Architecte Errant

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Le complexe architectural de Portmeirion, dans le nord du Pays de Galles, est répertorié par le Guide Vert comme une curiosité à ne pas manquer au Royaume Uni, au même titre que Stonehenge, Canterbury ou Edimbourg. C’est l’œuvre de Clough Williams-Ellis (1883 – 1978), dont l’autobiographie écrite en 1970 s’intitule « Architect Errant » (éditée par Portmeirion Limited).

Il y a en effet du Don Quichotte en Clough Williams-Ellis. La construction de la fantaisie architecturale de Portmeirion (un nom attribué par lui) à partir d’un hôtel existant s’est étagée sur des dizaines d’années. Il en fut à la fois le propriétaire, le promoteur, l’architecte, le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre. Il se battit pour la création du premier parc national en Grande Bretagne. Il s’opposa au démantèlement d’une colonie de congés payés voisine de sa maison, dont les bien-pensants craignaient qu’elle amène à la campagne les désordres des quartiers urbains prolétaires.

Du Chevalier de la Manche, Williams Ellis a aussi l’imperturbable liberté. Alors que sa clientèle de millionnaires est presque totalement Tory, il affiche ses sympathies pour les Libéraux et même les Travaillistes. Comme le Chevalier Errant, c’est un infatigable voyageur, même si c’est souvent sur la mer qu’il trace sa route. Comme lui, il est amoureux, mais sa Dulcinée, Amabel, est de chair et d’os : il écrira avec elle plusieurs livres.

Ce livre nous raconte une vie réussie à tous points de vue. L’auteur a exercé la carrière dont il avait rêvé très tôt dans l’enfance, l’architecture ou plus largement, comme il le dit joliment « l’impact visuel de notre pays ». Il a écrit des livres et d’innombrables articles. Il a été ami des personnalités les plus remarquables de ton temps. Il a laissé d’innombrables bâtiments, jardins, monuments. Il a été heureux en ménage et a eu trois enfants dont un fils, Christopher, mort sur  le champ de bataille de Cassino. Il dit à se propos : « nous décidâmes que puisque nous, ses parents, vivions, nous essaierions de le faire correctement et de garder la blessure pour nous ».

La clé de cette réussite est la confiance en soi. Etudiant en sciences naturelles à la prestigieuse université de Cambridge, Clough interrompt ses études, cherche sur l’annuaire l’adresse de l’académie d’architecture, s’y inscrit mais interrompt le cursus au bout de trois mois car il gagne un concours et a l’occasion d’appliquer immédiatement des connaissances qu’il n’a pas eu le temps d’acquérir.

Cette confiance est en grande partie héritée : un père ecclésiastique et universitaire, une mère dotée d’un solide sens artistique, des oncles militaires, industriels ou propriétaires fonciers, l’ancrage dans le Pays de Galles. Elle se consolide aussi au fil des années, avec l’expérience de la Grande Guerre, les projets architecturaux menés à bien malgré les vicissitudes, le Parc National de Snowdonia, et encore et toujours Portmeirion.

Le livre est écrit dans un style alerte et souvent plein d’humour. Je ne résiste pas au plaisir de citer un extrait du chapitre intitulé « école et vacances » : « Je me souviens avoir dépensé mon unique shilling dans un bazar pour écouter à travers un tube avec un écouteur un phonographe Edison – Bell. Sur la cire de son cylindre avait été gravé un chapelet de déplorables blagues américaines. Je fus si étonné et impressionné qu’après soixante quinze ans elles restent avec moi – hélas ! – mot pour mot ».

Photo : Clough Williams-Ellis

Cartes magnifiques

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 La bibliothèque Nationale (British Library) de Londres présente jusqu’au 19 septembre une exposition intitulée « magnificent maps ».

« Les cartes traitent rarement seulement de géographie. De belles cartes de valeur ont ornée les murs depuis l’époque romaine et même plus tôt, manifestant ainsi le pouvoir, le goût et l’influence de leurs propriétaires », dit le catalogue de l’exposition.

L’exposition n’est pas organisée chronologiquement, mais regroupe des cartes d’époques différentes selon le lieu où elles étaient affichées : la galerie d’un château, la salle d’audience, la chambre à coucher royale, le cabinet des curiosités, la rue, la maison du marchand, le bureau du Secrétaire d’Etat, la salle de classe.

Illustration : carte de Londres vue par l’artiste Stephen Walter, www.stephenwalter.co.uk.

Mémorial du Couvent

 

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Je rends compte ici du livre probablement le plus connu de José Saramago, l’écrivain portugais mort la semaine dernière : Memorial do Covento, écrit en 1982.

Ce livre est l’histoire d’un couvent – palais construit à Mafra, à 40 km de Lisbonne par le Roi Jean V pour rivaliser avec l’Escorial et pour honorer le vœu qu’il avait fait de le bâtir s’il obtenait une descendance. Le Couvent, inachevé, est inauguré en grande pompe le dimanche 22 octobre 1730, jour anniversaire de Sa Majesté.

C’est l’histoire de dizaines de milliers d’hommes d’abord attirés par un emploi stable sur le chantier et ensuite recrutés de force et enchaînés lorsque le travail volontaire ne satisfit plus aux nécessités d’un projet devenu pharaonique (300 moines !). Ils vivent parqués dans des baraquements en bois désignés d’un joli nom : l’Ile de Madère. Certains paient de leur vie la folie qui consiste à déplacer sur plusieurs dizaines de kilomètres une pierre de 30 tonnes, et chaque jour est un enfer pire que le précédent.

