Le repas des fauves

110121_repas_fauves2.1295646872.jpg

« Le repas des fauves », pièce mise en scène par Julien Sibre d’après l’œuvre de Vahé Katcha au Théâtre Michel à Paris, montre l’exacerbation des égoïsmes lorsque rôde la mort.

En 1942, un groupe de sept amis fête l’anniversaire de Sophie Pélissier. Le marché noir a fourni champagne, viande et cadeaux. Les invités, un peu éméchés, terminent leur repas lorsque des officiers allemands sont assassinés dans la rue. Un officier de la Gestapo frappe à la porte et exige deux otages. Il reconnait Victor, l’épouse de Sophie, un libraire à qui il achète des livres. C’est que l’officier, professeur de philosophie, est un homme cultivé qui connait par cœur Sophocle et Horace. Il va mettre sa grande culture au service du vice : il impose aux convives une torture raffinée. Il leur donne deux heures pour choisir entre eux ceux qui seront sacrifiés. Il s’installe dans un bureau de l’appartement des Pélissier et patiente en lisant de la philosophie.

Les amis tentent de chercher de l’aide à l’extérieur. L’un d’entre eux appelle un officier allemand dont il a soigné la femme. Ils imaginent même d’inviter des amis à se joindre à la célébration de l’anniversaire, diluant ainsi la probabilité d’être eux-mêmes désignés comme otages. Ils convainquent Sophie de se livrer à la libido de leur tortionnaire en espérant acheter ainsi sa grâce. Rien n’y fait, il faut que deux d’entre eux se sacrifient ou soient sacrifiés.

Les amis se mettent à se déchirer comme des fauves dans l’arène. C’est une course au statut de victime : je suis aveugle de guerre, je suis veuve de guerre, ma femme est enceinte. C’est aussi la recherche effrénée des raisons pour lesquelles l’autre doit mourir : il est peut-être juif, il est homosexuel, il est du côté de la résistance. Dans l’odieux, André, un affairiste enrichi dans la collaboration, surclasse ses « amis ». Il offre une importante somme d’argent à qui acceptera de se désigner et encourage les uns et les autres à faire preuve de générosité : cet argent sera utile à leurs proches !  En vérité, ce profiteur et bon vivant est terrorisé par la perspective de mourir. Le vertige des plaisirs camoufle un vide existentiel épouvantable.

« Le repas des fauves » traite d’un sujet terrible, la destruction des liens sociaux et l’avilissement des personnes lorsque la terreur de la mort annihile tout sentiment humain. La pièce est d’un pessimisme radical et prend acte de la victoire absolue du mal. Elle est pourtant pétrie d’humour noir et, un peu à son corps défendant, l’on rit beaucoup !

Photo : une scène du « repas des fauves ».

Accordéons-nous

110115_accordeons_nous.1295133278.jpg

TV5 Europe vient de diffuser une émission qui fut initialement programmée sur France 2 le 14 juillet 21010 : « accordéons-nous ».

Animée par Christophe Hondelatte, l’émission avait été filmée en direct sur le pont d’un Bâteau-Mouche dans le cadre somptueux des bras de la Seine qui enveloppent l’Ile de la Cité et l’Ile Saint Louis.

On prête parfois à l’accordéon une image passéiste et ringarde : c’est l’instrument du front populaire, des bals musette et d’un président de la république qui voulait passer pour proche du peuple. Les reportages qui structurent l’émission suivent des musiciens ou orchestres qui sont passionnés par cet instrument : Bernard Lubat, un musicien de jazz ; Marc Berthoumieux, qui a travaillé avec Claude Nougaro ; Angélique, qui anime des bals populaires ; Yohann, un jeune élève au Conservatoire qui joue Messiaen sur son instrument ; et les trente musiciens de l’Accordéon-club des Flandres qui célèbrent en musique leurs mariages et leurs enterrements. Yvette Horner, animatrice des étapes du Tour de France dans les années soixante, était aussi interrogée.

J’aime l’accordéon, un instrument qui fait corps avec le musicien, vecteur de musiques du monde entier, porteur de rythmes qui font danser et rêver ensemble. Le concert donné par les accordéonistes sur le Bâteau-Mouche le long des berges et sous les ponts illuminés de la Seine était plein de nostalgie et de beauté.

Photo : Angélique, sur les traces d’Yvette Horner.  

Totem, le Cirque du Soleil

110114_cirque_du_soleil_totem.1295081862.jpg

Comme chaque année, Le Cirque du Soleil occupe l’affiche du Royal Albert Hall en début d’année pendant plusieurs semaines. Le nom du spectacle présenté cette année est « Totem ».

A la base des spectacles du Cirque du Soleil se trouve toujours une mise en scène et une machinerie. Totem est construit autour d’un plateau circulaire surmonté d’une sorte de dôme constitué de tubes emboités qui ont l’apparence d’os de dinosaures. Dès la première scène, des acrobates exécutent un ballet dans les intervalles de la structure, s’élancent d’un trampoline, virevoltent en prenant appui sur ses montants. Leur habit de scène est étincelant de couleurs. Plus tard dans le spectacle, le dôme sert de baldaquin ou de fond de scène.

