En quittant la Gare d’Atocha

Le premier roman de Ben Lerner, poète de 33 ans natif du Kansas, a reçu un accueil favorable de la critique. « Leaving the Atocha Station «  (En quittant la Gare d’Atocha, Ganta Books 2012, initialement publié en 2011 par Coffee House Press, Minneapolis) nous raconte le séjour à Madrid d’un jeune poète américain en 2003 – 2004.

 Le héro, ou plutôt l’anti-héro du livre, Adam Gordon, est le double de Ben Lerner. Le livre n’est pas autobiographique, mais l’auteur et le personnage principal se ressemblent fortement : comme Adam, Ben est né dans le Kansas de parents psychologues, écrit de la poésie, obtient une bourse pour la réalisation d’un projet à Madrid, est témoin des événements qui, dans le sillage des attentats contre des trains de banlieue sur la ligne d’Alcala de Henares à la Gare d’Atocha entraînent la défaite électorale du Parti Populaire et l’accession au pouvoir de Zapatero.

 J’ai lu le livre avec d’autant plus d’intérêt que j’étais moi-même à Madrid en cette période et que l’évocation des lieux, des événements et du climat de cette époque qui semble déjà lointaine me touche personnellement. Mais ma vie en Espagne m’a fait fréquenter des milieux bien différents de celui des artistes dans lesquels Adam évolue. Pris de violentes crises de doute sur la réalité de son expérience artistique, parfois convaincu qu’il n’est qu’un fraudeur singeant le talent, Adam pense parfois faire des études de droit, arrêter de boire et de fumer et mener une vie bien rangée. Celle en somme que je vivais, au même moment et dans la même ville que lui, mais dans un autre monde.

 En proie à une angoisse chronique, Adam tente d’équilibrer sa vie par le recours à l’alcool, au haschisch et aux pastilles de tranquillisants. Il est passé maître dans l’art de mentir. Il raconte que sa mère vient de mourir, puis se ravise et la déclare gravement malade. Il affirme que son père est un fasciste qui ne connait que la violence ; ce faisant il pense à son père « tentant patiemment de faire bouger une araignée du tapis à un bout de papier de manière à l’accompagner en toute sécurité de la maison à la cour ». Il est devenu expert dans la composition de mimiques expressives : ayant assisté à la récitation de poèmes qu’il juge affligeants, il félicite son auteur avec un léger sourire destiné à communiquer que le compliment n’était que courtoisie et qu’en fait il « croyait que son écrit constituait un nouveau point bas dans son langage, le sien comme n’importe lequel ».

 La barrière de la langue est une utile protection. Elle lui permet de se retrancher à volonté dans le personnage de l’étranger qui ne comprend pas ; elle donne aux phrases qu’il prononce maladroitement le parfum de la profondeur littéraire. La langue, anglaise ou espagnole, est un facteur clé dans la relation qu’il développe avec Teresa, une jeune femme qui se passionne pour sa poésie et entreprend de la traduire. Dans la dernière scène du livre, on assiste à une lecture publique des poèmes d’Adam. Teresa lit le texte original en anglais, Adam lit la traduction. A travers ce retournement, par la médiation de la traduction entre deux cultures, il est possible qu’Adam ait enfin trouvé le chemin de la réconciliation avec lui-même.

 Le livre de Ben Lerner est constamment drôle. Voici un passage qui me semble illustratif de son style. « Chaque fois que j’étais avec Teresa, chaque fois que nous parlions, j’avais l’impression que nos visages étaient engagés dans une conversation plus substantielle et sophistiquée que nos voix. Son visage était formidable ; il semblait parfois très jeune et d’autres fois très vieux ; quand elle ouvrait grands les yeux, elle ressemblait à un enfant, et quand elle fixait quelque chose intensément, les petites rides qui les bordaient la faisaient paraître terre à terre, sage. Parce qu’elle pouvait instantanément sembler plus jeune ou plus vieille, plus innocente ou plus expérimentée qu’elle n’était, elle pouvait affronter quelque discours que ce soit qui lui fût adressé. Si on l’accusait, par exemple, de trop interpréter une scène d’un film, elle élargissait ses yeux avec une innocence à vous faire sentir coupable de vous projeter ; si vous l’accusiez de naïveté, son regard exprimait une telle somme d’expérience que l’accusation se retournait immédiatement contre vous. Ses yeux détournaient, réfléchissaient ou ironisaient, et ensuite son sourire, qui était grand, restaurait immédiatement une table rase, pardonnant gentiment tout reproche contre elle. »

Atocha, 11 mars 2004

José-María Sert au Petit Palais

José-María Sert, les quatre saisons, l'Amérique, 1917 - 1919

Le Petit Palais présente, jusque demain dimanche 5 août, une superbe exposition consacrée au peintre et décorateur catalan José María Sert intitulée « le titan à l’œuvre ».

