Troublante Emma

100208_george_romney_lady_hamilton.1265753787.jpg

La Tate Britain de Londres est essentiellement consacrée aux peintres britanniques. Dans l’une des salles, consacrée à l’art du portrait au dix-huitième siècle, je suis fasciné par un tableau de 1787 représentant Emma Hamilton, l’amante de l’Amiral Nelson, par George Romney. Emma, ici dans le rôle de la sorcière Circé, nous fixe d’un regard troublant. Ses longs cheveux châtains sont apprêtés dans un mouvement circulaire qui nous entraîne dans une ronde vertigineuse. 

Romney a consacré à Emma plusieurs portraits et avait manifestement pour elle plus que de l’admiration ou de l’affection. « Emma Hamilton en Circé » est inachevé. Peut-être pour cela, il possède une force exceptionnelle. C’est l’œuvre d’un amoureux ensorcelé.

(Photo tirée de Wikipedia)

L’humour de Steve Bell

 

100204_steve-bell-cartoon-3-feb-001.1265544783.jpg

 

Les caricatures de Steve Bell dans le quotidien britannique The Guardian sont une merveille d’humour et de pertinence. Je ne résiste pas au plaisir de reproduire celle-ci, réalisée d’après Charles Adams, qui fait suite aux récrimitations du pape contre les lois britanniques contre les discriminations. Le pape semble étonné de se retrouver en compagnie de personnages aussi bizarres, mais il est l’un d’entre eux.

Enron

100206_enron2.1265531924.jpg

Le théâtre Noël Coward de Londres présente Enron, une pièce consacrée à la faillite retentissante du colosse américain de l’énergie le 2 décembre 2001. Elle sera aussi montée à Broadway en avril prochain.

L’auteur est une jeune Anglaise de 28 ans, Lucy Prebble. La mise en scène de Rupert Goold a de nombreux points communs avec « The Power of Yes », pièce consacrée elle aussi à la finance et à ses dérives. Son rythme est en permanence soutenu. Le style est parfois proche d’une comédie musicale : il y a des parties chantées et le mouvement des acteurs est réglé comme une chorégraphie.

La scène est partagée par un rideau ajouré noir. Certains tableaux se jouent sur une estrade dressée dans l’arrière-scène, les personnages rendus un peu irréels par l’interposition du rideau. Le rideau sert aussi d’écran pour la projection d’images d’époque : Clinton démentant toute relation sexuelle avec Monica Lewinsky, Greenspan vantant la sécurité apportée par les nouveaux instruments financiers, l’affrontement de Bush contre Gore, une publicité d’Enron se présentant comme l’entreprise du futur, la chute des Tours Jumelles de Manhattan quelques semaines avant celle d’Enron.

Il y a quelques trouvailles : Lehman Brothers est présenté sous la forme deux jumeaux moustachus à lunettes enveloppés d’un même manteau et parlant d’une même voix. Un dirigeant d’Enron met à l’épreuve un collaborateur sur un tapis de jogging en salle. Le directeur financier est entouré des « raptors » qu’il a conçus, dinosaures carnivores chargés d’engloutir les dettes de la compagnie.

Le personnage central est Jeffrey Skilling, un jeune homme brillant animé de brillantes idées, apôtre du « mark to market », technique comptable selon laquelle on assigne à tout moment à un instrument financier sa valeur sur le marché, ce qui permet donc d’enregistrer aujourd’hui des gains qui ne se réaliseront que plus tard. Skilling convainc le fondateur et président d’Enron, Ken Lay, de s’engager dans des voies nouvelles. Il s’oppose frontalement à Claudia Roe, qui défend une vision industrielle de l’entreprise : Enron devrait selon elle s’internationaliser, créer des usines en Inde. Pour Skilling au contraire, l’avenir est dans le virtuel. Il lance une activité de trading en énergie : il s’agit de vendre et d’acheter des contrats de gaz ou de kilowatts heure, et tant mieux si la transaction ne se dénoue pas en une livraison matérielle.

Skilling recrute et promeut un mathématicien financier, Andy Fastow, une sorte de professeur Nimbus qui met en place une cascade de filiales chargées de porter l’endettement du groupe. La maison mère porte ces participations à son actif, et nul ne se rend compte de la réalité : des dizaines de milliards de dollars de dettes.

Skilling, Fastow et Lay forment un triangle infernal. Ce dernier se charge du lobbying auprès des politiques, et en particulier du gouverneur du Texas, George W. Bush. Il obtiendra la libéralisation de l’énergie, avec comme conséquence des pannes électriques en Californie. Une bonne affaire pour Enron, dont les prix augmentent soudainement.

