Que faut-il chercher en hiver ?

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« Que faut-il chercher en hiver : mémoires en cécité » (What to look for in winter : a memoir in blindness, Jonathan Cape, 2010) est le récit autobiographique bouleversant que livre l’écrivaine Candia McWilliam alors qu’elle est frappée par une forme rare de cécité.

Née en 1955, Candia McWilliam a publié plusieurs romans. Elle a écrit ce livre de mémoires après 15 ans de stérilité littéraire et une suite d’épreuves qui auraient pu la tuer. Elle dit d’elle-même : « je mesure un mètre quatre vingt trois et j’ai peur des gens petits. Je suis Ecossaise. Je suis alcoolique. Il n’y a rien de mal dans mes yeux. Je suis aveugle. Je ne sais pas me mettre en colère bien qu’on m’y aide. J’ai l’air d’une femme mariée et je suis seule. »

Ecorchée vive

Petite fille, Candia subit le choc du suicide de sa mère. Son père se remarie avec une hollandaise, mais elle se glisse dans une autre famille, une famille nombreuse dont la maison de vacances se situe dans l’île de Colonsay, l’une des Hébrides. Elle mène à Cambridge des études brillantes. Elle épouse un aristocrate dont elle a deux enfants. Elle en divorce après quelques années et épouse un professeur d’Oxford, un Pakistanais d’origine Parsi, dont elle a un enfant. Elle quitte son mari après une quinzaine d’années de vie commune et une coexistence difficile avec sa belle-famille, en particulier sa belle-mère.

Après cette séparation, elle sombre dans l’alcoolisme et échappe de peu à la mort grâce à une impitoyable cure de désintoxication et à sa participation aux Alcooliques Anonymes. Elle contracte alors une maladie rare, le blépharospasme ou cécité fonctionnelle : les yeux voient, mais le cerveau ordonne aux paupières de rester closes. Elle se trouve alors privée de sa grande passion, la lecture, même si elle écoute des livres enregistrés, en particulier « A la recherche du temps perdu » de Proust. Sa santé est fragile. Elle fait de longs séjours à l’hôpital pour une fracture, pour une syncope et pour une septicémie. Elle se soumet aussi à une opération qui consiste à prélever des tendons de la jambe pour soulever les paupières.

Le récit de Candia McWilliam est celui d’une écorchée vive. « Le sentiment de ne pas être aimée et de ne pas appartenir est le plus précoce que j’aie eu. Je suppose que ma mère l’a senti et que je l’ai bu. »

Alcool

Son récit de l’alcoolisme est poignant. « Lorsque j’étais seule (après la séparation de son second mari), je ne faisais que boire et je buvais tout ce qui me tombait sous la main. Cela incluait des nettoyants de ménage, du désinfectant, une substance qui assouplit le linge mais n’est pas agréable à boire. Je m’arrangeais pour être seule le plus souvent possible car j’avais tellement honte. L’alcool transforme complètement un caractère. Très brièvement, il me donnait une fenêtre de beauté et de connection avec cette beauté, et alors je pouvais voir la nature, les gens, les enfants, tout cela comme grandi dans son éclat.

Candia cite William James dans « The varieties of religious experience » : « la sobriété diminue, discrimine et dit non ; l’ébriété élargit, unit et dit oui. C’est en fait le grand excitant de la faculté du « oui » chez l’homme. Il conduit son adepte de la froide périphérie des choses à leur cœur rayonnant. »

« Les règles selon lesquelles l’alcool vous fait vivre sont les instructions pour vivre comme si vous étiez mort. L’alcool vous dit de ne pas répondre au téléphone, de ne pas ouvrir la porte, de ne pas ouvrir les rideaux, de ne pas manger, de ne pas vous laver, de ne pas nettoyer votre environnement et de recouvrir les miroirs comme pour un décès. L’alcool vous dit de vous habiller en noir et de ne pas vous laver les dents parce que votre brosse à dents vous fait vomir. L’alcool vous dit que vous avez besoin d’une boisson à quatre heures du matin. Il vous dit ensuite que vous avez besoin de dégurgiter cette boisson pour faire de la place à la boisson suivante. Vous lui obéissez et vous vomissez du sang. A la fin, vos oreillers, votre nez, vos yeux et votre bouche dégoulinent de sang. Vous chiez le sang. Vous pissez le sang. »

