Poetry

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Le film « Poetry », du romancier et réalisateur coréen Lee Chang-dong, est d’une qualité exceptionnelle.

Mija (magistralement interprétée par Yun Jung-hee) est une petite bonne femme de soixante six ans, toujours tirée à quatre épingles et qui semble aller dans le monde d’émerveillement en émerveillement. Pourtant, elle mène une vie difficile. Elle travaille comme auxiliaire de vie chez un homme âgé qu’elle traite de « monsieur le président » et qu’une attaque cérébrale a laissé handicapé et dépendant. Surtout, elle a la charge de son petit fils, suite au divorce de sa fille partie travailler et vivre à Pusan. C’est un adolescent insupportable, tyran vautré à la maison, membre d’un groupe de loubards au lycée et dans les salles de jeux électroniques, sans un sou de reconnaissance ou de sens moral.

Victime de trous de mémoire, Mija apprend qu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Avant de sombrer, elle entend réaliser la prophétie de son institutrice lorsqu’elle était enfant : tu deviendras poétesse. Elle s’inscrit dans un cours de poésie donné par un maître qui enseigne comment regarder : combien de fois avez-vous vu une pomme ? Des milliers de fois ? Non, pas même une seule fois : il faut apprendre à l’observer dans tous les sens, sous des lumières différentes, à la caresser… L’objectif du cours, qui dure un mois, est de parvenir à écrire un poème.

La vie de Mija est bouleversée. Le cadavre d’une lycéenne est retrouvé dans la rivière. La jeune fille s’est suicidée en se jetant d’un pont car elle était violée par un groupe de lycéens. Le petit fils de Mija en était. Les parents des enfants de la bande s’organisent pour verser l’équivalent de vingt mille euros qui dédommageront la maman de la victime et achèteront son silence. Mija participe aux réunions des conspirateurs, mais elle est comme dans un autre monde. Envoyée en délégation négocier avec la maman d’Agnès, la lycéenne, qui est agricultrice, elle parle de la maturation des abricots et oublie sa mission.

Mija n’a pas le premier sou de sa part dans le dédommagement. Elle consent à faire l’amour avec le président, sous viagra, puis le fait chanter un jour de réunion de famille. A l’horreur du viol collectif, à la corruption de l’achat du silence de la mère de la famille, s’ajoute un autre scandale sexuel où se mêle l’argent.

Peu à peu, Mija est entrée dans la peau d’Agnès. Son poème sera en quelque sorte le message lancé par Agnès au monde avant de se suicider. Mija elle aussi va sauter du pont dans la rivière. Il lui reste à remettre les choses d’aplomb. Elle annonce à son petit-fils que sa maman va lui rendre visite, et le convainc de faire une grande toilette. En réalité, elle a combiné avec le commissaire de police, rencontré dans un club de poésie, qu’il l’arrêterait en douceur pendant que tous les deux, grand-mère et petit-fils, jouent au badminton au bas de leur immeuble.

Au final, le crime ne restera pas impuni. La mémoire d’Agnès est immortalisée. Lorsque la fille de Mija arrive de Pusan, le lendemain, elle trouve l’appartement vide. Le rideau est tombé sur le drame. Le mal a été charrié au loin par les flots de la rivière et les mots de la poésie.

Le film de Lee Chang-dong est éblouissant. Il y a une vraie intrigue, qui se développe dans un mois de la vie des personnages et dans les 2h20 de projection. Dans cet intervalle de temps étroit, un poème doit prendre forme, à partir de l’émerveillement d’un abricot tombé à terre mais aussi du désespoir d’une vie perdue et de la honte d’un crime commis sans remords.

On est frappé par le fait que le décor urbain est très semblable à celui d’une ville européenne de moyenne montagne, Saint-Etienne par exemple. Le film est totalement dénué de musique. C’est qu’il est tout entier porté par la musicalité poétique de la langue coréenne.

Photo du film « Poetry ».

Un village dans l’histoire d’Angleterre

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La chaîne culturelle britannique de télévision BBC4 vient de présenter la sixième et dernière émission d’une série consacrée à l’histoire d’un village des Midlands près de Leicester. 

La première de ces émissions était consacrée aux traces de l’histoire ancienne de Kibworth, près de Leicester, qui témoignent du passage et de l’assimilation des envahisseurs successifs, romains, anglo-saxons, vikings, normands. La dernière couvre la période qui s’étend du début du règne de la Reine Victoria (1830) jusqu’à aujourd’hui et est marquée par l’arrivée du chemin de fer, deux guerres, le suffrage universel et la diversité ethnique.

Ce documentaire répond au lois du genre en Angleterre : une personnalité charismatique, Michael Wood, nous prend par la main et nous fait partager ses curiosités et ses émerveillements. Mais ici, notre guide prend soin de s’effacer derrière la population du village. Il est en effet convaincu, comme autrefois Michel Clévenot avec ses Hommes de la Fraternité, que l’histoire se fait par le peuple, du bas en haut, autant sinon plus qu’elle est imposée du haut en bas par les rois et les armées.

Le projet Kibworth a mobilisé pendant une année entière toute la population de ce village de quelque six mille habitants. Dans la première émission, on voyait des habitants forer des trous dans leur jardin et y exhumer des vestiges qu’interprétaient des archéologues, et d’autres se prêter à des tests ADN prouvant que leurs ancêtres étaient vikings. Dans la dernière, ils reconstituent en costumes une école primaire victorienne et un concert à un penny ; une classe se rend sur les sites des batailles de la Somme et retrouve, sur les tombes du cimetière militaire, des noms de jeunes du village tombés pendant la Grande Guerre ; des retraités se rendent aux archives régionales et mettent au jour des documents qui éclairent la manière de vivre de leurs ancêtres il y a un siècle.

