To the Lighthouse

Mon intérêt pour le groupe de Bloomsbury m’a fait lire “To the lighthouse” (vers le phare), roman publié par Virginia Woolf en 1927.

 La musique de la langue de Woolf est si belle qu’après avoir lu le livre sur Kindle (avec dans la tête la tonalité française), j’ai écouté la version intégrale enregistrée sur CD par Juliet Stevenson chez Naxos. L’actrice rend à merveille une sensation de torrent de montagne, dont l’eau coule parfois librement, par moments entravée par des rochers qui lui impriment un rythme heurté.

 Le livre n’est pas écrit du point de vue d’un narrateur extérieur omniscient. On se glisse dans l’esprit d’un protagoniste à l’autre. L’intrigue est presque inexistante.

 Dans la première partie, « la fenêtre », M. et Mme Ramsey passent une période de vacances dans l’île de Skye, en Ecosse, avec leurs enfants et quelques amis, dont une jeune peintre, Lily Briscoe. M. Ramsey est un intellectuel auteur de livres savants, conscient de sa supériorité, mais aussi frustré d’avoir, sur une échelle de la science de A à Z, été seulement capable d’atteindre la lettre R. Son épouse, Mme Ramsey, rayonne toujours de beauté malgré six maternités et cinquante ans d’âge. Elle voue à son époux une admiration sans borne. Elle manœuvre pour donner aux célibataires de son entourage l’occasion de rencontrer l’âme sœur et de s’épanouir dans le mariage. Deux scènes marquent cette première partie : Lily tente de peindre Mme Ramsey et son jeune fils de six ans, James ; mais l’intervention brutale de M. Ramsey, qui contrecarre l’envie de James d’aller le lendemain en expédition au phare, la perturbe au point qu’elle ne peut achever son tableau. Un dîner réunit la famille et les amis, les sentiments circulent de l’un à l’autre et Mme Ramsey ressent une impression de plénitude mais aussi d’achèvement, de fin de quelque chose.

 La seconde partie, « le temps qui passe » couvre une période de dix années qui inclut la première guerre mondiale. On apprend incidemment que Mme Ramsey est décédée d’une brève maladie, que l’une de ses filles est morte en couches et l’un de ses fils à la guerre. Laissée à l’abandon, de saison en saison la maison tombe en ruines. Mais finalement, quelques survivants d’avant la guerre viennent de nouveau y passer des vacances.

 La troisième partie, « le phare », voit en parallèle se dérouler l’expédition vers le phare et l’achèvement du tableau de Lily Briscoe. Ce qui avait empêché celle-ci de mener à bien son tableau il y a dix ans, c’était la tyrannie de M. Ramsey et l’influence irrésistible de Mme Ramsey. Celle-ci morte, Lily se sent libre de mener sa vie de célibataire  comme elle l’entend. Elle ne supporte pas les geignements de M. Ramsey, son désir insatiable de la sympathie des femmes. Lorsque le bateau est loin dans la baie, lorsqu’elle sait l’expédition arrivée au phare, à ce moment là seulement elle trouve le bon équilibre des masses et des couleurs et considère son œuvre comme terminée.

 « To the lighthouse » est directement inspiré de la vie de Virginia Woolf. Les Ramsey sont la copie conforme de Leslie et Julia Stephen, ses parents. Le personnage de Lily est sa sœur Vanessa dans l’acte de peindre, mais on peut dire aussi Virginia dans celui d’écrire. « Au milieu du chaos, il y avait une forme ; l’éternel passage, l’éternel flux (elle regardait les nuages s’en aller et les feuilles trembler) étaient soudain réduits à l’immobilité ». La peinture, comme l’écriture, ont ce pouvoir de fixer le temps qui fuit. « To the lighthouse » le fait de flamboyante manière.

 Illustration : couverture de la première édition de « To the lighthouse » illustrée par Vanessa Bell, 1927.

Affectueusement trompée

Angelica Garnett est maintenant une dame de 93 ans qui vit à Forcalquier environnée de livres et de tableaux. Son livre, « Deceived with Kindness » (Random House, 1984, traduit en France chez Christian Bourgeois sous le titre « trompeuse gentillesse »), raconte son enfance dans le groupe de Bloomsbury et son difficile chemin vers la maturité.

