Un amour en alerte

Charbel Tayah, lecteur de « transhumances » au Liban, m’a adressé son livre « un amour en alerte et autres nouvelles » (Dergham, Beyrouth 2011).

 Le livre de Charbel Tayah s’ouvre sur une citation de Victor Hugo :

« Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange

Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange,

Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi ».

 La première nouvelle du recueil,  « l’amour en alerte », raconte la rencontre d’un soir, la nuit d’amour et la séparation au petit matin de deux inconnus.

 « A quoi penses-tu ? Lui dit-il s’un ton fort doux qui la garde terre-à terre.

Elle en demeure bègue. Puis, reprenant son souffle, elle avoue sans hésiter :

A nous deux ! Au chien errant qui continue à errer loin de notre regard ! Au champagne sablé pour le plaisir de notre rencontre ! Au gâteau viennois que tu as choisi pour moi, à ma place ! Aux appels téléphoniques auxquels tu n’as pas répondu et que tu as ignorés volontiers ! A mon studio en désordre et qui attend un moment plus propice pour qu’il soit mis en ordre ! Au secret de la rencontre, de toute rencontre ; à sa naissance comme à son évanescence probable ».

 Le livre recèle d’autres histoires d’amour. Dans « les abysses taris ! », un homme et une femme blessés par la vie se rencontrent un soir près de la fontaine de Trevi à Rome. La fontaine est à sec comme leurs sentiments, jusqu’à ce que quelque chose coule entre eux, des larmes, la rosée du matin, l’espoir. Dans « il était une fois un chapeau », deux adolescents cachent leurs billets doux dans le Borsalino du professeur de physique qui enseigne dans le collège de garçons et le collège de filles.

 « Grandiose, noble et énigmatique  est l’aventure d’écrire », écrit Charbel Tayah. J’ai de l’admiration pour ceux qui s’y essaient.

La Carte et le Territoire

Il est vrai que le Prix Goncourt fait vendre. Il m’a valu de recevoir en cadeau « La Carte et le Territoire »,  roman de Michel Houellebecq (Flammarion, 2010), et il m’a donné envie de le lire.

 Je n’avais jamais lu Houellebecq. Cette première expérience m’a étonné. Le livre fait entrer l’auteur dans son cadre : l’écrivain est l’un des principaux personnages du roman. Le peintre Jed Martin lui a demandé de préfacer le catalogue de son exposition, qui connait un succès tel que les œuvres se vendent pour des centaines de milliers d’euros. En remerciement, le romancier reçoit son portrait et, avec lui, son arrêt de mort : il sera sauvagement assassiné par le voleur de l’œuvre.

 Le livre sort du cadre : commencé vers 2010, il se termine vers 2040, à la mort de Jed Martin. La France est redevenue un pays rural, tout entier consacré au tourisme vert pour une clientèle internationale dont les Chinois représentent une notable proportion.

 Les deux personnages principaux, Jed Martin et Michel Houellebecq, sont présentés comme des misanthropes accablés de solitude et, dans le cas de Houellebecq, sérieusement alcooliques. Ils n’ont pas, pourtant, de penchant suicidaire : lorsque le père de Jed fait part à son fils de son intention de recourir aux services de Dignitas pour interrompre sa vie, Jed tente de l’en dissuader ; lorsque son père a mis son projet à exécution, Jed passe à tabac une employée de la clinique dans un accès de furie.

 On trouve dans le livre une fascination pour les procédés industriels et les mécanismes de marché. Les objets tiennent beaucoup de place dans la vie de Jed, une belle voiture, un vêtement agréable à porter, plus de place probablement que la belle Olga devenue son amante. C’est au point que Jed peint des objets, tels que des cartes de géographie, avant de connaître la gloire en représentant ceux qui produisent ces objets. La carte est plus intéressante que le territoire, dit-il.

 L’auteur prête au père de Jed une fascination pour William Morris, un artiste, designer, écrivain, militant socialiste et fondateur d’une coopérative ouvrière de papiers peints dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Morris était l’ami du préraphaélite Dante Gabriel Rossetti, avant que ce dernier devînt l’amant de sa femme Jane Burden. Comme les préraphaélites, il était passionné par la redécouverte de la nature et le rêve d’une activité industrielle redevenue artisanale qui ne l’abîmerait pas.

