Une Fille de Partisan

« A partisan’s daughter » (une fille de partisan), roman de Louis de Bernières (Harville Secker, 2008), nous parle de la rencontre entre une jeune yougoslave au parcours personnel tumultueux et un Anglais d’âge moyen accablé d’ennui et de médiocrité.

 Christian est maintenant un homme âgé. Il se rappelle les années soixante dix : « ma femme était vivante à cette époque, mais le problème c’est qu’un jour ou l’autre, votre femme se transforme en votre sœur. Au pire, elle devient votre ennemi et se dresse comme le principal obstacle à votre bonheur. La mienne avait obtenu tout ce qu’elle voulait, de sorte qu’elle ne voyait aucune raison de se préoccuper de moi davantage. Tous les délices qu’elle m’avait apportés étaient progressivement retirés  jusqu’à ce qu’il ne me reste plus que des responsabilités et une condamnation à perpétuité (…) Elle était l’une de ces Anglaises insipides avec du lait entier dans les veines, et elle était parfaitement contente d’être comme ça (…) Elle me rappelait une grande miche de pain blanc, roulée sur le sofa dans son emballage de cellophane ».

 Désespéré par la vacuité de sa vie, Christian se met en chasse d’une prostituée. Il ramasse sur le trottoir Roza, mais celle-ci n’est pas à vendre. Roza a moins de trente ans, Christian en a plus de quarante. Cet homme inintéressant l’intéresse. Elle a besoin de parler, de raconter son histoire. Lui est fasciné par cette jeune femme qui est allée d’aventure en aventure et de cul de sac en cul de sac. Il ne rêve plus que de Roza et brûle de faire l’amour avec elle. Elle craint que si elle se plie à son désir, il la quittera.

 L’histoire de Roza est compliquée. Serbe, fille d’un partisan de l’armée de Tito, elle a eu une relation incestueuse avec son père ; étudiante à Zagreb, elle s’est heurtée au racisme ethnique qui allait, une fois Tito décédé, provoquer l’éclatement de la fédération yougoslave ; elle a connu un grand amour, et cet amour a été trahi. Elle s’est embarquée pour l’Angleterre sur le voilier d’un millionnaire avec qui elle a vécu deux ans avant de le quitter à force d’ennui. Elle a été hôtesse dans un bar à putes, a été enlevée et violée par un client et sa bande, y est revenue car elle n’avait pas d’autre horizon. Un jour, elle avait décidé de quitter cette vie là et s’était retrouvée dans un squat dans un quartier marginal de Londres. C’est du moins ce qu’elle racontait, d’une soirée à l’autre, à Christian. Etait-ce la vérité, ou une fable ? Pour Christian, cela n’avait aucune importance. Ce qui comptait, c’était le corps et l’âme de Roza.

 Christian et Roza peuvent-ils devenir amants ? Leur vie terne et grise peut-elle prendre des couleurs ? Le roman de Louis de Bernières tourne autour de cette question. A l’ennui abyssal de Christian avec sa grande miche de pain blanc correspond le vide de la vie de Roza dans le bar d’hôtesses : « je ne savais pas si ma vie allait trop vite ou trop lentement. Quelquefois, elle était lente comme aller à un enterrement, mais le temps disparaissait tout simplement. Je ne n’avais plus d’idéaux et j’avais cessé d’apprendre quoi que ce soit. Je devenais déçue par moi-même (…) Je me dis à moi-même « eh Roza, tu n’as pas d’amis en dehors de ceux du club, tu n’as aucun rêve, tu n’es qu’une stupide sorcière qui se transforme en déchet. »

 Dans le vide d’une vie dénuée de sens, le manque de l’autre est un cancer dévorant.

555 Jeudi Rouge

Le premier roman de Jerôme Cazes est un thriller financier haletant sur fond de crise bancaire mondiale aigüe. Un banquier ambitieux et cynique y voit l’occasion unique de faire main basse sur son rival ; une improbable équipe d’indignés tente de cristalliser l’opposition mondiale à la spéculation internationale.

