Women Beware Women

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Le National Theatre de Londres donne actuellement Women Beware Women (femmes méfiez-vous des femmes), une pièce de Thomas Middleton, un contemporain de Shakespeare. L’adaptation par la metteuse en scène Marianne Elliott est particulièrement réussie.

Middelton a écrit cette pièce probablement en 1621. L’action se passe à la Cour du Duc Côme de Médicis à Florence. Livia, une dame de la cour, intrigue pour offrir la jeune Bianca, à peine mariée au jeune Leantio, à l’appétit du Duc. Elle invente une filiation imaginaire à sa nièce Isabella pour ouvrir la voie à une relation, incestueuse, avec son oncle Hippolito. Le Duc convainc Hippolito d’assassiner Leantio pour pouvoir épouser Bianca. Mais les vengeances se déchainent pendant les noces qui d’achèvent en bain de sang.

Nul n’est moral à la Cour des Médicis. Même Leantio considère sa jeune femme Bianca comme un trophée qu’il faut enfermer à clés de peur que d’autres le convoitent. Même Bianca, qui a épousé Leantio par passion au prix d’une mésalliance, se laisse bien vite séduire par la perspective de devenir duchesse, riche et puissante. Livia, jouée par l’extraordinaire Harriet Walter, est elle-même un serpent parmi les serpents, dotée d’une formidable énergie mais finalement vulnérable.

Comment mettre à la scène une tragédie écrite il y a près de 400 ans ? Marianne Eliott donne dans le grandiose. Un plateau tournant présente le Palais des Médicis avec deux faces, l’une convexe pour les scènes d’extérieur, l’autre concave pour l’intérieur du Palais. Les éclairages donnent encore plus de profondeur au décor. C’est particulièrement sensible quand le Duc marche seul en grand uniforme sous une pluie d’argent et a le regard attiré par Bianca qui le regarde d’une fenêtre ; ou pendant la partie d’échecs que Livia propose à la mère de Leantio pendant qu’à l’étage le duc viole Bianca.

Comme à l’époque de Middelton, la musique et la danse ont leur place dans la pièce. Un orchestre surplombe le plateau. La scène finale, le bal masqué donné pour les noces fatales de Côme et de Bianca, est très précisément chorégraphié. Mais musique et chorégraphie ne sont pas du dix-septième siècle, de même que les costumes ou la diction des personnages. Pour autant, ils ne sont pas exactement d’aujourd’hui : l’ambiance musicale jazzy ainsi que l’esthétique à la Marilyn Monroe de la coiffure et des vêtements de Bianca évoquent les années cinquante en Amérique. En poursuivant cette veine, on pense à Grace Kelly et à la Principauté de Monaco.

Photo The Observer, Harriet Walter dans le rôle de Livia.

La veuve enceinte

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Martin Amis est reconnu comme l’un des meilleurs romanciers britanniques vivants. Dans « The pregnant widow » (Jonathan Cape, 2010), il évoque la révolution sexuelle des années soixante dix et ses répercussions sur un homme maintenant sur la pente du vieillissement.

Martin Amis ne craint pas la provocation. Développant le thème du « silver tsunami » brièvement évoqué dans son roman, il dit dans une interview : « il y aura une population de personnes très âgées devenues démentes, comme une invasion de terribles immigrants, puant dans les restaurants, dans les cafés et dans les boutiques. Il faudrait des cabines d’euthanasie à chaque coin de rue où l’on recevrait un Martini et une médaille ».

Le personnage de son roman, Keith Neiring, a comme lui 60 ans. Comme lui, il est angoissé par l’approche de la vieillesse, à bord d’un train filant comme une balle, où les années titubent les unes sur les autres et disparaissent. Remarquant que si les jeunes utilisent souvent le mot « cool », le mot « uncool » n’existe pas, il observe que « vieillir, c’est vraiment uncool (…) Quand on vieillit, on se retrouve à passer le casting pour le rôle d’une vie. Puis, après d’interminables répétitions, on joue finalement dans un film d’horreur, un film sans talent, irresponsable et par-dessus tout à petit budget dans lequel, comme c’est le cas dans les films d’horreur, on garde le pire pour la fin ».

« Au milieu de la quarantaine, on a sa première crise de mortalité (la mort ne m’ignorera pas) ; et dix ans plus tard, on a sa première crise d’âge (mon corps me murmure que la mort est déjà intriguée par moi) (…) Puis la cinquantaine vient et s’en va, et cinquante et un, et cinquante deux. Et la vie s’éloigne en prenant de l’épaisseur. Parce qu’il y a maintenant une énorme présence insoupçonnée dans votre être, comme un continent inconnu. C’est le passé. »

Pour Keith, le passé se concentre sur l’été 1970, alors qu’il se prépare à célébrer ses vingt et un ans. Avec son amie Lily, il est invité dans un château en Campanie par Sheherazade, la fille du châtelain. La piscine est le point focal. Les corps s’exposent et la tension érotique est exacerbée par la volonté des filles, en plein cœur de la révolution sexuelle, de se comporter comme des garçons. Keith soupire après Sheherazade, mais c’est Gloria qui s’offre à lui, le jour de son anniversaire, pour un jeu sexuel sans limite et sans amour. « Ils étaient tous à la limite de Narcisse. Ils pouvaient se rappeler comment c’était avant : le poids plus léger des individus, quand on vivait de manière plus automatique… Ils étaient les premiers à entrer dans cette mer silencieuse et ardente, où la surface est un bouclier qui brule comme un miroir. »

Amis cite en exergue du roman Alexandre Herzen : « la mort des formes contemporaines de l’ordre social devrait réjouir plutôt que troubler l’âme. Pourtant, ce qui est effrayant c’est que le monde qui s’en va laisse derrière lui non un héritier mais une veuve enceinte. Entre la mort de l’un et la naissance de l’autre, beaucoup d’eau doit couler, une longue nuit de chaos et de désolation passera. » De fait, l’été 1970 hantera Keith pendant des dizaines d’années. Il lui faudra une vie pour surmonter le traumatisme de cette période, et les trois femmes qu’il épousera à des âges différents de sa vie, étaient présentes à ce moment fondateur.

