José Saramago : les intermittences de la mort

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L’écrivain portugais José Saramago vient de décéder sur l’île de Lanzarote où il s’était retiré. Son livre « As Intermitências da Morte » (Caminho, 2005) se sert de la mort comme prétexte pour une fable sociale jubilatoire.

La Mort a décidé de s’amuser. Un Jour de l’An, les habitants de ce pays de dix millions d’âmes découvrent qu’on n’y meurt plus. Malgré l’allégresse populaire que provoque ce prodige, l’Eglise Catholique y voit une menace : sans mort, il n’y a pas de résurrection et sans résurrection il n’y a pas d’Eglise. La grève de la mort n’empêche pas les gens de vieillir, de subir des accidents ou de tomber malades. Les hôpitaux et les foyers du troisième âge sont submergés par le flux entrant non compensé par le flux sortant. Les entreprises de pompes funèbres, menacées de faillite, demandent des aides publiques. Les compagnies d’assurance-vie, frustrées du fait générateur de sinistre, craignent la banqueroute. Elles modifient leurs contrats pour fixer à quatre-vingts ans l’âge de mort obligatoire, évidemment au sens figuré du terme, ainsi que l’indique, avec un sourire indulgent, le président de la fédération des assurances. Une fois virtuellement morts, les assurés auront le choix entre toucher leur capital et renouveler leur contrat pour une période égale de quatre-vingts ans. Le Gouvernement négocie avec la « maphia » l’exportation des personnes en situation de mort suspendue vers les pays voisins, où l’on meurt en toute normalité.

Sept mois plus tard, la Mort fait annoncer par le directeur de la télévision que les gens recommenceront à mourir normalement à minuit le même jour. Le Gouvernement  doit gérer le nouveau chaos provoqué par la mort simultanée de dizaines de milliers d’agonisants en sursis.

La Mort continue à s’amuser. Elle envoie par la poste des avis de couleur violette par lesquels elle signifie à ses victimes qu’il ne leur reste plus que dix jours à vivre et les incite à profiter de ce délai de rigueur pour se mettre en règle.

Curieusement, l’avis de mort destiné à un violoncelliste revient à la Mort. Celle-ci se transforme en femme pour lui remettre la lettre fatidique en mains propres, mais en l’écoutant jouer la suite numéro six de Bach, l’être glacial se fait femme amoureuse. Elle allume une simple allumette et cette humble allumette de tous les jours fait brûler la lettre de la mort, celle que seule la Mort pouvait détruire. Le jour suivant, personne ne meurt.

Photo du quotidien portugais Público : José Saramago en 2008

Les lignes tordues de Dieu

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Dans son roman « Los renglones torcidos de Dios (Booket, 1979),  Torcuato Luca de Tena nous emmène aux frontières de la santé mentale et de la folie.

Les « lignes tordues de Dieu » sont les malades mentaux qui peuplent les asiles psychiatriques, paranoïaques, schizophrènes, phobiques, débiles profonds. Directeur du journal conservateur ABC, romancier, Torcuato Luca de Tena (1923 – 1999) s’est pris de passion pour ce dérèglement de l’harmonie de la Création, pour l’enfermement thérapeutique, pour le travail passionnant mais souvent ingrat des médecins et infirmiers qui tentent de redresser les lignes. Pour écrire ce roman, il se fit hospitaliser dix-huit jours dans un hôpital, sous un faux nom et avec un faux diagnostic. Le roman se déroule dans une ancienne Chartreuse de la région de Zamora transformée en Hôpital Psychiatrique, Notre Dame de la Fuentecilla, qui soigne 800 patients.

Le personnage central du roman, Alice Gould, est une jeune femme d’une quarantaine d’années, d’allure bourgeoise, cultivée, intelligente, ceinture bleue de judo. Elle se dit détective. Elle prétend avoir manipulé son enfermement administratif et simulé une paranoïa pour identifier le coupable d’un meurtre parmi les internés.

Alice s’affronte au Directeur de l’hôpital, Samuel Alvar. Partisan de l’anti-psychiatrie, d’origine modeste, il est convaincu de la véracité et de la dangerosité de la paranoïa d’Alice. Il hait cette femme hautaine qui critique ses méthodes, s’est gagné la confiance du corps médical et fomente la révolte dans l’institution. De son côté, Alice s’estime trahie par Alvar, qui aurait favorisé son entrée pour qu’elle puisse mener l’enquête. Alvar châtie Alice en l’internant dans la « cage aux lions » avec les débiles profonds et les malades dangereux, provoquant ainsi un rejet unanime contre lui.

Alice se prend d’amitié pour un Iñaqui Urqueita, un Basque entré volontairement pour guérir d’une phobie de l’eau. C’est un homme fin et intelligent, qui introduit son amie dans son nouveau monde.  Il guérira le jour où, poussé dans la piscine par des co-internés, lui reviendra en mémoire la mort d’un  camarade de classe mort dans une piscine lorsqu’il avait cinq ans. En revanche, il n’obtiendra pas d’Alice ce qu’il désirait plus que tout : l’épouser.

