Thank you Jeeves

« Thank you Jeeves » est l’un des quelque cent livres écrits par l’humoriste anglais Pelham Grenville Wodehouse  (1881 – 1975). 

Publié en 1934, « Thank you Jeeves » est un bijou d’humour anglais. Les personnages centraux sont un jeune aristocrate, Bertram Wooster, et son valet Jeeves. Wooster s’est entiché du banjo, et il en joue de telle façon que ses voisins à Londres se liguent pour le déloger. Le fidèle Jeeves lui-même ne s’en accommode pas et se met au service d’un ami d’enfance de Bertram, Marmaduke (de son prénom), cinquième baron Chuffnell, que Bertram appelle naturellement du diminutif « Chuffy ». Bertram se fait prêter un cottage par Chuffy dans le village de Chuffnell Regis, sur la Côte, où il pourra pratiquer son instrument.

 L’intrigue abracadabrante met aux prises parmi d’autres personnages un millionnaire américain étranger aux manières raffinées de l’aristocratie anglaise, sa ravissante et effrontée fille Pauline, des sergents de ville zélés et stupides, une troupe de musiciens noirs et des gamins insupportables.

 Dans la relation entre le maître, Bertam, et le valet, Jeeves, le second prend invariablement le dessus par son intelligence tactique, sa capacité à citer à tout bout de champ des citations littéraires et par l’usage d’un anglais pédant. « Cela fait longtemps que j’ai envie de dire à Chuffnell de changer de chaussettes » devient ainsi « I have long been desirous of canvassing his lordhip’s views as to the desiderability of purchasing some new socks » (Je suis depuis longtemps désireux de sonder sa seigneurie en ce qui concerne la désirabilité d’acheter quelques nouvelles chaussettes).

 L’univers de Wodehouse est subverti par la supériorité intellectuelle du valet, mais il n’est pas question que le valet prenne la place du maître. Après la démission de Jeeves pour raison d’intolérance au banjo, Bertram prend à son service Brinkley, dont il perçoit la haine de classe derrière l’indifférence de façade. « Cet homme m’ennuyait. Je n’avais pas la moindre objection à ce qu’il passe son temps à planifier des massacres pour la bourgeoisie, mais j’aurais bien aimé savoir pourquoi il ne pourrait pas le faire avec un brillant et communicatif sourire ».

 Les personnages de Wodehouse ont des lubies qui les entraînent dans des positions impossibles (comme par exemple ne pas pouvoir résister à l’odeur de toasts à l’heure du petit déjeuner) et ils portent sur les choses un regard distant et amusé. Ils jouissent des situations absurdes dans lesquelles eux-mêmes, et surtout leurs ennemis, se précipitent.

 Mais de décor est intangible, aucun changement social n’est envisageable. C’est probablement ce conservatisme profond qui rendit Wodehouse suspect de collaborationnisme pendant la seconde guerre mondiale. Il ne consentit pas à quitter son cher Touquet quand la France fut envahie. Interné, il se mit au service de la propagande allemande à destination des Etats-Unis lorsqu’ils étaient encore neutres. Il fut innocenté après la fin de la guerre, mais dut attendre les dernières semaines de sa vie pour réaliser son plus cher souhait : être anobli par la Reine et rejoindre, enfin, sa chère aristocratie.

 Illustration : couverture originale de la première édition de « thank you Jeeves » en 1934.

Eichmann à Jérusalem

Il y a cinquante ans se tenait à Jérusalem le procès d’Adolf Eichmann, accusé de crimes contre l’humanité pour avoir organisé le transport des Juifs vers les camps d’extermination.

 Kidnappé par un commando israélien en 1960, Adolf Eichmann fut jugé à Jérusalem d’avril à décembre 1961, condamné à mort et pendu le 31 mai 1962. La philosophe Hannah Arendt suivit le procès pour le compte du New Yorker et publia en 1963 « Eichmann à Jérusalem », un livre construit à partir des articles rédigés pour le journal.