 Michel Houellebecq est fasciné par des objets qui, comme une belle voiture, ne peuvent être produits que par une industrie sophistiquée et mondialisée. C’est pourtant à une France post industrielle – ou peut-être préraphaélite – qu’il nous incite à aspirer.

 J’ai lu ce livre avec un intérêt soutenu, malgré le désespoir qui transpire et malgré les pages de descriptions plates comme un article d’encyclopédie. Lire Houellebecq ne m’a pas déçu.  

Thank you Jeeves

« Thank you Jeeves » est l’un des quelque cent livres écrits par l’humoriste anglais Pelham Grenville Wodehouse  (1881 – 1975). 

Publié en 1934, « Thank you Jeeves » est un bijou d’humour anglais. Les personnages centraux sont un jeune aristocrate, Bertram Wooster, et son valet Jeeves. Wooster s’est entiché du banjo, et il en joue de telle façon que ses voisins à Londres se liguent pour le déloger. Le fidèle Jeeves lui-même ne s’en accommode pas et se met au service d’un ami d’enfance de Bertram, Marmaduke (de son prénom), cinquième baron Chuffnell, que Bertram appelle naturellement du diminutif « Chuffy ». Bertram se fait prêter un cottage par Chuffy dans le village de Chuffnell Regis, sur la Côte, où il pourra pratiquer son instrument.

 L’intrigue abracadabrante met aux prises parmi d’autres personnages un millionnaire américain étranger aux manières raffinées de l’aristocratie anglaise, sa ravissante et effrontée fille Pauline, des sergents de ville zélés et stupides, une troupe de musiciens noirs et des gamins insupportables.

 Dans la relation entre le maître, Bertam, et le valet, Jeeves, le second prend invariablement le dessus par son intelligence tactique, sa capacité à citer à tout bout de champ des citations littéraires et par l’usage d’un anglais pédant. « Cela fait longtemps que j’ai envie de dire à Chuffnell de changer de chaussettes » devient ainsi « I have long been desirous of canvassing his lordhip’s views as to the desiderability of purchasing some new socks » (Je suis depuis longtemps désireux de sonder sa seigneurie en ce qui concerne la désirabilité d’acheter quelques nouvelles chaussettes).

 L’univers de Wodehouse est subverti par la supériorité intellectuelle du valet, mais il n’est pas question que le valet prenne la place du maître. Après la démission de Jeeves pour raison d’intolérance au banjo, Bertram prend à son service Brinkley, dont il perçoit la haine de classe derrière l’indifférence de façade. « Cet homme m’ennuyait. Je n’avais pas la moindre objection à ce qu’il passe son temps à planifier des massacres pour la bourgeoisie, mais j’aurais bien aimé savoir pourquoi il ne pourrait pas le faire avec un brillant et communicatif sourire ».

 Les personnages de Wodehouse ont des lubies qui les entraînent dans des positions impossibles (comme par exemple ne pas pouvoir résister à l’odeur de toasts à l’heure du petit déjeuner) et ils portent sur les choses un regard distant et amusé. Ils jouissent des situations absurdes dans lesquelles eux-mêmes, et surtout leurs ennemis, se précipitent.

 Mais de décor est intangible, aucun changement social n’est envisageable. C’est probablement ce conservatisme profond qui rendit Wodehouse suspect de collaborationnisme pendant la seconde guerre mondiale. Il ne consentit pas à quitter son cher Touquet quand la France fut envahie. Interné, il se mit au service de la propagande allemande à destination des Etats-Unis lorsqu’ils étaient encore neutres. Il fut innocenté après la fin de la guerre, mais dut attendre les dernières semaines de sa vie pour réaliser son plus cher souhait : être anobli par la Reine et rejoindre, enfin, sa chère aristocratie.

 Illustration : couverture originale de la première édition de « thank you Jeeves » en 1934.

Eichmann à Jérusalem

Il y a cinquante ans se tenait à Jérusalem le procès d’Adolf Eichmann, accusé de crimes contre l’humanité pour avoir organisé le transport des Juifs vers les camps d’extermination.