 Il y a un paradoxe en José-María Sert. De son vivant (1874 – 1945), il fut un artiste reconnu, un industriel de l’art recevant des commandes faramineuses des deux côtés de l’Atlantique, un homme du monde recevant à sa table des personnalités telles que Renoir, Toulouse Lautrec, Odilon Redon, Chanel, Ravel, Poulenc, Satie, Claudel. Il fut l’époux de deux femmes exceptionnelles, Misia Gobeska puis Roussadana Mdivani, qui lui ouvrirent les salons de Paris et de New York. Il est aujourd’hui tombé dans l’oubli, et comme le montre l’exposition du Petit Palais, injustement. Cela tient peut-être au fait que son art, d’immenses toiles conçues pour un contexte architectural particulier, s’apprécie mieux « in situ » que dans un musée. L’oubli s’explique aussi certainement par le positionnement politique de Sert, vivant confortablement à Paris pendant l’occupation allemande et fournissant au franquisme un hommage à ses martyrs en plein cœur de la Catalogne rebelle : les gigantesques toiles décorant la cathédrale de Vic.

 J’avais visité un client, charcutier industriel, à Vic il y a juste dix ans. Je me rappelle d’une ville, pittoresque mais fortement imprégnée d’une odeur d’abattoirs et de tannerie. La cathédrale a été incendiée au début de la guerre civile espagnole en 1936. Elle fut au cœur des préoccupations de Sert : il produisit un premier projet de décor gigantesque avant la première guerre mondiale, qu’il dut abandonner faute de fonds. Il réalisa un second projet qui fut installé en 1927 – 1929 mais fut détruit dans l’incendie. Les toiles conservées actuellement dans la cathédrale : elles furent installées en 1945, peu avant la mort de l’artiste.

 José-María Sert admirait les toiles des peintres vénitiens, en particulier Tiepolo. Ses monumentales installations en conservent le souffle baroque, le contraste des couleurs, la théâtralité. Il avait développé une technique propre. Il travaillait en studio, sur la base de photographies ou de mannequins articulés qui lui donnaient plus de flexibilité que des modèles vivants. Il présentait ses projets aux acheteurs sous la forme de maquettes en trois dimensions, dont certaines, magnifiques, sont présentées au Petit Palais. Les œuvres étaient ensuite ramenées à une série de carreaux et réalisées sur place par des exécutants.

 L’exposition du Petit Palais a constitué pour moi une découverte. Il faut aussi souligner que les collections permanentes du musée, dont l’accès est gratuit, sont d’un grand intérêt, et présentées dans un cadre superbe.

José-María Sert, les noces de Camacho, pour le Wadorf Astoria, 1931

L’Espagne entre deux siècles

Le Musée de l’Orangerie de Paris propose jusqu’au 9 janvier une magnifique exposition intitulée « L’Espagne entre deux siècles, de Zuloaga à Picasso (1890 – 1920).

Selon le catalogue, « cette exposition propose une vision panoramique des principaux artistes et des tendances dans l’art espagnol de la fin du XIXème siècle au début du XXème.

Elle présente une soixantaine d’œuvres des artistes fondamentaux de cette période tels que Joaquin Sorolla y Bastida, Ignacio Zuloaga y Zabaleta, Dario de Regoyos, Salvador Dali, Joaquín Mir, Ramón Casas, Santiago Rusiñol, Joaquim Sunyer, Pablo Picasso et Joan Miró.

Ces artistes ont en effet illustré la richesse et la diversité de l’art espagnol au tournant du XXème siècle ainsi que son évolution naturelle dans les mouvements d’avant-garde, notamment  le symbolisme et le postimpressionnisme. »

A la fin du dix-neuvième siècle, l’Espagne est un pays en crise. La perte de Cuba en 1898 à la suite d’une guerre avec les Etats-Unis est un moment crucial : la page du passé glorieux des Conquistadores est tournée. L’opinion est divisée entre le repli sur les valeurs traditionnelles et l’ouverture au grand vent du changement. Les peintres espagnols se partagent eux aussi entre ceux qui décrivent une Espagne blanche et lumineuse et ceux qui la représentent en noir. La plupart d’entre eux émigrent à Paris, ou du moins entretiennent des liens étroits avec les artistes de la capitale française.

