ma propre liberté devint la plus grande faim de la liberté de mon peuple. Ce fut ce désir de la liberté de mon peuple à vivre sa vie avec dignité et respect de soi qui anima ma vie, qui transforma un jeune homme effrayé en un audacieux, qui conduisit un avocat respectueux de la loi à devenir un criminel, qui transforma un mari amoureux de sa famille en un home sans toit, qui obligea un homme amoureux de la vie à vivre comme un moine. Je ne suis pas plus vertueux et n’ai pas plus l’esprit de sacrifice que mon voisin, mais j’ai découvert que je ne pouvais même pas jouir des pauvres libertés restreintes qui m’étaient consenties alors que je savais que mon peuple n’était pas libre. La liberté est indivisible ; les chaînes de n’importe quelle personne de mon peuple étaient les chaînes de tous, les chaînes de tout mon peuple étaient les miennes propres. »

Nelson Rolihlahla Mandela : freedom fighter, un combattant de la liberté.

(Photo : Mandela devenu président de l’Afrique du Sud visitant sa cellule à Robben Island)

Saison des pluies

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Dans Saison des pluies, Estação das chuvas (Edições Dom Quixote, 1996), José Eduardo Agualusa livre un passionnant témoignage sur des épisodes de la guerre civile qui a ensanglanté l’Angola pendant 27 ans jusqu’en avril 2002.

Le livre se présente comme la biographie romancée de Lídia do Carmo Ferreira, née en 1928 et disparue en 1992 lors d’une recrudescence de la guerre civile dans son pays, l’Angola. Militante, poétesse, professeur de littérature, Lídia alterna des périodes d’exil au Portugal, en Allemagne et au Brésil avec des retours plus ou moins longs au pays.

Il culmine en 1977, lorsque le régime du MPLA décide de se débarrasser des « fractionnistes ». Lídia se trouve enfermée à la prison São Paulo de Luanda en même temps qu’Agualusa et des militants, le plus souvent très jeunes, partageant la même cellule après avoir milité dans des camps parfois opposés. Le chef de cellule était « Zorro », dont l’auteur dit en 1975 : « dans les derniers 12 mois, il avait vécu plus que dans les 12 années précédentes : il était parti en exil, avait connu la femme de sa vie, était revenu d’exil, s’était impliqué dans la lutte politique, avait perdu la femme de  sa vie et avait fait la guerre ».

Il y a là Ángel, un mercenaire cubain engagé au service de l’UNITA contre l’armée de Castro engagée en Angola pour soutenir le MPLA. Tombé dans une embuscade, il prit l’identité d’un soldat cubain mort au combat et parvint à sauver sa peau. Il y a Santiago, élevé depuis l’âge de huit dans le bordel luandais « Luar das Rosas », devenu chanteur, puis commissaire politique. Santiago est affreusement torturé. Ramené dans la cellule, il dit à José Eduardo : « tu as peur, n’est-ce pas ? Ils m’ont dit que je ressemble à un fantôme sans visage. » Mais, écrit ce dernier, « je ne savais même pas à quoi il ressemblait. Ils lui avaient arraché les yeux, le nez et les oreilles ».  Il y a Francisco Borja Neves, un blanc passé à la révolution qui, quelque temps plus tôt, disait : « même la prison est une peine légère pour certaines personnes. La révolution exige la fermeté, il est nécessaire de fusiller pour éduquer ». On trouve ici l’écho des Brigades Rouges italiennes : « en frapper un pour en éduquer cent ».

Et il y a Lay, la jeune amante de José Eduardo. De retour d’un interrogatoire, « j’entendis crier mon nom. Je me retournai. Lay riait pour moi. Je vis ses dents briller entre les gencives. Elle recommença à crier : « lilas ! ». C’était notre code des couleurs. Jaune : situation difficile, danger, urgence. Bleu : ne dis rien, reste en silence. Noir : vas-t-en tout de suite ! Marron : il n’y a rien à voir. Lilas : splendide, tout va bien ! Nous avions appris cette sottise dans un quelconque manuel de lutte clandestine, mais cela ne nous avait jamais servi. » Lay, pourtant, l’avait adapté avec succès aux jeux de l’amour ».

José Eduardo ne reverra pas Lay. Il se rappellera les interminables réunions politiques, avant la prison et avant la torture, lorsqu’ils n’avaient qu’une hâte : se retrouver dans le grand lit de Lay. « Lay montait au dessus de matelas et tirait la moustiquaire(…) Je la voyais à genoux dans le lit, tirant sa chemise par-dessus de sa tête, le corps dressé. Et ensuite, me regardant à travers le filet. Nous mettions une cassette dans le magnétophone : « le pouvoir populaire / est le cœur de cette confusion ». C’était un boléro triste et mélancolique. « Les laquais de l’impérialisme prétendent en finir avec nous ». Lay m’attirait par la nuque avec ses doigts froids. Santaca chantait avec une voix magique « en avant, peuple angolais / soyez bien vigilants, ne vous laissez pas trahir ». J’embrassai son cou interminable, j’embrassai ses seins altiers. « Soyez vigilants car la lutte continue / l’avant-garde du peuple et le MLA ». Lay, les dents me mordant la poitrine. « Le MPLA est le peuple / le peuple est le MPLA »> Ma bouche dans sa bouche. Lay : « tu embrasses comme un gosse. » Je sentais sa bouche chaude, son ventre nocturne. « Les forces armées du peuple angolais / doivent être bien vigilantes ». Lay, anxieuse : « viens ! », ses ongles fichés dans mes côtes. Et Santaca qui chantait : « il faut continuer le travail politique et la promptitude combative et la grande défense de nos conquêtes. »

