José-María Sert au Petit Palais

José-María Sert, les quatre saisons, l'Amérique, 1917 - 1919

Le Petit Palais présente, jusque demain dimanche 5 août, une superbe exposition consacrée au peintre et décorateur catalan José María Sert intitulée « le titan à l’œuvre ».

 Il y a un paradoxe en José-María Sert. De son vivant (1874 – 1945), il fut un artiste reconnu, un industriel de l’art recevant des commandes faramineuses des deux côtés de l’Atlantique, un homme du monde recevant à sa table des personnalités telles que Renoir, Toulouse Lautrec, Odilon Redon, Chanel, Ravel, Poulenc, Satie, Claudel. Il fut l’époux de deux femmes exceptionnelles, Misia Gobeska puis Roussadana Mdivani, qui lui ouvrirent les salons de Paris et de New York. Il est aujourd’hui tombé dans l’oubli, et comme le montre l’exposition du Petit Palais, injustement. Cela tient peut-être au fait que son art, d’immenses toiles conçues pour un contexte architectural particulier, s’apprécie mieux « in situ » que dans un musée. L’oubli s’explique aussi certainement par le positionnement politique de Sert, vivant confortablement à Paris pendant l’occupation allemande et fournissant au franquisme un hommage à ses martyrs en plein cœur de la Catalogne rebelle : les gigantesques toiles décorant la cathédrale de Vic.

 J’avais visité un client, charcutier industriel, à Vic il y a juste dix ans. Je me rappelle d’une ville, pittoresque mais fortement imprégnée d’une odeur d’abattoirs et de tannerie. La cathédrale a été incendiée au début de la guerre civile espagnole en 1936. Elle fut au cœur des préoccupations de Sert : il produisit un premier projet de décor gigantesque avant la première guerre mondiale, qu’il dut abandonner faute de fonds. Il réalisa un second projet qui fut installé en 1927 – 1929 mais fut détruit dans l’incendie. Les toiles conservées actuellement dans la cathédrale : elles furent installées en 1945, peu avant la mort de l’artiste.

 José-María Sert admirait les toiles des peintres vénitiens, en particulier Tiepolo. Ses monumentales installations en conservent le souffle baroque, le contraste des couleurs, la théâtralité. Il avait développé une technique propre. Il travaillait en studio, sur la base de photographies ou de mannequins articulés qui lui donnaient plus de flexibilité que des modèles vivants. Il présentait ses projets aux acheteurs sous la forme de maquettes en trois dimensions, dont certaines, magnifiques, sont présentées au Petit Palais. Les œuvres étaient ensuite ramenées à une série de carreaux et réalisées sur place par des exécutants.

 L’exposition du Petit Palais a constitué pour moi une découverte. Il faut aussi souligner que les collections permanentes du musée, dont l’accès est gratuit, sont d’un grand intérêt, et présentées dans un cadre superbe.

José-María Sert, les noces de Camacho, pour le Wadorf Astoria, 1931

L’Espagne entre deux siècles

Le Musée de l’Orangerie de Paris propose jusqu’au 9 janvier une magnifique exposition intitulée « L’Espagne entre deux siècles, de Zuloaga à Picasso (1890 – 1920).

Selon le catalogue, « cette exposition propose une vision panoramique des principaux artistes et des tendances dans l’art espagnol de la fin du XIXème siècle au début du XXème.

Elle présente une soixantaine d’œuvres des artistes fondamentaux de cette période tels que Joaquin Sorolla y Bastida, Ignacio Zuloaga y Zabaleta, Dario de Regoyos, Salvador Dali, Joaquín Mir, Ramón Casas, Santiago Rusiñol, Joaquim Sunyer, Pablo Picasso et Joan Miró.

Ces artistes ont en effet illustré la richesse et la diversité de l’art espagnol au tournant du XXème siècle ainsi que son évolution naturelle dans les mouvements d’avant-garde, notamment  le symbolisme et le postimpressionnisme. »

A la fin du dix-neuvième siècle, l’Espagne est un pays en crise. La perte de Cuba en 1898 à la suite d’une guerre avec les Etats-Unis est un moment crucial : la page du passé glorieux des Conquistadores est tournée. L’opinion est divisée entre le repli sur les valeurs traditionnelles et l’ouverture au grand vent du changement. Les peintres espagnols se partagent eux aussi entre ceux qui décrivent une Espagne blanche et lumineuse et ceux qui la représentent en noir. La plupart d’entre eux émigrent à Paris, ou du moins entretiennent des liens étroits avec les artistes de la capitale française.

Mon séjour de plusieurs années à Madrid m’avait fait découvrir Sorolla, Rusiñol et Sunyer. J’ai découvert dans l’exposition Hermen Anglada Camarasa (Granadina, 1914, reproduite en tête de cet article), Eliseu Meifrén y Roig (Paysage nocturne), Juan de Etcheverria y Zuricalday (la métisse nue, 1923).

Les peintres espagnols de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième s’inspirèrent des grands anciens. Un exemple impressionnant est fourni par « l’enterrement de Casamegas », tableau peint par Picasso en s’inspirant de l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco pour célébrer à sa manière le suicide de son ami Casamegas.

La collection permanente du Musée de l’Orangerie, consacrée à des peintres du dix-neuvième et vingtième siècles, est passionnante. Elle comporte, entre autres, des tableaux de Derain, Renoir, Modigliani. J’ai découvert Marie Laurencin (1883 – 1956) dont les œuvres sont empreintes de finesse et de mystère.

Illustration : Granadina, par Hermen Anglada Camarasa (1914).