A la Fuentecilla se trouve un ange, une jeune catalane nommée Monserrat Castell. Psychologue, assistante sociale, monitrice de gymnastique, Montserrat se dévoue inlassablement au service des malades qu’Alice surnomme « la Cariatide de soi-même », le « Caballero Pleureur », la « Fille Oscillante », « l’Homme Eléphant », « le Gnome », « le Jardinier », « l’Auteur de la Théorie des Neuf Univers », « la Grande Duchesse de Pitimini », « la petite Chatte Lesbienne », « la Femme Cyclope », et les autres. Elle protège Alice et lui évite les tourments des traitements à l’insuline ou à l’électrochoc auxquels le Directeur voudrait la soumettre. Montserrat a décidé de se faire Carmélite. Alice se fait peu à peu à l’idée folle de faire sa vie dans l’hôpital, et de substituer Montserrat dans son rôle de « maman » des malades, jouissant ainsi qu’une maternité qu’elle n’a pu atteindre par le mariage.

Alice vit une relation forte avec César Arellano, le Chef des Services Cliniques de l’hôpital. Convaincu de la santé d’Alice et de l’injustice de son enfermement, César finira par changer d’opinion, mais la déclarera cependant saine d’esprit. Entre la détective désormais attachée à l’hôpital par un lien puissant et le médecin veuf qui a construit ici sa vie, une histoire partagée va peut-être commencer.

Illustration : œuvre de Salvador Dali 1944

The Ghost Writer

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Le dernier film de Roman Polanski, The Ghost Writer, est un excellent thriller qui fait écho à l’actualité de la Grande Bretagne.

La première scène de « The Ghost Writer » donne froid dans le dos. Un ferry arrive au port, de nuit sous une pluie épaisse. L’équipage s’active à faire débarquer les véhicules, mais un 4×4 BMW reste sur le pont sans passager. On découvrira plus tard son conducteur noyé rejeté par la mer sur une plage de l’île. On saura que cette île est située au large de Boston et qu’elle sert de refuge à Adam Lang, ancien premier ministre de Grande Bretagne.

Adam Lang est l’objet de manifestations incessantes d’opposants à la guerre d’Irak. Il est maintenant menacé de poursuites par le Tribunal Pénal International pour avoir autorisé des vols emmenant des hommes suspects de terroristes vers des centres de torture. Il vit reclus avec sa femme Ruth et son entourage dans une maison de béton et de verre ouvrant sur les dunes et sur l’océan. L’homme noyé est le « ghost writer », le « nègre » qui devait l’aider à rédiger ses mémoires.

Un autre nègre est embauché à prix d’or pour achever le travail commencé. Mais l’homme, joué par Erwan Mc Gregor, se rend compte de ce que son prédécesseur avait découvert une insupportable vérité : les liens de l’ancien premier ministre avec un agent de la CIA. Son pro-américanisme ne serait pas imputable à ses convictions, mais à une trahison. Peu à peu, le « ghost writer » se coule, épouvanté mais consentant, dans le destin qui avait conduit son prédécesseur à la mort.

L’atmosphère du film est oppressante du début à la fin, à cause de la captivité de Lang dans une île elle-même isolée et d’un climat hostile, froid et pluvieux. Les acteurs, en particulier Pierce Brosnan (Adam Lang) et Olivia Williams (Ruth Lang) sont magnifiques.

Photo du film « The Ghost Writer »

After the Dance

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Le National Theatre de Londres donne actuellement « After the Dance », une pièce écrite par Terence Rattigan en 1939 et mise en scène par Thea Sharrock.

 On fêtera l’an prochain le centenaire du dramaturge britannique Terence Rattigan (1911 – 1977). « After the dance » est empreinte de l’angoisse d’avant-guerre. Les trois actes se déroulent dans le salon de David Scott Fowler, un gentleman d’environ 35 ans qui tue le temps en buvant, en donnant des fêtes et en faisant mine d’écrire un livre historique. Sa femme Joan (magnifiquement jouée par Nancy Carroll) est au diapason. Elégante, brillante, elle en rajoute dans le registre de la futilité : la vie est un jeu, il ne faut rien prendre au sérieux, surtout pas l’amour.

David entretient son cousin Peter, censé dactylographier son livre sous la dictée. Il entretient aussi un ami, John Reid, qui professe une horreur rédhibitoire pour le travail sous toutes ses formes. Mais John s’avère un observateur pénétrant de ce qui se passe autour de lui. C’est ainsi qu’il se rend compte de l’attraction mutuelle de David et Helen, la jeune fiancée de Peter. Helen jure de réformer David, de lui faire abandonner la boisson et de le mettre au travail.

Joan fait la brave devant le naufrage de son couple, elle prétend désirer une vie de riche divorcée sur la Côte d’Azur, pousse même Helen à aller de l’avant. Mais derrière le masque, le rictus : Joan se laisse tomber d’un balcon, ivre, au cours d’une soirée dansante.

Quelques mois plus tard, David se retrouve seul. Il n’a pas fait le deuil de Joan et son ami John le quitte, lui et l’oisiveté, pour occuper à Manchester un emploi sous-payé. Il s’accroche désespérément à Helen, bien qu’elle s’applique de plus en plus à le remodeler, contre sa nature, en mari sobre et travailleur. John conseille à David de renoncer à Helen : il s’enfonce avec elle dans le mensonge du sérieux, come il avait auparavant entraîné Joan dans le mensonge de la frivolité. Il risque de tuer Helen comme il a tué Joan.

Rattigan dépeint une génération qui avait cru pouvoir se distraire de la première guerre mondiale mais dut affronter l’effroyable vérité de la seconde.

Illustration : affiche de « After the Dance »