 Cinquante ans après, « Eichmann à Jérusalem » reste un livre passionnant. Il fut, lors de sa publication, accompagné d’une violente polémique. On reprocha à l’auteur d’avoir souligné le rôle déterminant des Conseils Juifs dans l’organisation de la déportation. On lui fit aussi grief d’avoir souligné l’intérêt d’Eichmann pour le sionisme, en particulier sur deux points : le refus de l’assimilation (« dissimilation », dit Arendt) et la revendication d’une terre propre aux Juifs.

 Ces critiques sont injustes, mais on comprend que les dogmatistes soient révulsés par l’honnêteté d’Hannah Arendt. Elle dénonce le « show » organisé par Ben Gourion sur la Shoah et le peu d’attention portée à la responsabilité personnelle de l’accusé. Elle démontre qu’Eichmann n’a jamais été l’ingénieur diabolique de l’extermination que voulait présenter l’accusation, mais un fonctionnaire zélé d’un massacre de masse décidé à Berlin, un fonctionnaire à l’esprit obtus qui ne dépassera jamais le grade de lieutenant colonel. Elle parle de la « banalité du mal » : comment le mal absolu a été perpétré par une bureaucratie efficace et stupide.

 Arendt s’attaque avec courage aux questions fondamentales posées par le procès Eichmann. Etait-il légitime de kidnapper Eichmann en Argentine ? Quelle était la légitimité de la cour de justice de Jérusalem ? Une cour internationale aurait-elle été envisageable ? Le procès n’était-il pas celui des vainqueurs ? Pourquoi les auteurs d’Hiroshima et Nagasaki n’ont-ils pas été jugés, eux aussi, pour crime contre l’humanité ?

 Elle explique combien il était difficile aux juges de caractériser le crime d’état dont Eichmann avait été l’efficace instrument. Ce crime n’existait pas dans les livres de jurisprudence. Arendt parle de « massacre administratif » perpétré par un Etat qui avait décidé qu’une une partie de l’espèce humaine n’avait pas le droit d’exister sur la terre. Pour les juges, il n’y avait pas de précédent : il fallait sortir des sentiers battus et innover.

 Pour Hannah Arendt, la question centrale du procès d’Adolf Eichmann n’aurait pas du être la Shoah, mais la responsabilité individuelle de l’accusé. Or celui-ci n’avait pas cessé de se retrancher derrière les ordres reçus par lui qui n’était qu’un rouage d’une gigantesque mécanique criminelle. Un chapitre clé du livre s’intitule « les devoirs d’un citoyen respectueux de la loi ».  Curieusement, Eichmann se réfèra à la critique de la raison pratique de Kant. Comme l’indique Arendt, il donna une définition à peu près correcte de l’impératif catégorique : « je voulais dire par ma remarque sur Kant que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il peut devenir le principe de lois générales ».  Arendt souligne le glissement qui s’est opéré sous le troisième Reich : le principe n’était plus « ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’ils nous fassent », mais « agir d’une telle façon que le Führer, s’il connaissait notre action, l’approuverait ».

 Tout au long de son procès, Eichmann déclara qu’il n’avait nulle haine des Juifs et se vanta des excellentes relations qu’il avait entretenues tout au long de sa carrière avec des notables juifs. Puisque l’Etat allemand avait déclaré l’existence d’un « problème juif », il avait travaillé activement à une première solution, l’expulsion des Juifs vers d’autres territoires, parmi lesquels Madagascar avait été envisagé. Lorsque l’expulsion de millions de personnes s’avéra irréaliste, il se replia sur une seconde solution, la concentration. Enfin, il se rallia à la solution finale, l’extermination.

 Pour Hannah Arendt, la progressive abdication du principe moral au profit du principe du chef est le point où réside la responsabilité personnelle d’Eichmann, celle qui aurait du être au cœur du procès de Jérusalem. Son livre, au confluent de l’histoire, de la psychologie sociale, de la théorie politique et du droit international, est une œuvre magistrale.