Les femmes du sixième étage

« Les femmes du sixième étage », film de Philippe Le Guay sorti sur les écrans français en février dernier, raconte une jolie et improbable histoire d’amour.

 Pour nous qui avons vécu à Madrid, voir de grandes actrices espagnoles comme Natalia Verbeke et Carmen Maura aux côtés de Fabrice Luchini et Sandrine Kiberlain est source de plaisir et de nostalgie. Ensemble, ils donnent au film de Philippe Le Guay énergie, humour et profondeur.

 Dans les années soixante, Jean-Louis Joubert (Fabrice Luchini) est l’héritier d’une charge d’agent de change, l’époux de Suzanne (Sandrine Kiberlain) et le père de deux garçons formatés par l’éducation des bons pères. Sa vie est grise ; celle de Suzanne, débordante de futilité.

 Suzanne recrute comme bonne Maria (Natalia Verbeke), une jeune espagnole fraîchement arrivée à Paris comme tant d’émigrants fuyant la misère et la dictature franquiste. Il se trouve que Maria habite une chambre minuscule au sixième étage du même immeuble. Les autres chambres sont aussi occupées par des espagnoles. La vie y est dure : il n’y a pas l’eau courante et les WC sont chroniquement bouchés.

 Peu à peu, Jean-Louis, « Monsieur », se fascine pour cet univers si différent, juste au-dessus de lui : un groupe de femmes qui souffrent pour elles-mêmes et les êtres chers restés au pays, qui se déchirent entre bigotisme et anticléricalisme, qui se prêtent main forte en cas de coup dur, qui partagent la paella, le vin de Malaga et le Flamenco. La fascination est d’autant plus forte qu’elle s’accompagne d’un désir de plus en plus fort pour Maria.

 Suzanne est incapable de comprendre ce qui est en train de changer en son mari. Son entourage de petites bourgeoises parle d’une nymphomane briseuse de mariages : ce personnage fantasmé a pour elle plus de réalité que la communauté de femmes qui vit à l’étage au-dessus ou que Maria elle-même, vraie fée du logis que son statut de domestique est censé déposséder de son corps de femme. Expulsé de l’appartement familial, Jean-Louis se réfugie dans l’une des chambres de bonne du sixième étage. Après la pension, après le service militaire, après le mariage, il savoure le bonheur d’avoir enfin une chambre pour lui tout seul !

 Le scénario du film est original, mais c’est le jeu des acteurs qui en fait la force : le masque gris de Jean-Louis se fissure peu à peu pour laisser doucement percer le sourire ; Maria passe de la surprise face à ce patron si peu conventionnel au rejet violent et à l’amour, au moins pour un soir.

 « Les femmes du sixième étage » est un bon film comique. Mais il est plus qu’un divertissement : il décrit la « transhumance » de Jean-Louis, de Maria et, au bout du compte, même de Suzanne, d’un état de non-vie à la découverte de la liberté.

 Photo du film « les femmes du sixième étage », Fabrice Luchini et Natalia Verbeke.

Bagarre de Chats

« Riña de gatos », roman d’Eduardo Mendoza (Editorial Planeta, 2010), nous rend témoins de la situation chaotique qui régnait à Madrid au printemps1936, à la veille de la sédition du Général Franco.

 Expert de la peinture espagnole, en particulier de Velázquez, Anthony Whiteland voyage de Londres à Madrid pour expertiser la collection de tableaux du Duc de la Igualada. Le prétexte est de pouvoir monnayer à l’étranger un patrimoine artistique qui permettrait à sa famille d’échapper à l’imminente révolution bolchevique et de vivre confortablement en exil. La réalité est qu’il s’agit de financer les achats d’armes de la Phalange. Si la collection dans son ensemble n’a pas grande valeur, un tableau retient l’attention de Whiteland : il est convaincu qu’il s’agit d’un Velázquez non répertorié qui, outre son intérêt pictural, révélerait des faits jusque là inconnus de la vie privée de l’artiste. Pour le jeune expert, porter ce tableau à la connaissance du monde et convaincre de son authenticité représenterait un triomphe personnel.

  Le Chef National de la phalange, José Antonio Primo de Rivera, est fiancé à la fille ainée du Duc, mais celle-ci supporte mal sa permanente rivale, la politique. Elle se jette dans les bras de l’Anglais, sur les traces duquel se précipitent aussi les services de sécurité de la République espagnole et les services secrets britanniques.

 L’intrigue est peu crédible et le style du livre souvent poussif. L’histoire n’est pas écrite du point de vue du personnage principal, mais d’un observateur extérieur doté d’un improbable don d’ubiquité. Il reste que ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de sortir dîner dans un bon restaurant de Madrid avec Primo de Rivera et ses principaux lieutenants et que c’est là qu’opère la magie de la littérature !

 Les parties les plus intéressantes du livre sont celles où Mendoza analyse l’équilibre des forces en présence en ces heures critiques où la République va sombrer. Sous le vernis du roman se cache un essai historique convainquant, en particulier son analyse de la phalange. Comment se fait-il que celle-ci a échoué à prendre le pouvoir là où, une dizaine d’années auparavant, le fascisme italien avait triomphé ? L’un et l’autre mouvements avaient pourtant en commun un nationalisme exacerbé, la prétention de dépasser la lutte des classes, le mépris pour la démocratie bourgeoise. Mais la Phalange souffrait de deux handicaps : une hostilité réciproque avec l’armée, datant du temps ou le père d’Antonio Primo de Rivera avait exercé la dictature, et l’incapacité à se présenter comme une force électorale.