Espérer

Candia porte un regard cruel sur elle-même : « Je me suis arrangée, et c’est presque une réussite, pour me vider de ma propre vie jusqu’à en faire une cellule. Non le studio calme de Saint Jérôme, mais une prison (…) Je pense que j’ai fait cela d’abord avec la boisson, puis, après cela avec un bon coup de désinfectant à haute pression : la honte. Et ensuite je suis devenue aveugle. Il n’est pas facile d’oublier comment vivre. Je l’ai fait. Se relever n’est pas facile. J’essaie maintenant, mais les tours que fait le manège sont de plus en plus rapides. »

On pourrait penser que l’auteur est désespérée, mais elle affirme qu’elle ne l’est pas. Si elle s’est mise à boire, c’est qu’elle était triste, pas désespérée. Le désespoir n’était pas la cause de l’alcoolisme, même si l’alcoolisme génère du désespoir.

Aimer

De fait, on est frappé à la lecture du livre par le nombre d’amis sincères que Candia s’est créés au long de sa vie, par l’amour qu’elle donne à ses proches, y compris aux nouvelles épouses de ses maris et par l’amour qu’elle en reçoit. Elle apparaît comme une personne incapable d’amour pour soi, mais débordante d’amour pour le monde qui l’entoure. Je voudrais l’illustrer par une page dans laquelle elle raconte un séjour à l’hôpital. Cette scène me touche car j’ai vécu une telle expérience d’improbable communauté à l’hôpital Saint Antoine à Paris en 1982.

« La salle était pleine. Il n’y avait que des femmes, six en tout. Nous aurions pu être les actrices d’un soap opéra, tant nous remplissions nettement tous les rôles. Les deux plus jeunes étaient particulièrement gentilles. Chacune d’elles était gravement malade. L’une était une blonde pétard dont l’amant s’était suicidé exactement un an auparavant et qui ressentait par moments des douleurs inexplicables et insupportables. L’autre était une jeune maman dont l’hépatite rendait la peau d’un jaune de vaseline sous sa chevelure noire. Elle avait une poitrine convenable, de jolies chevilles et de jolis poignets. Toute sa famille, maman, papa, mari et deux petits garçons coiffés au carré venaient voir la télé avec elle pendant les soirées.

Il y avait une autre personne, légèrement secouée comme moi, une femme artiste et spirituelle qui élevait elle-même son jeune petit fils et dont l’ex-mari était en train de mourir lentement dans une hospice proche de l’hôpital. Il y avait la gentille veuve de Chelsea qui avait peur de rentrer à la maison et dont la coquetterie consistait à se peigner. A tout instant, la coiffure de Betty était parfaite.

Et dans le coin, il y avait Ethel. Ethel était très vieille et terrifiée. Elle geignait comme un chien et grognait horriblement et régulièrement. Elle puait la merde quand ses draps n’étaient pas changés car elle avait une mauvaise diarrhée.

A peu près le cinquième jour de mon hospitalisation, la jeune femme brune reçut un message de son mari, qui travaillait sur un chantier de bois. Une charge était tombée sur lui. Il était à l’hôpital avec le crâne fracassé. Elle se glissa hors de notre hôpital, manteau au dessus de la robe de nuit, et alla le voir dans son hôpital (…) « Je lui ai donné un morceau de mon esprit », dit-elle. Heureux homme. C’était une fille intelligente. Elle était ce que les tabloïds appellent « une battante ». Les choses étaient claires dans sa tête. Elle était affectionnée, brusque, tendre, directe. »

Que faut-il chercher en hiver ? Ce livre semble une description de l’enfer sur la terre. On s’attend à succomber sous les malheurs du monde. Pourtant, Candia McWilliam porte sur le monde, à l’exception d’elle-même, un regard émerveillé. Son livre est triste, mais ce n’est pas un livre désespéré. Lorsqu’il l’a refermé, le lecteur croit un peu plus à la vie, quoi qu’il en semble et quoi qu’il en coûte.