 Philippe Lenoir est le président d’une grande banque française. Son objectif est de mettre la main sur une banque rivale. La crise des bons émis par les collectivités locales américaines devrait lui en fournir l’occasion. La banque qu’il préside a développé un produit financier sophistiqué qui saucissonne et dilue le risque de ces bons. La banque rivale, sa proie, l’a commercialisé auprès d’investisseurs chinois. Des faillites en chaîne aux Etats-Unis font crouler le château de cartes : la tension monte entre la Chine, dont le gouvernement s’estime spolié, et les pays occidentaux ; le cours des actions bancaires s’effondre et les banques les plus fragiles manquent de liquidité. Lenoir entend mettre son rival dans les cordes et l’obliger à se rendre à l’évidence : la capitulation est la seule issue raisonnable.

 Eric Pothier dirigeait l’une des filiales de la banque présidée par Lenoir. Il croit en l’économie réelle et se méfie des innovations financières spéculatives. Pour Lenoir, Eric est devenu une nuisance : ce sont les produits financiers sophistiqués qui représentent l’avenir de la banque, pas « l’épicerie » des comptes courants et des crédits aux entreprises. Eric est brutalement révoqué. Dans la foulée, il est victime d’un infarctus. Mais voici que son épouse relève le défi et entraîne avec elle une improbable équipe qui réunit la directrice d’une petite agence de communication, une employée de Chine Nouvelle prostituée de luxe à ses heures perdues ainsi que les anciens directeurs pays d’Eric. La crise financière est un fléau qui détruit des millions d’emplois et endommage la vie des gens dans le monde entier. La spéculation financière en est la cause. Il faut qu’au niveau international, les activités de « banque casino » soient séparées de la banque traditionnelle et qu’elles soient strictement encadrées.

 Une course de vitesse s’engage alors que la crise s’amplifie d’heure en heure. La petite équipe « d’indignés » tourne des films sur le thème du « carton rouge » qui sanctionne les tricheries des footballeurs, et devrait sanctionner celles des banquiers spéculatifs. Philippe Lenoir est d’un total cynisme, ajustant en permanence paroles et actions sur ce qui sert son projet stratégique. Lorsque la banque centrale européenne vient en aide à son rival, il ravale sa rage et affiche dans la presse sa grande satisfaction : l’important est de brouiller les messages et d’avancer ses pions dans l’ombre.

 Qui l’emportera ? Lenoir est tout proche du but. Tous les moyens sont bons, de l’intimidation à la corruption et au sabotage. Du côté de « Carton Rouge », les obstacles s’accumulent, mais « elles », les indignées, ne sont pas prêtes à rendre les armes.

 « 555 » est un nombre mythique chinois qui, aux oreilles des traders affolés, a une tonalité d’Apocalypse. Que sera le jeudi rouge qui s’annonce ? Le jour de la victoire d’un prédateur, ou celui de la prise de conscience des citoyens ?

 « 555 jeudi rouge » peut être téléchargé gratuitement sur http://www.555-jeudirouge.fr.

There But For The

 

“There but for the”, roman d’Ali Smith (Hamish Hamilton, 2011) est l’un des livres remarquables de l’année 2011. Son titre est les premiers mots d’une expression toute faite : « there but for the grace of God go I » (je ne vais là que par la grâce de Dieu). Il indique en lui-même l’esprit de l’ouvrage, dans lequel la trituration du langage tient une place de choix.

 Brooke Bayoude est une petite fille de 10 ans, délurée et « clever » (intelligente) au point de se définir comme « cleverist », consacrée à l’intelligence comme un « artist » se consacre à l’art. Elle tient sur un carnet Moleskine un journal intitulé « le fait est », où elle accumule des annotations sur les faits avérés qu’elle rencontre dans sa vie. Son cadre de vie est Greenwich, un faubourg de Londres en aval de la City sur la Tamise. Greenwich est un site extraordinaire. La ville est partagée par le méridien, une partie dans l’hémisphère ouest, une partie à l’est. Elle comporte un observatoire, qui permet de regarder les étoiles, ou bien de grossir des scènes de rue. Elle est traversée par les flots de la Tamise, mais aussi par les flots de l’histoire. Un tunnel piétonnier permet de se rendre dur l’autre rive à pieds secs. Un bateau musée, le Cutty Sark, a été détruit par un incendie mais est en cours de restauration.