 Angelica naquit le jour de Noël 1918 de Vanessa Bell, l’un des membres du Groupe de Bloomsbury et l’épouse de Clive Bell. Ce n’est qu’à l’âge de 17 ans que sa mère lui apprit qu’elle était fille de Duncan Grant et non de son mari.

 Dans son livre, Angelica s’attaque à la tâche de comprendre comment cette tromperie initiale a pollué son enfance et sa vie de jeune adulte. « Vanessa n’avait peut-être pas compris qu’une fille désire être possédée par son père, et cela Clive n’était pas en situation de le faire », écrit-elle. D’un côté, Angelica eut une enfance privilégiée, au contact intime de personnalités exceptionnelles comme Virginia Woolf, sa tante, ou Maynard Keynes, un ancien amant de Duncan. Elle fut encouragée à peindre et à jouer de la musique. Elle eut la chance de voyager, en particulier en France. Mais ce fut aussi une enfance « gâtée », au sens fort du terme. A l’école, la relation particulière de sa mère avec la directrice l’exemptait de passer des examens. Il n’y avait pas vraiment à son égard d’exigence, d’étapes à franchir.

 Angelica décrit Duncan comme un homme délicieux et tout en finesse, mais totalement incapable d’assumer un conflit ; Vanessa elle-même semblait un roc de l’extérieur, mais souffrait d’une croissante minimisation de soi-même. Au seuil de ses vingt ans, Angelica n’avait pas pu se construire elle-même. Elle finit par céder aux pressantes demandes en mariage de David « Bunny » Garnett, alors âgé de 48 ans. Nul ne lui avait dit que, de 1916 à 1918, Bunny avait vécu en couple avec son père Duncan, alors qu’ils étaient objecteurs de conscience à Charleston. Vanessa ne lui avait pas révélé qu’elle-même avait refusé une demande en mariage de Bunny.

 La maternité (quatre filles dont deux jumelles) remplit la vie d’Angelica malgré la catastrophe de son mariage avec Bunny. Ses relations avec sa mère restèrent difficiles jusqu’à la mort de Vanessa en 1961 : le non-dit était trop lourd et installait entre les deux femmes gêne et silence.

 Angelica mit plusieurs années à écrire « Deceived with Kindness ». Mais cet exercice de lucidité lui permit de surmonter les souffrances accumulées. A quatre-vingt dix ans passés, épanouie dans la peinture et l’écriture, elle se disait plus jeune et heureuse que lors de ses vingt ans.

 Son livre est d’une grande profondeur psychologique. Il contient aussi des portraits affutés de personnalités  du groupe de Bloomsbury qui ont marqué durablement la culture en Grande Bretagne et dans le monde.

 Photo The Guardian : Angelica Garnett

Vanessa et Virginia

Vanessa and Virginia, de Susan Sellers (Two Ravens Press, 2008) raconte l’attachement passionnel et la rivalité destructrice de Vanessa et Virginia Stephen, devenues par leur mariage Vanessa Bell (1879 – 1961) et Virginia Woolf (1882 – 1941).

 « Transhumances » a consacré une chronique à Charleston, la maison de campagne du groupe de Bloomsbury, ce groupe d’amis intellectuels de haute volée qui incluait, outre les deux soeurs, le peintre Duncan Grant, l’économiste John Maynard Keynes ou le critique d’art Roger Fry. Susan Sellers nous fait pénétrer dans l’intimité du groupe de Bloomsbury. Son roman est écrit à la première personne par Vanessa Bell, qui fut en effet la cheville ouvrière du groupe jusqu’à sa mort. Il est centré sur la relation entre les deux sœurs, sur la supériorité que Virginia faisait souvent cruellement peser sur sa sœur et sur l’appui qu’elle mendiait auprès d’elle lorsque rôdait la dépression.

 Soutien de famille après la mort de sa mère, la belle et mélancolique Julia Stephen, Vanessa prend son envol après le décès de son père et celui de son jeune frère Thoby. Elle devient une femme et une artiste libre, épanouie dans son art et dans son corps de femme.  Elle épouse un écrivain, Clive Bell, dont elle a deux garçons, Julian et Quentin. L’infidélité de Clive, qui a une affaire avec Virginia entre autres maîtresses, crée peu à peu un vide qu’elle comble par une relation intense avec Duncan Grant, avec qui elle partage la passion de la peinture. Duncan est un homosexuel affirmé, mais sera le père du troisième enfant de Vanessa, Angelica. Comme le mariage de Vanessa et de Clive n’a jamais été dissous, Angelica sera réputée enfant de Clive. Elle ne saura la vérité sur sa filiation qu’à l’âge adulte.