Mon séjour de plusieurs années à Madrid m’avait fait découvrir Sorolla, Rusiñol et Sunyer. J’ai découvert dans l’exposition Hermen Anglada Camarasa (Granadina, 1914, reproduite en tête de cet article), Eliseu Meifrén y Roig (Paysage nocturne), Juan de Etcheverria y Zuricalday (la métisse nue, 1923).

Les peintres espagnols de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième s’inspirèrent des grands anciens. Un exemple impressionnant est fourni par « l’enterrement de Casamegas », tableau peint par Picasso en s’inspirant de l’enterrement du comte d’Orgaz du Greco pour célébrer à sa manière le suicide de son ami Casamegas.

La collection permanente du Musée de l’Orangerie, consacrée à des peintres du dix-neuvième et vingtième siècles, est passionnante. Elle comporte, entre autres, des tableaux de Derain, Renoir, Modigliani. J’ai découvert Marie Laurencin (1883 – 1956) dont les œuvres sont empreintes de finesse et de mystère.

Illustration : Granadina, par Hermen Anglada Camarasa (1914).

Les femmes du sixième étage

« Les femmes du sixième étage », film de Philippe Le Guay sorti sur les écrans français en février dernier, raconte une jolie et improbable histoire d’amour.

 Pour nous qui avons vécu à Madrid, voir de grandes actrices espagnoles comme Natalia Verbeke et Carmen Maura aux côtés de Fabrice Luchini et Sandrine Kiberlain est source de plaisir et de nostalgie. Ensemble, ils donnent au film de Philippe Le Guay énergie, humour et profondeur.

 Dans les années soixante, Jean-Louis Joubert (Fabrice Luchini) est l’héritier d’une charge d’agent de change, l’époux de Suzanne (Sandrine Kiberlain) et le père de deux garçons formatés par l’éducation des bons pères. Sa vie est grise ; celle de Suzanne, débordante de futilité.

 Suzanne recrute comme bonne Maria (Natalia Verbeke), une jeune espagnole fraîchement arrivée à Paris comme tant d’émigrants fuyant la misère et la dictature franquiste. Il se trouve que Maria habite une chambre minuscule au sixième étage du même immeuble. Les autres chambres sont aussi occupées par des espagnoles. La vie y est dure : il n’y a pas l’eau courante et les WC sont chroniquement bouchés.

 Peu à peu, Jean-Louis, « Monsieur », se fascine pour cet univers si différent, juste au-dessus de lui : un groupe de femmes qui souffrent pour elles-mêmes et les êtres chers restés au pays, qui se déchirent entre bigotisme et anticléricalisme, qui se prêtent main forte en cas de coup dur, qui partagent la paella, le vin de Malaga et le Flamenco. La fascination est d’autant plus forte qu’elle s’accompagne d’un désir de plus en plus fort pour Maria.

 Suzanne est incapable de comprendre ce qui est en train de changer en son mari. Son entourage de petites bourgeoises parle d’une nymphomane briseuse de mariages : ce personnage fantasmé a pour elle plus de réalité que la communauté de femmes qui vit à l’étage au-dessus ou que Maria elle-même, vraie fée du logis que son statut de domestique est censé déposséder de son corps de femme. Expulsé de l’appartement familial, Jean-Louis se réfugie dans l’une des chambres de bonne du sixième étage. Après la pension, après le service militaire, après le mariage, il savoure le bonheur d’avoir enfin une chambre pour lui tout seul !

 Le scénario du film est original, mais c’est le jeu des acteurs qui en fait la force : le masque gris de Jean-Louis se fissure peu à peu pour laisser doucement percer le sourire ; Maria passe de la surprise face à ce patron si peu conventionnel au rejet violent et à l’amour, au moins pour un soir.

 « Les femmes du sixième étage » est un bon film comique. Mais il est plus qu’un divertissement : il décrit la « transhumance » de Jean-Louis, de Maria et, au bout du compte, même de Suzanne, d’un état de non-vie à la découverte de la liberté.

 Photo du film « les femmes du sixième étage », Fabrice Luchini et Natalia Verbeke.