D’une lecture difficile, surtout pour un non anglophone, le roman de Martin Amis a un côté irritant. On a du mal à se passionner pour les fantasmes sexuels d’une jeunesse dorée et oisive. Pourtant, les personnages prennent peu à peu une épaisseur psychologique dans leur interaction, qu’ils soient physiquement présents au château ou que leur ombre plane, telle Violet, la sœur de Keith, vivant à sa manière la révolution sexuelle et embarquée dans une dérive fatale.

J’ai particulièrement aimé le récit de la rencontre sexuelle de Keith et Gloria, le jour de son vingt et unième anniversaire. Danseuse et artiste peintre, Gloria est une mystique à la recherche de Dieu, d’un Dieu inaccessible, inflexible et pourquoi ne pas le dire, dur. Recevoir le corps de Keith n’est pas un acte d’amour, c’est un moment absolu, hors de l’histoire. Pour Keith, chaque moment de cette rencontre est comme l’accomplissement d’un scénario déjà écrit dans ses moindres détails.

(Illustration : couverture du roman « the pregnant widow »)

Io sono l’amore

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Le dernier film de Luca Guadagnino. « io son l’amore », « je suis l’amour », « I am love », nous plonge dans une famille d’industriels milanais à l’heure d’un changement de génération.

La famille Recchi a fondé sa richesse sur l’industrie du textile. Elle célèbre le quatre-vingt dixième anniversaire du fondateur de l’entreprise, qui choisit cette occasion pour annoncer qu’il se laisse les rênes à son fils Tancredi et à l’un de ses petits fils. La réception est organisée avec soin par Emma, la femme de Trancredi, une belle femme du monde, fine, intelligente, attentionnée.

En quelques mois, la belle mécanique du succès s’enraye. Edoardo, le fils cadet d’Emma et Trancredi, se prend d’amitié pour Antonio, un cuisinier, et préfère poursuivre avec lui le projet d’ouvrir un restaurant à gérer l’affaire familiale. Betta, la fille, s’engage dans une relation homosexuelle. Tancredi choisit de vendre l’affaire familiale à un groupe Indien.

Emma s’éprend passionnément d’Antonio. Elle lui révèle peu à peu son origine russe, sa passion pour la gastronomie. Il lui fait découvrir son domaine, un coin de paradis au dessus de San Remo où il cultive les plantes qu’il se plait à cuisiner.

La passion de sa mère pour son ami est insupportable pour Edoardo. Après sa mort, Trancredi essaie de ramener Emma, effondrée, à sa vie de femme du monde. Mais celle-ci s’enfuit. « Tu n’existes plus », lui dit Tancredi.

L’histoire d’Emma est semblable à celle de l’héroïne du film « Partir » de Catherine Corsini. Une femme (Kristin Scott Thomas) quitte son mari médecin pour un maçon (Sergi Lopez). L’adultère est d’autant plus insupportable au médecin (Yvan Attal) qu’il se double d’une trahison de classe. Mais le film français donne dans un style résolument intimiste, alors que celui de Guadagnino souligne le drame social, à grand renfort d’une musique parfois un peu intrusive.

Nous avons aimé ce film, tourné dans des lieux familiers pour nous, principalement Milan et Londres. Le jeu d’actrice de Tilda Swinton dans le rôle d’Emma est d’une qualité exceptionnelle.

Photo : Io sono l’amore, Tilda Swinton et Mattia Zaccaro.

Le Royaume d’Ifé

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Le British Museum présente jusqu’au 6 juin une belle exposition intitulée « Kingdom of Ife, sculptures from West Africa ».

Ainsi que le dit le prospectus de l’exposition, « Le Royaume d’Ifé était une cité-Etat puissante, cosmopolite et riche en Afrique de l’Ouest (dans ce qui est maintenant le sud-ouest du Nigéria). Il prospéra comme un centre politique, spirituel et économique du douzième au quinzième siècles de notre ère. Il fut un point de convergence de réseaux commerciaux locaux et de longue distance. Cette exposition majeure présente des exemples exquis de sculptures d’Ifé en cuivre, en pierre cuite et en pierre. »

La découverte des statues d’Ifé à partir de 1910 révolutionna la compréhension de l’art africain par les occidentaux. Jusque là, les masques rituels nous avaient orientés vers une interprétation abstraite, rituelle, stylisée. Les sculptures d’Ifé sont au contraire naturalistes. Les visages sont multiples, scarifiés de multiples façons. Les artistes ont voulu leurs œuvres ressemblantes. Sans aucun doute, ce sont des hommes puissants d’il y a plus d’un demi millénaire que nous contemplons tels qu’ils étaient de leur vivant.

Il se dégage de ces œuvres beauté, force et sérénité.

Photo : couverture du catalogue de l’exposition