Guillotin, bienfaiteur de l’humanité

 Après ma chronique d’hier consacrée à l’exécution en Chine par injection létale du Britannique Akmal Shaikh, je propose une lecture du livre d’Henri Pigaillem, Le Docteur Guillotin, Bienfaiteur de l’humanité (Pygmalion 2004).

Joseph Guillotin (1738 – 1814) est naturellement associé à la « machine à trancher les têtes » dont il fut l’ardent promoteur, avant de porter, jusqu’à la fin de sa vie, le remords d’avoir rendu les exécutions capitales plus faciles et contribué ainsi involontairement à la Terreur.

Le personnage est intéressant. Médecin originaire de Saintes et monté à Paris, c’est un provincial taciturne de mœurs plutôt austères. Il s’habille à l’ancienne. C’est un piètre tribun. Mais c’est un militant, formé avant la révolution dans les loges de la franc-maçonnerie. A quarante-cinq ans, il participe à la campagne contre le magnétisme animal, technique thérapeutique inventée par le médecin autrichien Mesmer, bien introduit auprès de la cour, mais qu’il considère comme un charlatan. En 1789, député aux Etats-Généraux,  il fait circuler une pétition pour obtenir que les trois ordres soient réunis et ne votent plus séparément, ce qui donne au Tiers-Etat, plus nombreux, l’avantage sur la Noblesse et le Clergé ; il joue ainsi un rôle essentiel dans le lancement de la dynamique de la révolution. En 1800, il se bat pour la généralisation en France du vaccin contre la variole, inventé par l’Anglais Jenner. En 1804 enfin, âgé de 66 ans, il prend l’initiative de la première Académie de Médecine. Par de nombreux côtés, cet homme me fait penser à Jacques Chatagner, dont j’admirais la pureté de cœur et la ténacité.

L’invention de ce qu’on appellera la guillotine résulte d’une remise en cause de la peine de mort pratiquée jusque sous l’Ancien Régime. Certains Conventionnels – dont Robespierre ! – sont abolitionnistes. La majorité veut maintenir la peine de mort, mais avec deux altérations importantes. Elle doit être égalitaire : auparavant, seuls les suppliciés nobles étaient décapités, les autres étant généralement pendus ; désormais, tout condamné à mort aura la tête tranchée. Elle ne doit pas inclure d’autre peine que la suppression de la vie : pas d’infamie sur la famille, pas de confiscation des biens, pas de souffrance à l’heure de l’exécution. C’est dans ce contexte que Guillotin propose le remplacement de la décapitation à l’épée par « l’effet d’un simple mécanisme ».

En 1793, « la mode s’empare rapidement de la guillotine. Elle en fait un objet de luxe et de caprice, une fantaisie élégante, un jouet, un passe-temps. La machine se reproduit en bois, en ivoire. L’or, l’argent sont employés dans la fabrication de ces petits meubles, dont les riches ornent leurs consoles et leurs étagères. Au Palais-Royal, on vend des petites guillotines en acajou, destinées à être offertes. Plus d’un enfant en reçoit à titre de jouet. Les révolutionnaires l’adoptent pour cachet, tandis que les aristocrates, cachés au fond de leurs hôtels déserts, amusent leur oisiveté ou trompent leurs inquiétudes en s’occupant, au sortir de table, d’exécuter en effigie, avec de petites guillotines, des figurines baptisées du nom des plus célèbres révolutionnaires : Danton, Robespierre, Desmoulins, Pétion et d’autres, qui viennent tout à tour « mettre la tête à la chatière », « demander l’heure au vasistas », « faire le saut de carpe », « éternuer dans le sac ».

Persuadé que le dix-neuvième siècle verrait la suppression de la peine de mort, Victor Hugo écrira dans « le dernier jour d’un condamné » : « La torture a disparu. La roue a disparu. La potence a disparu. Chose étrange, la guillotine elle-même est un progrès. M. Guillotin était un philanthrope ».

Le vol de l’ibis rouge

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En cette fin d’année, je propose une lecture du magnifique roman de la Brésilienne Maria Valéria Rezende, O voo da guará vermelha (Oficina do Livro, 2005), le vol de l’ibis rouge.

Irene est fatiguée, fatiguée. Elle était belle et vendait cher ses charmes. Aujourd’hui, minée par la maladie, maigre et édentée, elle vend son pauvre corps à des malheureux qui ne peuvent se payer de la chair saine. Ce qui la maintient en vie, c’est le fils qu’elle a eu sans le vouloir et dont on disait qu’il aurait mieux valu qu’il ne naquît pas : client après client, Irène met de côté l’argent pour payer la vieille qui l’élève. Irene conserve au fond de sa mémoire un souvenir de petite fille, quand elle apportait à boire à son grand-père tailleur de pierres : alors si, sa vie avait un sens.