 La rivalité de Vanessa et Virginia s’insinue jusque dans le scénario de leur mort. Une nuit, accablée de désespoir par l’éloignement de Duncan, Vanessa pénètre dans les eaux froides de la rivière Ouse, près de Charleston et de Lewes. Au dernier moment, elle se débat et regagne la rive. Virginia lui fait jurer de ne pas recommencer. Quelques années plus tard, Vanessa, écrasée de douleur par la mort de son fils Julian sur le front républicain de la guerre civile espagnole, dit à Virginia qu’elle ne peut plus continuer dans la vie et qu’elle s’estime dégagée de son serment. Le lendemain, Virginia descend dans la rivière Ouse les poches pleines de pierres. Elle a volé à Vanessa jusqu’à son suicide. Vanessa, aînée de trois ans de Virginia, lui survivra vingt ans.

 Le roman de Susan Sellers est constitué d’une multitude de tableaux de la vie des deux sœurs, qui ensemble constituent un portrait vivant de deux personnalités formidables. Si le livre fait parler Vanessa la peintre et non Virginia l’écrivaine, ce n’est pas par hasard. Sellers voit l’histoire de sœurs Stephen avec un regard de peintre. Elle s’attarde longuement sur la technique picturale de Vanessa. Celle-ci peint un artiste debout et une femme agenouillée travaillant à ses côtés. « Comme je m’écarte de la toile pour inspecter mon travail, je remarque quelque chose d’extraordinaire. Malgré mon intention de mettre l’artiste au premier plan, c’est le fond rayé et la luminosité de la femme agenouillée qui attirent l’œil. J’étudie ma peinture plus attentivement. Alors que l’artiste est sombre, plombé, la femme irradie la vie. Elle est dans son élément quand elle peint. Les tons de son chemisier, l’éclat orange sur sa bottine sont en harmonie avec la vibrante toile de fond. Je me rends compte de ce que j’ai fait quelque chose de rare. J’ai peint une femme qui est heureuse. »

 Illustration : portrait de Virginia Woolf par Vanessa Bell, 1912, National Portrait Gallery

Un amour en alerte

Charbel Tayah, lecteur de « transhumances » au Liban, m’a adressé son livre « un amour en alerte et autres nouvelles » (Dergham, Beyrouth 2011).

 Le livre de Charbel Tayah s’ouvre sur une citation de Victor Hugo :

« Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange

Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange,

Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi ».

 La première nouvelle du recueil,  « l’amour en alerte », raconte la rencontre d’un soir, la nuit d’amour et la séparation au petit matin de deux inconnus.

 « A quoi penses-tu ? Lui dit-il s’un ton fort doux qui la garde terre-à terre.

Elle en demeure bègue. Puis, reprenant son souffle, elle avoue sans hésiter :

A nous deux ! Au chien errant qui continue à errer loin de notre regard ! Au champagne sablé pour le plaisir de notre rencontre ! Au gâteau viennois que tu as choisi pour moi, à ma place ! Aux appels téléphoniques auxquels tu n’as pas répondu et que tu as ignorés volontiers ! A mon studio en désordre et qui attend un moment plus propice pour qu’il soit mis en ordre ! Au secret de la rencontre, de toute rencontre ; à sa naissance comme à son évanescence probable ».

 Le livre recèle d’autres histoires d’amour. Dans « les abysses taris ! », un homme et une femme blessés par la vie se rencontrent un soir près de la fontaine de Trevi à Rome. La fontaine est à sec comme leurs sentiments, jusqu’à ce que quelque chose coule entre eux, des larmes, la rosée du matin, l’espoir. Dans « il était une fois un chapeau », deux adolescents cachent leurs billets doux dans le Borsalino du professeur de physique qui enseigne dans le collège de garçons et le collège de filles.

 « Grandiose, noble et énigmatique  est l’aventure d’écrire », écrit Charbel Tayah. J’ai de l’admiration pour ceux qui s’y essaient.