A partir de mars 2001, Fortune puis le Wall Street Journal se demandent pourquoi la compagnie a pu croître aussi vite. Skilling démissionne non sans avoir vendu son paquet d’actions. Jusqu’au bout, Lay affirme que la situation de l’entreprise n’a jamais été aussi bonne, et persuade les employés de conserver les leurs. Beaucoup se retrouveront ruinés et privés de retraite. Au procès, Fastow coopèrera pleinement avec la Justice en contrepartie d’un allègement de sa peine. Skilling s’obstinera dans un déni de toute erreur et de toute responsabilité et sera condamné à 25 ans d’emprisonnement. Lay mourra d’une crise cardiaque.

L’air de parenté entre « The Power of Yes », pièce consacrée à la crise financière culminant avec la faillite de Lehman Brothers, et « Enron » ne se limite pas au style de la mise en scène. Il y a dans la folle aventure d’Enron, dans la volonté de s’affranchir de la pesanteur de l’économie réelle, une anticipation de ce qui arrivera sept ans plus tard à l’échelle du système financier international.

(Photo tirée de la pièce Enron)

Brook met en scène Hampâté Bâ

100205_1112_1.1265452534.jpg

Peter Brook met en scène au Barbican de Londres « 11 and 12 », d’après le livre d’Amadou Hampâté Bâ sur son maître spirituel, Tierno Bokar.

En 1991 et 1994, j’avais dévoré les autobiographies d’Amadou Hampâté Bâ, « Amkoullel enfant Peul » et « Oui mon Commandant ! », puis des livres antérieurs, « l’étrange destin de Wangrin » (1971) et « vie et enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara » (1957, réécrit en 1980). Je dois à ces livres l’une des expériences de lecture les plus merveilleuses de ma vie.

Né en 1900 ou 1901 d’une famille aristocratique de Bandiagara, la capitale du territoire Dogon au Mali, Hampâté Bâ reçut sa formation coranique d’un sage, Tierno Bokar, auprès de qui il reviendra vivre comme disciple pendant 6 mois en 1933. Requis par l’administration coloniale, il suivit ensuite une scolarité française à Bandiagara, Djenné et enfin à l’école normale de Dakar. En 1942, il entra à l’Institut Français d’Afrique Noire, dirigé par Théodore Monod. Après l’indépendance du Mali, il représenta son pays à l’Unesco et consacra sa vie à recueillir les traditions orales africaines. Il fit en 1960 sa fameuse déclaration : « en Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». Et d’une manière plus détaillée, en 1985 : « les peuples de race noire n’étant pas des peuples d’écriture ont développé l’art de la parole d’une manière toute spéciale. Pour n’être pas écrite, leur littérature n’en est pas moins belle. Combien de poèmes, d’épopées, de récits historiques et chevaleresques, de contes didactiques, de mythes et de légendes au verbe admirable se sont ainsi transmis à travers les siècles, fidèlement portés par la mémoire prodigieuse des hommes de l’oralité, passionnément épris de beau langage et presque tous poètes ! ».

« 11 and 12 », la pièce de Peter Brook a été donnée en décembre dernier dans son théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Elle est maintenant en représentation au théâtre du Barbican à Londres, proche de la City. Au sortir d’une journée de travail, c’est une expérience déroutante. On se trouve transporté dans un continent où le temps ne compte pas, où il faut savoir respecter le silence et écouter. La transition est si brutale que l’on frise l’ennui jusqu’à ce que peu les sens s’habituent à un rythme différent et qu’on se laisse enchanter.

La communauté de Bandiagara est divisée sur une question rituelle : certains pensent qu’une certaine prière doit être répétée onze fois, d’autres tiennent pour douze. Le fanatisme religieux s’empare de la querelle qui provoque des rixes et des assassinats. Les autorités coloniales s’en mêlent et persécutent les leaders spirituels. Tierno Bokar et Cherif Hamdallah tentent de rappeler que la tolérance est un principe fondamental en Islam et que dans l’ordre Tijani, il est interdit de rester trois jours sans parler à quelqu’un sous le coup de la colère. Les fanatiques prétendent les obliger à choisir 11 ou 12 ; leur réponse est 11 et 12.

Il y a dans la pièce des scènes particulièrement réussies, comme celle dans laquelle Amadou navigue vers son destin dans une pirogue faite d’un tissu plié et tendu à deux extrémités, ou celle où Tierno et Cherif se rencontrent à trois heures du matin pour partager un long moment de méditation et quelques rares paroles. Les confrontations avec l’administration française sont de bons moments de théâtre : face à des fonctionnaires arrogants et méprisants, le sage de Bandiagara oppose une attitude respectueuse enracinée dans des siècles de grande tradition spirituelle. Les « Commandants » jouent jusqu’au bout le jeu de l’autorité et de la répression, mais Brook réussit à communiquer le sentiment qu’ils se sentent au fond de leur âme aussi désarmés que Pilate face à Jésus.

(Photo Théâtre des Bouffes du Nord, www.bouffesdunord.com)