Photo The Guardian : Candia Mc William

Le Musée Nissim de Camondo

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En bordure du Parc Monceau à Paris, le Musée Nissim de Camondo présente une magnifique collection de meubles, de porcelaine et de tableaux de la seconde moitié du dix-huitième siècle.

L’histoire du musée est celle d’une famille juive d’Istanbul, financiers de l’Empire Ottoman et de l’Unité italienne. Deux frères s’installent à Paris à la fin du second Empire. Moïse de Camondo (1860 – 1935), fils de l’un d’entre eux, collectionne des objets d’art décoratif de la seconde moitié du dix-huitième siècle. Pour abriter ses collections, il fait construire en 1911 un hôtel particulier en bordure du Parc Monceau.

Le fils de Moïse, Nissim, meurt pour la France en 1917 dans un combat aérien. En son souvenir, son père lègue à la République son hôtel particulier et ses collections, pourvu que l’ensemble prenne le nom de Nissim de Camondo. Béatrice, second enfant de Moïse, et ses deux enfants, mourront en déportation.

Le musée est profondément émouvant en raison de la générosité, si mal payée en retour, d’une famille d’Orient pour la France, son pays d’adoption. La fascination qu’exerçait l’âge d’or français, celui des Lumières, sur Moïse de Camondo, un juif sépharade, est touchante, elle aussi. Tout dans l’architecture et l’art décoratif de la seconde moitié du dix-huitième siècle est symétrie, clarté, harmonie. Pourtant, sous l’apparente stabilité et la promesse d’éternité de l’art classique était à l’œuvre la tectonique des plaques sociales et politiques qui allait provoquer le tremblement de terre et le tsunami de la Révolution.

Au second étage, la bibliothèque est une salle elliptique aux parois boisées dont la porte-fenêtre s’ouvre sur un jardin et sur le Parc Monceau. Tout y est intériorité, ouverture d’esprit, sérénité.

Illustration : la bibliothèque du Musée Nissim de Camondo.

Shoes, Comédie Musicale

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Le Peacock Theatre de Londres donne actuellement une comédie musicale réjouissante, Shoes.

Dans la dernière scène du film Frost Nixon, David Frost offre à Nixon une paire de chaussures du type de celles qu’il chaussait pendant leur fameux duel télévisé. « Efféminées » avait prononcé l’ancien président américain.

La chaussure est un objet de désir et de séduction, qu’il s’agisse du soulier que porte une belle femme, assorti à sa robe de soirée ; de la chaussure « Nike » ou « Adidas » que le sportif choisit avec un soin maniaque ; ou encore de la botte d’un rocker intégrée à son costume de scène. Richard Thomas, auteur des textes et des musiques et Stephen Mear, chorégraphe, ont conçu un spectacle à la gloire de cet objet de tous les jours qui en oublie d’être banal.

Certains critiques ont souligné le côté hétéroclite du spectacle, qui colle des scènes de qualité inégale et tombe parfois dans la facilité. Il reste que l’ensemble est divertissant, bien enlevé et plein d’humour et de poésie. On y assiste à un cours d’hygiène et de sécurité destiné aux femmes – et aux hommes – désireux de porter des talons aiguille. On voit Imelda Marcos expliquer sa collection de milliers de chaussures de luxe. Dans un cadre de photo à la taille d’humains les participants à une noce se disputent le soulier de la mariée. Des chaussures de sport luminescentes animées par des marionnettistes invisibles dansent un ballet qui raconte la liberté de ceux qui s’affranchissent de la gravité.

Les 12 danseurs de Shoes sont formidables. La chaussure propulse, la chaussure change l’esthétique d’un corps, la chaussure atténue le choc avec le sol. Par ses rythmes, par ses courbes, par ses corps qui se touchent et s’éloignent, la danse exalte la chaussure dans tous ses états.

Il ne faut pas chercher de philosophie dans Shoes. C’est un spectacle qui se laisse savourer au premier degré, dans sa fraîcheur.