 « Le fait est » qu’il se passe des choses extraordinaires à Greenwich. Brooke participe avec ses parents à un dîner chez les Lees. Parmi les convives se trouve Mark Palmer, qui a lui-même amené un homme qu’il connaît depuis quelques jours, Miles Garth. Au moment du dessert, Miles monte à l’étage et s’enferme dans la chambre d’amis. Lorsqu’à bout de patience, quelques semaines plus tard, ses hôtes involontaires finissent par parler à la presse, Miles se transforme en « Milo » et une véritable foule se rassemble sous la fenêtre close, attendant du mystérieux ermite un oracle ou une guérison. On monte des tentes, on vend des objets souvenirs.

 Ali Smith imagine une fable dans la veine du « Baron Perché » d’Italo Calvino, absurde et réjouissante. Mais la fable est aussi troublante. Alors que le Baron Perché était au centre du roman de Calvino, Garth est le point autour duquel se concentre la foule, mais il est comme absent. La fillette Brooke est présente tout au long du roman, mais elle ne le cristallise pas. Les personnages sont attachés les uns aux autres par des liens qui peuvent remonter à des dizaines d’années mais aucune structure ne les maintient ensemble et ils sont finalement très seuls.

 L’un des personnages du roman, Anna, vient de démissionner de son poste de travailleur social dans un centre d’accueil de travailleurs émigrés, Centre for Temporary Permanence. Elle était pourtant bien notée par ses supérieurs, qui jugeaient « qu’elle avait exactement la bonne attitude de présence absente ». C’est exactement l’attitude de Garth : il est bien là, dans la chambre d’amis, occupé à parcourir 3000 miles sur un vélo d’appartement immobile, mais s’il était absent, la foule pourrait tout aussi bien le croire présent.

 Les personnages du roman, Brooke en tête, jouent avec les mots : « Observatory » devient ainsi « Observe a Tory », Observe un Conservateur ! Lors de sa rencontre avec Mark, l’homme qui l’invitera au dîner chez les Lees, Miles Garth joue avec le mot « but », (mais) : « ce que j’aime particulièrement avec le mot « mais », maintenant que j’y pense, c’est qu’il vous emmène toujours sur une voie de traverse, et que là où il vous emmène est toujours intéressant ».

 Pendant le dîner que Garth quittera pour se cloîtrer dans la chambre d’amis, un convive parle du charme d’Internet : « son charme est une sorte de tromperie qui parle d’une nouvelle manière de se sentir seul, un semblant de plénitude mais en réalité un nouveau niveau de l’enfer de Dante, un cimetière rempli de zombies, plein de faux indices, de fausse beauté, faux pathos, de fausse douleur, les visages de marionnettes, hommes et femmes du monde entier occupés à se branler de site en site, une grande mer de bas fonds cachés. De plus en plus, le pressant dilemme humain : comment se frayer un chemin propre entre les obscénités. »

 Le roman  charrie les joies et les désespoirs de personnes que le langage réunit et sépare. Isolé pendant des mois dans la chambre d’amis, Miles Garth devenu Milo fait une cure de silence.

 

Démasquer la science économique

Le livre de Steve Keen, « la science économique démasquée, l’empereur nu des sciences sociales » (Debunking economics, the naked emperor of the social sciences, University of Western Sydney, Australie, 2001) constitue une critique féroce de la théorie néo-classique qui reste aujourd’hui dominante et fonde les politiques économiques ultralibérales.