Photo de Morten Taravik, « Miss Landmine »,  prise dans le cadre d’un concours de beauté de femmes victimes des mines antipersonnel pendant la guerre civile, organisé en 2008 pour sensibiliser contre ces armements. Cité par http://ladyblogue.typepad.fr.

Hiver à Madrid

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Je propose aujourd’hui une lecture de « Hiver à Madrid », Winter in Madrid de C.J. Samson (Pan Books 2006).

Bernie Pipper, Sandy Forsyth et Harry Brett avaient été ensemble élèves en 1925 dans une « public school » anglaise,  Rookwood. Harry, laissé orphelin par la première grande guerre, adorait l’école. Bernie, d’origine prolétarienne, était boursier et s’y sentait marginalisé. Sandy, fils d’évêque rejeté par son père, en avait été exclu : il s’était juré de tracer à tout prix son propre destin, au mépris de l’hypocrisie ambiante.

En 1940, les trois hommes ont partie liée avec l’Espagne. Bernie a disparu au combat dans les rangs des brigades internationales pendant la bataille de la vallée du Jarama trois années auparavant. Sandy est un homme d’affaires prospère, engagé à Madrid dans un projet de prospection aurifère qui intéresse au plus haut point le nouveau régime. Il vit avec une infirmière anglaise de la Croix Rouge, Barbara Clare, qui avait eu avec Bernie une relation passionnée en 1937. Démobilisé après avoir été blessé dans la retraite de Dunkerque, Harry est envoyé à Madrid avec la couverture de traducteur de l’Ambassade britannique afin d’espionner les affaires de Sandy.

La vie à Madrid en ce glacial hiver 1940 est éprouvante. Samson emprunte à La Ruche, le chef d’œuvre de Camilo José Cela, l’ambiance de l’poque. A la faim et au froid s’ajoutent pour les partisans de la République l’humiliation de la défaite, la crainte des indicateurs de police qui s’infiltrent partout, la rage de voir les enfants de « mal-pensants » enlevés « pour le salut de leur âme » dans d’atroces orphelinats, la peur de marcher main dans la main dans la rue quand on n’est pas mari et femme. Dans les camps de travaux forcés, les Républicains meurent d’épuisement et de faim et les prêtres tentent de leur extorquer la conversion avant leur dernier souffle. Libéraux et Communistes ne se parlent pas.

Le contexte politique est instable. Encouragé par les Phalangistes, Franco est tenté de se ranger dans la guerre aux côtés d’Hitler afin de récupérer Gibraltar et le Maroc. L’Angleterre, maîtresse des mers, le tient à la gorge en laissant entrer l’approvisionnement au compte-gouttes et s’appuie sur les Monarchistes, qu’elle corrompt et manipule. La mission d’Harry s’inscrit dans ce contexte : il s’agit de savoir si le régime disposera de l’or qui lui permettrait de desserrer l’étreinte.

Harry ment à Sandy en se faisant passer pour un ami naïf et désintéressé. Barbara cache à Sandy l’opération dans laquelle elle est  lancée pour faire évader Bernie du camp où il est prisonnier, près de Cuenca. Harry cache à l’Ambassade son histoire avec Sonia, une jeune espagnole républicaine farouche et aimante. Qui manipule qui ? Qui tire les ficelles ?

Le livre de C. J. Sansom est sombre, non seulement par la description clinique qu’il fait d’un régime et d’une époque sans pitié, mais aussi parce que ce sont finalement les cyniques qui survivent, l’homme d’affaires véreux Sandy Forsyth et l’Ambassadeur égocentrique Hoare. Les doux, comme le Père Eduardo, aumônier du camp de Cuenca torturé par sa conscience, ou comme Harry lui-même, inconsolable de la mort de Sonia, sont des perdants. Seule Barbara, femme courageuse et indépendante, avance dans la vie, mais esseulée. On ferme donc le livre frustré de « happy end », mais avec dans le cœur un récit poignant et un témoignage lucide sur une Espagne dominée par des factions butées et intégristes qui n’ont peut-être pas tout à fait disparu du paysage politique espagnol.

(Photo Museo Reina Sofia, Madrid : Guernica, de Picasso)

Train de nuit pour Lisbonne

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Je propose aujourd’hui une lecture dur roman de Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne (Nachtzug nach Lissabon, btb 2004).