Au second plan, des images de vagues se brisant sur une grève ou de torrent se frayant un passage entre les rochers se projettent sur un plan incliné. Vers la fin du spectacle, on voit des nageurs glisser au fil de l’eau ; exactement au point où ils arrivent au bord du plan incliné émergent des nageurs identiques, mais en chair et en os. Le plan incliné joue un rôle important dans la circulation des acteurs : une passerelle articulée s’en détache parfois et se déploie jusqu’au plateau central ; de multiples trappes s’ouvrent opportunément.

Le Cirque du Soleil offre un spectacle totalement tridimensionnel, dans lequel les corps se jouent gracieusement de la pesanteur. Sans doute faut-il aussi ajouter une quatrième dimension, celle de la musique, omniprésente et résolument cosmopolite. Et aussi une cinquième, celle de la lumière et de la couleur.

Tout est chorégraphié. Les accessoiristes sont grimés en chimpanzés, en hommes préhistoriques ou en traders de la City ; les accessoires sont escamotés le temps d’une pitrerie ou d’un pas de danse, quand ils ne sont pas aspirés verticalement jusqu’à plusieurs dizaines de mètres du sol.

S’il ne faut retenir qu’un numéro de ce magnifique spectacle, je citerai celui d’un couple de trapézistes. Il ne s’agit pas d’athlètes voltigeant d’un trapèze à un autre. Ils partagent la même barre horizontale maintenue par deux cordes verticales, mais leur coexistence est plutôt violente. Ils se font face, s’entrelacent, se séparent, se lâchent et se rattrapent brusquement. En fusion, ils n’aspirent qu’à voler de leurs propres ailes ; éloignés de quelques centimètres, ils n’aspirent qu’à se rejoindre sans trêve. C’est une pure allégorie de la vie en couple, où le désir de l’autre est aussi violent que la soif d’exister par soi-même.

Photo The Guardian : Totem, spectacle du Cirque du Soleil au Royal Albert Hall.  

Le discours d’un roi

110115_kings_speech2.1295130821.jpg

Le film « The King’s speech » (le discours d’un roi) raconte la lutte du Roi George VI contre le bégaiement qui l’affligeait. Il est en tête du box-office au Royaume Uni, avec de bonnes chances que Tom Hooper, son metteur en scène et Colin Firth, l’acteur principale, obtiennent un Oscar.

En 1934, le Duc d’York (Colin Firth) est poussé par son formidable père, le Roi George V, à jouer un rôle public actif. Il faut prononcer des discours au micro devant des foules impressionnantes et se plier aux nouvelles exigences des allocutions radiophoniques. Le problème est que le Duc est paralysé par un dysfonctionnement de la parole. Son bégaiement embarrasse les citoyens et lui vaut la dérision de son frère David.

Elizabeth, la jeune épouse de George (et future Reine Mère, Helena Bonham Carter) arrange un rendez-vous avec un spécialiste de la parole, Lionel Logue (Geoffrey Rush). Lionel est atypique : il n’est pas Britannique mais sujet d’une colonie, l’Australie ; il se sent un comédien raté ; il n’a pas le titre de médecin, ayant appris son art en aidant avec succès des soldats victimes du souffle des explosions pendant la première guerre mondiale à sortir de la prison de leur mutisme.

Dans la famille royale, on ne se déboutonne pas et on ne parle surtout pas de sa vie privée. Lionel ne consent à soigner le Duc que sur un pied d’égalité. Ils seront Bertie (Albert est l’un des prénoms du Duc) et Lionel. Il comprend vite que la racine du problème de Bertie est son enfance malheureuse sous les yeux d’un père terrifiant. Il lui fait travailler sur son corps, hurler, se rouler par terre ; et il lui demande de se raconter. Le hiatus entre les cultures des deux hommes est source de multiples situations cocasses, et l’on rit souvent pendant les deux heures de la projection.

L’intention de David, devenu roi sous le nom d’Edward VIII en 1936, d’épouser une divorcée américaine, le contraint à l’abdication. A son corps défendant, « Bertie » est couronné sous le nom de George VI. Lionel devient son conseiller en communication, au grand dam des autorités, en particulier de l’archevêque. Il reste au nouveau roi à consentir vraiment à son nouveau rôle, à se penser comme un roi, à parler comme un roi.

Les périls montent. Le roi regarde en famille des actualités cinématographiques filmées à Nuremberg. Que dit Hitler demande sa fille Elizabeth ? Je ne sais pas ce qu’il dit, mais il le dit bien, répond son père. Le roi s’appuie sur l’amour que lui voue sa femme et sur l’amitié qui a grandi avec Lionel, malgré une brouille de plusieurs mois.

Le 1er septembre 1939, la Grande Bretagne déclare la guerre l’Allemagne. Le roi doit délivrer en direct une adresse radiophonique. Il est terrorisé. De l’autre côté du micro, Lionel l’encourage de la mimique et du geste comme un chef d’orchestre. Ils ont répété le texte écrit par le Gouvernement. Les silences du bègue reprenant sa respiration deviennent comme des pauses nécessaires dans un discours dramatique. George VI a gagné sa bataille contre le handicap, et par là même la crédibilité d’un chef de résistance dans la terrible période qui s’engage.

Photo du film « The King’s speech : Geoffrey Rush, Colin Frith et Helena Bonham Carter.