 Illustration : Eichmann à son procès à Jérusalem.

Paul Trevor photographie Liverpool

La Walker Art Gallery de Liverpool présente une exposition de photographies de Paul Trevor intitulée « comme si tu n’étais jamais parti » (like you’ve never been away).

 Paul Trevor, âgé alors de 27 ans, a séjourné six mois à Liverpool en 1975 dans le cadre d’un projet consistant à documenter des quartiers défavorisés de Grande Bretagne et la manière dont les gens réagissaient. Ses photos, prises principalement dans les quartiers d’Everton et de Toxteth, mettent principalement en scène des enfants, chez eux ou dans la rue ou les terrains vagues.

 n 2011, il revient à Liverpool pour comprendre ce que les enfants qu’il avait photographiés sont devenus et, maintenant qu’ils ont la quarantaine, les photographier de nouveau. L’exposition au Walker est un moment de ce projet. Un livre magnifique a été édité, « Paul Trevor, like you’ve never been away », The Bluecoat Press. Ce qui frappe, c’est l’extraordinaire vitalité des enfants, leur capacité à générer de la joie dans un environnement complètement sordide. Les clichés sont esthétiquement beaux, mais constituent aussi un hymne à Liverpool, une métropole énergique ouverte sur le monde.

 Depuis trente-cinq ans, les quartiers ont été rénovés, mais la population en est à sa troisième génération de chômage et le désespoir, presque absent des clichés de 1975, est peut-être plus prégnant. Le projet auquel travaille Paul Trevor sera sans doute révélateur de l’évolution des banlieues entre la misère noire d’autrefois tempérée par l’espoir d’un monde meilleur et un cadre de vie plus décent mais peut-être sans âme.

 Couverture du livre de Paul Trevor : High Heights, Haigh Street, Everton, Liverpool 3, 1975.

2033 Atlas des Futurs du Monde

« 2033, Atlas des Futurs du Monde », par Virginie Raisson (Robert Laffont, 2010), est un livre exceptionnel. Cet atlas ne représente pas le monde tel qu’il est, mais tel qu’il pourrait être dans 20 à 40 ans.

Dans l’éditorial du blog www.lesfutursdumonde.com, Virginie Raisson définit ainsi son programme. « Le futur n’est pas écrit et rien ne permet de le « prédire ». Cependant, des forces sont en jeu qui, dès aujourd’hui, engagent les lendemains de la planète et nous invitent à réagir » Elle nous invite à « explorer le présent pour repérer les futurs en gestation, partager l’information et l’analyse prospectives, décaler le regard pour donner de la vision, faire les liens pour éclairer la réflexion, lancer le débat pour rendre à chacun ses responsabilités. »

L’Atlas s’intéresse aux tendances lourdes qui définissent dès aujourd’hui ce que sera notre planète demain : l’alimentation, l’eau, la démographie (une planète trop peuplée ?), les énergies et les matières premières et naturellement le climat. La cartographie est innovante, colorée et soignée, à la manière du « dessous des cartes », l’émission d’Arte, et on a l’impression de feuilleter de la belle ouvrage.

Il fait le point des connaissances scientifiques actuelles, et en ce sens semble parfois déprimant, tant elles laissent augurer des catastrophes inévitables. Mais il ouvre aussi des pistes de réflexion, des alternatives, des plans d’action. Il ne dédaigne pas la fiction, décrivant comme des reportages écrits au présent des réunions de chefs d’état et des conférences internationales en 2033.

J’ai lu ce livre avec passion. Parmi les nombreuses choses qu’il m’a apprises, le fait que la principale alternative au pétrole d’ici 2050 devrait être… le charbon ! L’épuisement prévu des gisements de diamant en 2017, d’or en 2030 et de fer en 2047. Et les nouvelles perspectives que le réchauffement climatique offre au nord du Groenland et au nord du Canada, avec la perspective que s’ouvrent de nouvelles routes maritimes qui concurrenceront durement des canaux de Suez et de Panama.