C’est l’histoire de la famille royale, dont les déplacements sont suivis par une nuée de mendiants à qui l’on lance une pluie de monnaies frappées grâce à l’or du Brésil. Le voyage jusqu’à la frontière de l’Espagne pour sceller des alliances matrimoniales, retardé par des journées et des nuits de pluie, de boue et d’enlisement, est mémorable.

C’est l’histoire du Saint-Office, qui convoque des Actes de Foi, réjouissances populaires au cours desquelles des mal-pensants et des malfaisants sont exhibés aux quolibets de la foule avant d’être fouettés ou brûlés.

C’est l’histoire de Bartolomeo Lourenço de Gusmaõ, prêtre que sa réflexion sur le monothéisme mène aux confins du judaïsme et que la terreur du Saint Office va rendre fou. Il conçoit et réalise une machine volante plus lourde que l’air, mue par des volontés humaines soustraites à leurs propriétaires au moment de leur dernier souffle et conservées dans des sphères d’acier aimantées.

C’est l’histoire de Domenico Scarlatti, compositeur et claveciniste italien à la Cour du Portugal. Les Portugais l’appellent Escarlata. Sa musique rendra la vie à Blimunda, la voyante qui procure à Bartolomeu les volontés qui s’échappent de moribonds malades de la peste et qui lui sont nécessaires pour faire voler l’engin.

C’est l’histoire de Baltasar Matteus Sietesoles, agriculteur envoyé à la guerre et amputé d’une main à la bataille de Jerez de los Cabelleros, avant que les Princes de Portugal et d’Espagne se réconcilient. Né à Mafra, il travaille sur le chantier comme manœuvre, puis comme muletier. Ses camarades s’appellent Francisco Marques, José Pequeno, Joaquim da Rocha, Manuel Milho, João Anes,  Julián Maltiempo. Ils se racontent leurs destins de misère et de familles séparées.

C’est l’histoire de l’amour tendre de Blimunda et de Baltasar, Sietelunes et Sietesoles, amour né de l’Acte de Foi sur la place du Rossio à Lisbonne au cours duquel la mère de Blimunda est flagellée et envoyée en exil en Angola. Blimunda et Baltasar construisent et pilotent la machine volante. Baltasar se volatilise dans le ciel et Blimunda, pendant 9 ans, parcourt le Portugal en tous sens à sa recherche.

Photo Wikipedia : Monastère de Mafra.

All my sons

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Le Théâtre Apollo de Londres donne une pièce d’Arthur Miller, « all my sons », mise en scène par Howard Davies, magnifiquement interprétée dans les rôles principaux par David Suchet et Zoë Wanamaker.

La première scène se passe une nuit d’orage en 1946 dans le jardin d’une jolie maison du Colorado. Le vent brise un arbre, celui que Kate Keller a planté en mémorial de son fils Larry, disparu trois ans plus tôt lors d’une mission aérienne et dont elle attend encore le retour. En quelques heures, la vie des Keller va se briser.

Tout commence pourtant dans la plus grande normalité. Joe Keller, un entrepreneur parti de rien et qui a réussi dans les affaires, plaisante avec son fils Chris et sa fiancée Ann, qui vient de faire le voyage de New York pour parler mariage. Joe connait bien Ann. Elle vivait dans la maison d’à côté et était la fille de son associé, Steve Deever.

Mais Ann était aussi la fiancée de Larry, et Kate ne peut consentir à ce que Chris la « vole » à son frère qu’elle suppose encore vivant. Et le père d’Ann est en prison. Pendant la guerre, il a laissé livrer à l’aviation des pièces défectueuses et 21 aviateurs sont morts en raison de cette négligence criminelle. La justice a dédouané Joe de toute responsabilité, car il n’était pas à l’usine le jour où la livraison a eu lieu.

Le frère d’Ann, George, ne peut accepter que sa sœur épouse Chris. Il est en effet convaincu que son père a agi sur instruction de Joe Keller et il ne peut supporter qu’elle entre dans la famille d’un homme qui, par appât du gain puis par lâcheté, a causé la ruine de sa famille.

La bonhommie de Joe se fissure à mesure que son fils prend conscience de son imposture et se met à le haïr violemment. Deux visions de la vie s’affrontent. Le père prétend avoir agi pour le bien de sa famille en la protégeant de la faillite et du déshonneur. Le fils l’accuse d’avoir assassiné « tous ses fils », les « boys » qui pilotaient les avions, Larry, dont on apprendra qu’il a volontairement écrasé son avion pour échapper à l’opprobre, et lui-même qui se s’estime plus digne d’Ann.

Seul le suicide de Joe, à la fin de la pièce, ouvre un avenir possible pour Chris et Ann.

Le décor, qui évoque le rêve américain mais se transforme peu à peu en scène de huis-clos, est remarquable. Le jeu de David Suchet (Joe) et Zoë Wanamaker (Kate), est tout en sensibilité et en émotion. La mise en scène de Howard Davies est exceptionnelle.

Photo : « All my sons », Apollo Theatre, Londres.