Photo BBC4 : Michael Wood. Pour voir l’émission : http://www.bbc.co.uk/iplayer/episode/b00vjmms/Michael_Woods_Story_of_England_Victoria_to_the_Present_Day/

Les joueurs de cartes

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La Collection Courtauld de Londres présente jusqu’au 16 janvier 2011 une exposition consacrée au tableau de Cézanne, les joueurs de cartes.

La Collection Courtauld est l’un des musées les plus chaleureux et intéressants de Londres. Il est installé dans Somerset House, un palais du dix-huitième siècle en aplomb de la Tamise, sur la terrasse duquel il fait bon déguster un thé au soleil d’automne. Il rassemble des toiles et des sculptures de diverses époques, mais avec une forte prédominance de la peinture française du dix-neuvième siècle. On y admire en particulier des œuvres de Manet (en particulier le magnifique Bar aux Folies Bergères), Degas, Gauguin, Van Gogh ou Cézanne.

Les expositions temporaires ne sont pas séparées de la collection permanente. Elles occupent l’une des salles, et on y accède avec le même ticket. Le musée possède l’une des trois toiles « Les joueurs de cartes » peintes par Cézanne vers 1890. Il a obtenu de plusieurs musées internationaux le prêt de tableaux ou d’esquisses préparatoires. La table des joueurs ainsi que le miroir derrière eux laissent une impression de flottement et d’irréalité. Les personnages pourtant sont si concentrés que le tableau frappe par sa force. Hommes de la terre, ils semblent enracinés pour toujours.

Illustration : les joueurs de cartes de Paul Cézanne, Courtauld Collection.

Victor Hugo pendant l’exil

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« Transhumances » a rendu compte il y a un an du tome 1 de la biographie de Victor Hugo par Jean-Marc Hovasse. Le tome 2 (Fayard, 2008) couvre une partie de la période d’exil, entre 1851 et 1864.

A la fin du tome 1, nous avions laissé Victor Hugo s’enfuyant en train de la France vers la Belgique déguisé en ouvrier. Il s’était opposé au coup de force de Louis Napoléon Bonaparte. D’innombrables républicains avaient été tués ou envoyés au bagne. A Bruxelles, il retrouve la communauté des proscrits, mais ce premier lieu d’exil n’est pas sûr. Il s’installe à Jersey de 1852 à 1855 puis dans l’île plus accueillante de Guernesey. En 1860, il refuse l’amnistie des proscrits.

Dans l’intervalle, sa production intellectuelle est incroyablement dense, de Napoléon Le Petit à William Shakespeare en passant par les Contemplations, la Légende des Siècles, les Misérables et un grand nombre d’articles, de manifestes (en particulier contre la peine de mort), de discours. Sa correspondance est considérable.

En exil, Victor Hugo reconstitue sa cellule familiale : sa femme Adèle ; son fils Charles, passionné par des innovations telles que le spiritisme et la photographie, aspirant écrivain au maigre talent ; son autre fils François Victor, qui mène à bien une monumentale traduction de Shakespeare ; sa fille Adèle, solitaire, renfermée, musicienne, psychologiquement déséquilibrée ; Auguste Vacquerie, le beau-frère de la fille disparue, Léopoldine ; et, dans le même pâté de maisons, la maîtresse, Juliette Drouet, celle qui avait sauvé sa vie dans les heures dramatiques de décembre 1851. Autour de la famille, partageant l’exil, à Bruxelles ou à Paris, des camarades, des amis ou des éditeurs. Tous sont puissamment attirés par le magnétisme du maître de maison ; tous, sauf Juliette, ont besoin d’air et aspirent à s’éloigner, de son bon gré ou malgré lui.

Il déploie une énergie phénoménale, que ce soit dans la rédaction de ses poèmes et de son roman, dans la relecture des épreuves, dans la négociation de ses contrats d’édition, dans l’action militante, dans la peinture, dans ses voyages au Benelux et en Rhénanie, dans la décoration pièce par pièce d’Hauteville House, la maison qu’il a achetée à Guernesey, comme dans la séduction des jeunes domestiques de la famille.

A Jersey, la famille Hugo pratique assidument les tables tournantes : des esprits s’invitent parmi eux et font connaître leurs pensées en frappant. Peu à peu, Victor Hugo crée sa propre philosophie et sa propre religion, fondées sur l’idée que les objets, les plantes, les animaux et les humains sont habités d’un esprit immortel. Certains esprits ont un degré de conscience plus élevé et dialoguent entre eux au-delà des siècles : Victor Hugo se sait l’égal d’Eschyle, Isaïe, Dante, Michel-Ange et naturellement Shakespeare, ce qui ne manque pas de provoquer la raillerie de ses ennemis.

« Il faut détruire toutes les religions afin de reconstruire Dieu. J’entends : le reconstruire dans l’homme. Dieu, c’est la vérité, c’es la justice, c’est la bonté. C’est le droit et c’est l’amour ; c’est pour lui que je souffre, c’est pour lui que vous luttez » (lettre à Auguste Nefftzer). « J’ai la foi que c’est dans l’infini qu’est le grand rendez-vous. Je vous y retrouverai sublimes et vous m’y reverrez meilleur (…) La vie n’est qu’une occasion de rencontre ; c’est après la vie qu’est la jonction » (Préface de mes œuvres et post-scriptum de ma vie).

Le livre de Jean-Marc Hovasse est une œuvre scientifique : plus de 350 pages de notes critiques sur les presque 1400 pages du livre. Pourtant, il se lit comme un roman. Le lecteur devra patienter pour le tome 3, annoncé pour le bicentenaire de Waterloo en 2015 !

Couverture de la biographie de Victor Hugo par Jean-Marc Hovasse.