 J’ai évoqué dans mon article « Paul A Samuelson et Marx » ma passion d’étudiant pour la théorie macro-économique. A l’époque déjà, la base de l’enseignement était que, pour comprendre l’économie, il fallait se représenter un marché parfait dans lequel des acteurs rationnels maximisent leur satisfaction et minimisent leur coût. J’étais déjà convaincu du caractère profondément erroné de cette théorie. Lorsqu’elle en vient par exemple à analyser le marché du travail, elle s’imagine que les travailleurs offrent une plus ou moins grande quantité de travail en fonction de la rémunération qu’ils perçoivent en échange de leur renonciation au loisir. C’est évidemment absurde. Mais la critique restait elle-même idéologique. L’intérêt du livre de Steve Keen est de démontrer l’absurdité en utilisant à la fois l’outil mathématique et l’expérience des entrepreneurs.

 Keen reproche aux néo-classiques d’être obsédés par l’équilibre. Ils ont besoin de croire que le marché se met spontanément dans une position d’équilibre optimum pour peu que l’Etat, les syndicats et les monopoles ne viennent pas imposer au système de funestes nuisances. Or, dit Keen, ceci n’est mathématiquement possible que si l’on pose de très strictes hypothèses. La première partie de l’ouvrage est consacrée à démontrer que chacune de ces hypothèses est absurde, contradictoire ou contredite par la mathématique. L’idée par exemple que l’influence de chacun des acteurs sur le système est négligeable apparait fausse lorsqu’un ordinateur simule les comportements de multiples acteurs cherchant à s’approcher de la situation optimale. Il en est de même de l’idée selon lesquels les acteurs du marché disposeraient de toute l’information leur permettant de prendre des décisions rationnelles. Comme l’avait démontré Keynes, la réalité des choses, c’est l’incertitude et, dans l’incertitude, un comportement de troupeau par lequel les opérateurs ne cherchent pas à anticiper ce que sera la situation dans l’avenir, mais la façon dont les autres opérateurs vont interpréter l’information disponible.

 Keen invite les économistes à utiliser les outils mathématiques d’aujourd’hui et non de simples systèmes d’équations. Leurs résultats ressembleraient alors à ceux des météorologues : il n’y a jamais d’équilibre, mais des perturbations qui font fluctuer la température et le degré d’humidité. Ainsi les quantités et les prix des marchandises produites fluctuent, avec des cycles fortement influencés par les anticipations, favorables ou adverses, des acteurs économiques.

 Comme Samuelson, Keen est fasciné par l’économie de Marx, la première à avoir introduit le temps comme un paramètre essentiel pour la compréhension de l’économie. Mais il démontre que la transformation de la valeur travail en prix est une chimère. Il n’existe pas encore de théorie générale capable d’expliquer totalement la réalité économique et de prévoir sa croissance et ses accidents. Mais Keen est confiant dans le fait que sur les traces de Keynes, Hayek, Sraffa la science économique pourra à l’avenir mériter la qualification de science ; il mentionne « l’éconophysique », qui applique à l’économie les concepts de la dynamique non linéaire, de la théorie du chaos et de la physique ; il évoque aussi la science économique évolutive, qui traite l’économie comme un système évoluant selon les lignes de la théorie de l’évolution de Darwin.

 Ce qui est certain, pour Keen, c’est que la prétendue science économique basée sur le principe de l’équilibre à l’optimum doit être considérée comme morte et enterrée. « Bien que non pertinente jusqu’à un certain point, la science économique n’est pas « pour l’essentiel inoffensive ». La fausse confiance qu’elle a engendrée dans la stabilité de l’économie de marché a encouragé les politiciens à démanteler quelques unes des institutions qui avaient initialement évolué pour tenter de limiter son instabilité. La « réforme économique » engagée dans la croyance qu’elle ferait mieux fonctionner la société a au contraire fait du capitalisme moderne un système plus pauvre socialement : plus inégal, plus fragile, plus instable. Et dans certains cas, comme la Russie, une foi naïve dans la théorie économique a conduit à des résultats qui, s’ils avaient été infligés par les armes au lieu de la politique, auraient conduit leurs instigateurs devant la Cour Internationale de Justice. »