Lorsque Raimund Gregorius, professeur de lettres anciennes aux allures de rat de bibliothèque désespérément myope, se rend comme d’habitude au lycée où il enseigne à Berne,  il ne se rend pas compte que sa vie va définitivement basculer en un instant. Il empêche une jeune femme désespérée de se jeter à la rivière. Lorsqu’il lui demande sa langue maternelle, elle répond « português », et c’est un enchantement. « Le o prononcé étonnamment comme ou, la légèreté, un ton au-dessus, étrangement contrainte, du ê et le doux ch à la fin du mot s’assemblaient dans une mélodie qui semblait beaucoup plus longue qu’elle n’était en réalité, et cela, il aurait pu l’écouter tout au long de la journée. »

« Mundus », l’irremplaçable et irrémédiablement prévisible pilier du lycée, s’enfuit de Berne par le train de nuit pour Lisbonne. Il part sur les traces de l’auteur d’un livre découvert chez un bouquiniste dans les premières heures de son échappée : Amadeu Inácio de Almeida Prado, um ourives das palavras, un orfèvre des mots, publié à Lisbonne en 1975. A cinquante sept ans passés, il cherche à savoir qui il est vraiment, à imaginer ce qu’aurait été son destin s’il avait accepté le poste de précepteur qu’on lui proposait à Ispahan au sortir de ses études. Assailli de vertiges, il craint une tumeur au cerveau et se prépare à un bilan neurologique décisif. Amadeu de son côté se savait atteint d’anévrisme et portait dans son cerveau une bombe à retardement qui le tua en 1973.

Précocement doté d’une intelligence brillante, médecin de profession, Amadeu écrivit au scalpel la chronique de ses expériences existentielles, à la recherche de sa vérité intime. Fils d’un père juge au corps torturé par une infirmité et d’une mère qui faisait porter sur lui le poids de son ambition,  il chercha sa voie dans un Portugal salazariste qui broyait ses opposants.

Gregorius se met tel un détective de l’âme sur la piste d’Amadeu. Il rencontre Adriana, sa sœur, qui a arrêté le temps à l’heure de sa mort et ne vit plus que dans l’exclusive possession de son souvenir. Mélodie, la petite sœur au pas léger qui semble ne pas toucher terre. João Eça, le résistant torturé par la PIDE, avec qui il parle de dignité : faire dans son pantalon sous la torture, dit João, n’était pas une humiliation ; mouiller ses draps la nuit dans sa maison de retraite le fait se sentir indigne. Jorge, l’ami d’enfance, le confident de toute une vie jusqu’à ce que l’irruption de Estefânia Espinhosa dans la vie de l’un et de l’autre provoque une atroce rupture. Maria João, l’amie d’enfance, qui encore aujourd’hui, âgée de plus de quatre vingts ans, diffuse un incroyable sentiment de sécurité et de confiance.

Agé de dix-sept ans, Amadeu avait donné comme major de promotion le discours de clôture de l’année scolaire. Il l’avait intitulé « révérence et dégoût pour le nom de Dieu ».

«  Je ne voudrais pas vivre dans un monde sans cathédrales. J’ai besoin de leur beauté et de leur grandeur. J’ai besoin d’elles contre la vulgarité du monde. Je veux élever le regard sur les verrières illuminées des églises et me laisser aveugler par leurs couleurs mystérieuses. J’ai besoin de leur éclat : j’en ai besoin contre les couleurs sales des uniformes. Je veux me laisser envelopper par la froideur austère des églises. Jai besoin de leur silence impérieux. J’en ai besoin contre le braillement sans âme des cours de caserne et le bavardage spirituel des béni-oui-oui. Je veux entendre le frémissement de l’orgue, le déluge aérien de sons. J’en ai besoin contre la farce stridente des marches militaires. J’aime les gens qui prient. J’aime les regarder. J’en ai besoin contre le poison malicieux du superficiel et du vide de la pensée. Je veux lire les mots puissants de la Bible. J’ai besoin de la force irréelle de leur poésie. J’en ai besoin contra la dilapidation du langage et la dictature des slogans. Un monde sans ces choses serait un monde dans lequel je ne voudrais pas vivre.

Mais il y a un autre monde dans lequel je ne voudrais pas vivre : le monde où le corps et une pensée indépendante sont disqualifiés et où les meilleures choses que nous puissions expérimenter sont dénoncées comme des péchés. Le monde qui demande l’amour des tyrans, esclavagistes et assassins, que leurs pas de bottes brutaux se réverbèrent au long des rues dans un écho assourdissant ou qu’ils se glissent en catimini avec un silence félin tels des ombres peureuses au long des rues et touchent leurs victimes au cœur avec de l’acier perçant. Ce qui est le plus absurde est que les gens sont exhortés depuis la chaire à pardonner à de telles créatures et même à les aimer (…). J’aime le mot de Dieu car j’aime sa force poétique. Le nom de Dieu me dégoute car je hais sa cruauté. »

Amadeu était surnommé de son vivant « le prêtre sans Dieu ». En suivant ses pas, Raimund Gregorius prend le risque de perdre ses repères. Mais lui, l’incurable myope, voit le monde avec un autre regard, il s’engage avec les gens dans une relation d’une profondeur inouïe. A Lisbonne, sa vie s’est dilatée.

(Photo : Plasis des Marquis de Fronteira à Lisbonne)