Soudain apparaît Rosálio. Sans famille, nommé « Moins-que-rien» par les gens de son village, Rosálio avait rencontré son destin le jour où il avait secouru un « bougre » blessé dans la campagne. L’étranger portait une caisse de livres, Don Quichotte et les Mille et Une Nuits. Il raconta à l’adolescent subjugué les histoires cachées sous les caractères d’imprimerie. Ce dernier se mit en route de par le monde, avec l’espoir de rencontrer quelqu’un qui lui apprît à lire.

Apprendre à lire. Pour y arriver, Rosálio a vécu mille galères, un camp de bûcherons esclaves dans la forêt vierge, une colonie de chercheurs d’or rongés par l’appât du gain, et aujourd’hui un chantier de construction où tout est gris, gris le béton, grise la poussière. Il sort dans la ville et voit, penchée à sa fenêtre, une femme, Irene.

Blanc comme les nuages, vert et noir, ocre et or, bleu et violet, rouge comme l’ibis que Rosálio libère d’un buisson d’épines et qui, ensanglanté, tente de prendre son envol : Irene et Rosálio voient maintenant le monde avec les yeux l’un de l’autre, et le monde est plein de couleurs.

Elle est avide d’entendre l’histoire de sa vie. Il a faim de mots, de sentiments et de gens. Elle lui enseigne l’écriture, comment par la magie des lettres on peut voyager léger de « romaria » (pèlerinage) à « Roma » (Rome), ou qu’il suffit d’étendre le bras pour cueillir au jardin du romarin.

L’homme touche à la terre promise. Le chantier fini, il achète pour lui et pour Irène des habits de couleurs. Il ira sur les marchés conter les histoires qu’il découvre dans les livres, elle passera la cédille aux badauds captivés. Rosálio n’a pas peur. Il a appris le métier de conteur auprès du Bègue, un homme doué pour le bonheur qui construisit sa maison dans un quartier pauvre, incommode, mais avec une vue imprenable sur la mer. Le jour de l’inauguration de sa maison, pour ne pas casser l’ambiance, le Bègue s’était mis à raconter des histoires désopilantes, sans bégayer. Sa renommée s’était étendue, d’autres lui avaient donné la réplique, une troupe de théâtre d’improvisation s’était créée, le Bègue l’avait nommée « le Théâtre du Ciel ».  Puis les tour-opérateurs étaient venus, et le théâtre avait été englouti par son succès. Rosário avait conservé le savoir-faire. Il allait en faire son métier.

Aube d’une vie nouvelle pour Rosálio, crépuscule pour Irene, mais un crépuscule somptueux. L’impossible rêve s’est réalisé, elle a un homme à elle, un homme pour elle, un homme qui l’aime pour l’éternité. L’ibis rouge, rouge de sang, peut prendre son envol.

(Photo : Wikipedia)

Rio das Flores

 

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Je propose aujourd’hui une saga familiale au Portugal et au Brésil de 1915 à 1945 : Rio das Flores, de Miguel Sousa Tavares (Oficina do livro, 2007).

Comme son premier roman, « Equador », Miguel Sousa Tavares situe « Rio das Flores » dans le contexte politique du Portugal de la première moitié du vingtième siècle. Le livre raconte le destin d’une famille de grands propriétaires agricoles d’Estremoz, en Alentejo, de 1915 à 1945. La grande Histoire n’est pas seulement évoquée comme contexte, elle se confond avec celle des personnages du récit. La montée du Salazarisme va séparer les deux frères Ribera das Flores, Diogo et Pedro, le premier émigrant au Brésil pour échapper à l’atmosphère étouffante de son pays, le second s’engageant dans la guerre civile aux côtés des Nationalistes espagnols. Le déclenchement de la seconde guerre mondiale rendra irréversible la fracture au sein de la famille, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique.

La relation de Diogo et Pedro est faite d’affection, de respect et de loyauté. Ils sont pourtant le parfait contraire l’un de l’autre. Diogo, ingénieur agronome, est un intellectuel épris de grands espaces et de liberté ; Pedro, qui n’a pas fait d’études, a une relation quasi physique avec le domaine familial de Valmonte et se sent en affinité avec la dictature de l’Etat Nouveau. L’un et l’autre revendiquent l’héritage spirituel de leur père, profondément conservateur mais aimant recevoir à sa table des convives d’opinions différentes.

Diogo s’éprend d’Amparo, fille d’un ancien métayer du domaine, dont la beauté fulgurante tient en partie à une lointaine ascendance gitane. Maria da Glória, mère de Diogo et de Pedro parvient à convaincre ce dernier de ne pas s’opposer à ce qu’il considère comme une mésalliance : le désir de terre que porte Amparo vient de plusieurs générations et elle saura aimer Valmonte. De fait, Amparo se met à l’école de Maria da Glória et se fait peu à peu accepter. Elle donne à Diogo deux enfants.