 Kidnappé par un commando israélien en 1960, Adolf Eichmann fut jugé à Jérusalem d’avril à décembre 1961, condamné à mort et pendu le 31 mai 1962. La philosophe Hannah Arendt suivit le procès pour le compte du New Yorker et publia en 1963 « Eichmann à Jérusalem », un livre construit à partir des articles rédigés pour le journal.

 Cinquante ans après, « Eichmann à Jérusalem » reste un livre passionnant. Il fut, lors de sa publication, accompagné d’une violente polémique. On reprocha à l’auteur d’avoir souligné le rôle déterminant des Conseils Juifs dans l’organisation de la déportation. On lui fit aussi grief d’avoir souligné l’intérêt d’Eichmann pour le sionisme, en particulier sur deux points : le refus de l’assimilation (« dissimilation », dit Arendt) et la revendication d’une terre propre aux Juifs.

 Ces critiques sont injustes, mais on comprend que les dogmatistes soient révulsés par l’honnêteté d’Hannah Arendt. Elle dénonce le « show » organisé par Ben Gourion sur la Shoah et le peu d’attention portée à la responsabilité personnelle de l’accusé. Elle démontre qu’Eichmann n’a jamais été l’ingénieur diabolique de l’extermination que voulait présenter l’accusation, mais un fonctionnaire zélé d’un massacre de masse décidé à Berlin, un fonctionnaire à l’esprit obtus qui ne dépassera jamais le grade de lieutenant colonel. Elle parle de la « banalité du mal » : comment le mal absolu a été perpétré par une bureaucratie efficace et stupide.

 Arendt s’attaque avec courage aux questions fondamentales posées par le procès Eichmann. Etait-il légitime de kidnapper Eichmann en Argentine ? Quelle était la légitimité de la cour de justice de Jérusalem ? Une cour internationale aurait-elle été envisageable ? Le procès n’était-il pas celui des vainqueurs ? Pourquoi les auteurs d’Hiroshima et Nagasaki n’ont-ils pas été jugés, eux aussi, pour crime contre l’humanité ?

 Elle explique combien il était difficile aux juges de caractériser le crime d’état dont Eichmann avait été l’efficace instrument. Ce crime n’existait pas dans les livres de jurisprudence. Arendt parle de « massacre administratif » perpétré par un Etat qui avait décidé qu’une une partie de l’espèce humaine n’avait pas le droit d’exister sur la terre. Pour les juges, il n’y avait pas de précédent : il fallait sortir des sentiers battus et innover.

 Pour Hannah Arendt, la question centrale du procès d’Adolf Eichmann n’aurait pas du être la Shoah, mais la responsabilité individuelle de l’accusé. Or celui-ci n’avait pas cessé de se retrancher derrière les ordres reçus par lui qui n’était qu’un rouage d’une gigantesque mécanique criminelle. Un chapitre clé du livre s’intitule « les devoirs d’un citoyen respectueux de la loi ».  Curieusement, Eichmann se réfèra à la critique de la raison pratique de Kant. Comme l’indique Arendt, il donna une définition à peu près correcte de l’impératif catégorique : « je voulais dire par ma remarque sur Kant que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il peut devenir le principe de lois générales ».  Arendt souligne le glissement qui s’est opéré sous le troisième Reich : le principe n’était plus « ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’ils nous fassent », mais « agir d’une telle façon que le Führer, s’il connaissait notre action, l’approuverait ».

 Tout au long de son procès, Eichmann déclara qu’il n’avait nulle haine des Juifs et se vanta des excellentes relations qu’il avait entretenues tout au long de sa carrière avec des notables juifs. Puisque l’Etat allemand avait déclaré l’existence d’un « problème juif », il avait travaillé activement à une première solution, l’expulsion des Juifs vers d’autres territoires, parmi lesquels Madagascar avait été envisagé. Lorsque l’expulsion de millions de personnes s’avéra irréaliste, il se replia sur une seconde solution, la concentration. Enfin, il se rallia à la solution finale, l’extermination.

 Pour Hannah Arendt, la progressive abdication du principe moral au profit du principe du chef est le point où réside la responsabilité personnelle d’Eichmann, celle qui aurait du être au cœur du procès de Jérusalem. Son livre, au confluent de l’histoire, de la psychologie sociale, de la théorie politique et du droit international, est une œuvre magistrale.

 Illustration : Eichmann à son procès à Jérusalem.