Photo du spectacle « Shoes » au Peacock Theatre de Londres. Voir aussi ma chronique « talons aiguille » :

http://xdenecker.blog.lemonde.fr/2009/11/21/talons-aiguille/

Love, love, love

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La pièce de Mike Bartlett « Love, love, love » qui vient d’être présentée au Watford Palace Theatre dans le cadre d’une tournée nationale, constitue une caricature drôle et amère de la génération du baby-boom.

La pièce se joue en trois actes : 1967, 1990, 2011.

En 1967, Kenneth a 19 ans. Etudiant, il est émerveillé par les infinies possibilités qu’offre la vie moderne, la télévision planétaire, les voyages, l’herbe. Par contraste, son frère aîné Henry, déjà entré dans la vie active, semble appartenir à une autre génération.  Kenneth drague sans vergogne Sandra, la petite amie de son frère. Pendant qu’ils dansent, tendrement enlacés, sur la chanson « all you need is love » des Beatles,  ils rêvent d’une vie d’aventures et de liberté.

En 1990,  Kenneth et Sarah vivent dans un lotissement de classe moyenne à Reading, dans la grande banlieue de Londres. Ils ont deux enfants, Rosie, dont on fête le seizième anniversaire, et Jamie, de deux ans son cadet. Jamie est un garçon vif et pétillant, mais soumis. Rose est en colère. Sa mère n’est pas venue l’encourager au concert de l’école de musique. Son père n’a qu’une idée très approximative de sa scolarité. Son petit ami est en train de la plaquer, et ses parents ne trouvent rien de mieux à faire que de se chamailler et d’annoncer leur divorce. « Je pense que les choses sont différentes maintenant, dit Sandra. Je pense que les choses ont changé, que nous avons le droit de suivre notre propre chemin, que nul ne doit nous dire ce qui est juste, ni l’église, ni le gouvernement, ni même nos enfants, ce n’est l’affaire de personne, seulement la nôtre.  Nous devons vivre nos vies, Ken, moi, Rosie, Jamie, à partir du moment où maintenant nous sommes tous des personnes séparées. Sur nos propres chemins. Il y a une part de vous qui est exaltée à cette perspective, n’est-ce pas ? Il y a une part de vous qui est exaltée à l’idée de vous battre pour votre propre chemin ? (…) Voilà où nous en sommes, les enfants. Maman et papa vont être plus heureux. Et croyez-moi. Vous serez plus heureux aussi. »

2011. Kenneth vit dans une grande maison lumineuse avec Jamie. Il a pris sa retraite et coule des jours paisibles entre son jardin et le golf. Avec Jamie, ils carburent au vin blanc. Kenneth est convaincu que son fils est heureux. Rosie quant à elle a bien compris que son frère, devenu accroc aux jeux vidéo, ne tourne pas rond.  Elle a convoqué une réunion de famille pour demander des comptes. Agée maintenant de 37 ans, elle réalise que sa vie est un gâchis, sans vrai métier, sans mari, sans enfants, sans argent. Elle en rend responsable ses parents, qui l’ont poussée à suivre son rêve sans espoir de devenir une grande violoniste et ne l’ont jamais vraiment aidée. Elle a une exigence nette et précise : « achetez-moi une maison ».  Pour Kenneth et Sandra, ce serait se priver, mener une retraite plus austère. Kenneth a une autre idée : pourquoi ne se remettraient-ils pas ensemble ? Pourquoi Sandra ne se débarrasserait-elle pas de son mari devenu grabataire et lui, Kenneth, de la charge que représente son fils Jamie ? Ils pourraient voyager de par le monde et jouir ensemble d’une retraite bien méritée par 40 ans de dur labeur !

Tendrement enlacés, Kenneth et Sandra dansent sur la chanson « all you need is love ». Le monde extérieur, à commencer par leurs enfants, est  exclu de leur étreinte.

« Love, love, love » dresse un portrait cruel d’une génération, la mienne, qui sous le masque d’une revendication de liberté a souvent le visage de l’égoïsme. Les acteurs, en particulier Lisa Jackson (Sandra) et Ben Addis (Kenneth) sont remarquables.