Pedro s’éprend, de manière inattendue, d’une jeune peintre, Angelina, qui initie cet homme de la terre à une dimension artistique de la vie qu’il ne soupçonnait même pas. Mais Angelina s’enfuit d’Estremoz pour tenter de réaliser sa vocation à Paris. Pedro sort de cette expérience meurtri, muré dans sa solitude.

Oppressé par l’air raréfié qui se respire au Portugal, Diogo se passionne pour le Brésil, un pays neuf où se respire la joie de vivre, malgré l’avènement, comme dans tant d’autres pays, d’une dictature de type fasciste. Enthousiaste, il embarque à bord du vol inaugural du dirigeable Hindenburg, un paquebot volant qui fait le voyage de Fiedrichshafen à Rio de Janeiro sans escale. Un fossé se creuse peu à peu avec Amparo. Si Angelina avait quitté Pedro pour rester une femme libre, Amparo reste étrangère à la passion de Diogo pour le Brésil, qui est sa voie vers la liberté. Lorsque Diogo franchit le pas d’acheter un domaine agricole au Brésil, Amparo décide de rester à Valmonte, où Pedro, revenu blessé de la guerre d’Espagne, a pris la responsabilité de l’exploitation.

Les personnages sont beaux, physiquement et moralement. Ils ne mentent ni aux autres, ni à eux-mêmes. Malgré les chagrins et les souffrances, ils restent fidèles à ce qu’ils sont et à ceux qu’ils aiment. Ils ne se laissent pas aveugler par la haine. Abandonnée par Diogo, qui a refait sa vie avec Benedita, une jeune mulâtresse brésilienne, Amparo essaie de le comprendre, de découvrir ce qu’elle n’a pas su lui donner. Parce que son frère le lui demande, Pedro consent à faire jouer ses amitiés dans le Régime pour sauver Rafael, qui avait offert à Diogo son baptême de l’air et que la police politique a détenu et torturé. Parce qu’ils ne cèdent pas à la facilité, parce qu’ils ne dévient pas de leur chemin, Diogo, Amparo et Pedro trouveront la paix intérieure et le bonheur.

Ce récit qui met aux prises des hommes et des femmes emportés dans le torrent de l’histoire et tentant d’y inventer leur propre destin est bouleversant. Il contient aussi un mine d’informations sur l’une des dictatures les plus longues du monde, née dix ans avant le franquisme et disparue avec la révolution des œillets, un an avant celui-ci.

Une seconde naissance

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 Vingt trois ans après que Rom Houben fût déclaré en état de coma végétatif à la suite d’un accident de voiture, un médecin vient de découvrir qu’il était conscient mais empêché de communiquer par le locked-in syndrom.

J’avais été bouleversé par le livre Jean Dominique Bauby, le Scaphandre et le Papillon, dont Julian Schnabel a tiré un film en 2007. Du jour en lendemain, le rédacteur en chef du magazine Elle s’était retrouvé conscient, mais enfermé dans son propre corps par la paralysie de la presque totalité de ses muscles volontaires. A force de volonté, il avait finit par dicter ses mémoires lettre par lettre en cliquant de l’œil à l’énoncé d’un alphabet.

Le cas du jeune Belge Rom Houben, relaté par l’édition du 25 novembre du quotidien anglais The Guardian, est encore plus terrifiant. Bien que ses proches n’aient jamais cru qu’il fût inconscient, il fut diagnostiqué en état de coma végétatif. Pendant vingt trois ans il fut conscient de tout ce qui lui arrivait, y compris de la mort de son père, mais ne put rien partager.

La délivrance vint d’une émission de télévision française sur le locked-in sydrom, qui permit à la sœur de Rom de contacter un spécialiste de l’aide aux paralysés par la médiation de l’ordinateur. Celui-ci repère que Rom bougeait son pied droit. Il mit la souris sous le pied droit et criait : « pousse Rom, Pousse Rom, pousse ». Et il poussa. L’ordinateur dit « je suis Rom ».

Quelques mois plus tard, le Professeur Laureys, de l’Université de Liège, examina Rom avec un scanner perfectionné. Il découvrit que son cerveau était en parfait état de fonctionnement, vingt trois ans après que le garçon eût reçu un diagnostic erroné.

Utilisant un clavier spécial pour l’ordinateur installé à côté de son fauteuil roulant et avec l’aide constante de thérapeutes de la parole et du corps, Rom est maintenant capable de communiquer des choses complexes. « J’étais seulement une conscience et rien d’autre », dit-il à ses médecins. « Je n’oublierai jamais le jour où ils m’ont découvert. C’était ma seconde naissance. »

Le Professeur Laureys pense que 40% des comateux font l’objet d’un diagnostic erroné : les patients sont conscients mais emmurés vivants par le locked-in syndrom. Savoir que tant de personnes vivent un enfer fait frémir. Savoir qu’il existe maintenant un moyen de les diagnostiquer représente un grand espoir.

(Photo du film « Le Scaphandre et le Papillon »)