Un hiver à Majorque

   

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La célébration de l’année Chopin et le temps de novembre m’invitent à offrir aux lecteurs de « transhumances » une lecture de « Un hiver à Majorque » de George Sand (1855, Editions Cort 2004).

En novembre 1838, Aurore Dupin connue comme écrivaine sous le nom de George Sand, arrive à Majorque accompagnée de ses deux enfants Maurice et  Solange et de son amant Frédéric Chopin. Son  but est de se reposer, de vivre une romance sur une terre primitive et hospitalière et de profiter du climat méditerranéen de l´île pour soigner les poumons de Frédéric et les rhumatismes de Maurice.

Le voyage en bateau à vapeur de Barcelone à Palma, par une nuit tiède et sombre, fut bercée par la voix du timonier. Son chant « suivait un rythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et il semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part,  mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée dans des formes douces et monocordes. Cette voix de la contemplation avait un grand charme. »

Le voyage du retour, quelques mois plus tard, se fit à bord d’un bateau qui, « lorsque le vent est serein, transporte une fois par semaine deux cents cochons, et quelques passagers par dessus le marché. Il est beau de voir avec quels égards et quelle tendresse ces messieurs (je ne parle pas des passagers) sont traités à bord et avec quel amour on les dépose à terre.. (Chopin) était dangereusement malade. La traversée, la mauvaise odeur et l’absence de sommeil n’avaient pas contribué à diminuer ses souffrances. Le capitaine n’avait eu d’autre attention pour nous que de ne pas faire coucher notre malade dans le meilleur lit de la cabine, parce que, selon le préjugé espagnol, toute maladie est contagieuse ; et comme notre homme pensait déjà à faire brûler la couchette où reposait le malade, il désirait que ce fût la plus mauvaise. »

Entre ces deux hivers, l’hiver à Majorque fut une véritable épreuve. Chopin était tuberculeux, mais ni lui ni Aurore ne voulaient le reconnaître. La peur de la maladie, en même temps que le scandale d’une femme adultère,  habillée en homme, fumeuse et ne fréquentant pas le lieu de socialisation par excellence qu’était la messe dominicale, installèrent une situation de totale incommunication entre les Majorquins et les étrangers. « Nous avions surnommé Majorque « l’île des Singes » parce que, nous voyant environnés de ces bêtes sournoises, pillardes et pourtant innocentes, nous nous étions habitués à nous préserver d’elles sans plus de rancune et de dépit que n’en causent aux Indiens les jockos et les orangs espiègles et fuyants. »

Pourtant, le séjour à Palma, puis à la villa Son Vent d’Establiments et enfin à la Chartreuse de Valldemossa dont les moines avaient été expulsés quelques années plus tôt fut fécond tant pour Aurore George Sand, qui y commença son roman Spiridion que pour Chopin lui-même qui composa la Deuxième Ballade en fa majeur, le Scherzo en do mineur, la Mazurka en mi mineur et le Prélude en ré « La Goutte d’eau. »

Aurore passe de longues heures en contemplation à la Chartreuse, qui domine la mer. « Tandis qu’on l’entend gronder au nord, on l’aperçoit comme une faible ligne brillante au-delà des montagnes qui s’abaissent et de l’immense plaine qui se déroule au midi ; tableau sublime, encadré au premier plan par de noirs rochers couverts de sapins, au second par des montagnes au profil hardiment découpé et frangé d’arbres superbes, au troisième et au quatrième par des mamelons arrondis que le soleil couchant dore des nuances les plus chaudes, et sur la croupe desquels l’oeil distingue encore, à une lieue de distance, la silhouette microscopique des arbres, fine comme l’antenne des  papillons, noire et nette comme un trait de plume à l’encre de Chine sur un fond d’or étincelant. »

La Chartreuse en elle-même, avec son enchaînement de cloîtres de différentes époques, est un lieu extraordinaire :  » Jamais je n’ai entendu le vent promener des voix lamentables et pousser des hurlements désespérés, comme dans ces galeries creuses et sonores. Le bruit des torrents, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés et tout déroutés dans les rafales ; puis de grands bouillards qui tombaient tout à coup comme un linceul, et qui, pénétrant dans les cloîtres par les arcades brisées, nous rendaient invisibles et faisaient paraître la petite lampe que nous portions pour nous diriger, comme un esprit follet errant sous les galeries, et mille autres détails de cette vie cénobitique qui se pressent dans mon souvenir : tout cela faisait bien de cette Chartreuse le séjour le plus romantique de la terre ».

« Je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus silencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin j’aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième pour comparer entre eux ces deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander à chacun ce qu’il pensait de l’autre. Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec vraisemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du Moyen Âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au coeur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du dix-neuvième siècle, fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa Chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là je ne pouvais me le représenter aussi aisément. »

Pour George Sand, la société majorquine est bloquée, ce qui empêche les masses de se perfectionner et de se hausser au niveau de l’élite. La faute en est à l’aristocratie, oisive et au bord de la banqueroute, qui entretient malgré ses dettes toute une classe de domestiques et d’obligés inutiles. Le tableau est très semblable à celui que dresse, plus de d’un siècle plus tard, Dominique Fernandez de l’aristocratie sicilienne dans l’Ecole du Sud. La faute de l’aristocratie est de maintenir le peuple dans un état d’indifférenciation, de ne pas reconnaître que la « perfectionnabilité » des masses passe par l’affranchissement des individus. « Ayant parcouru Palma pour y chercher des appartements, je suis entré dans un assez grand nombre de maisons ; tout s’y ressemblait si exactement que je pouvais de là conclure à un caractère général chez leurs occupants. Je n’ai pénétré dans aucun de ces intérieurs sans avoir le coeur serré de déplaisir et d’ennui, rien qu’à voir les murailles nues, les dalles tachées et poudreuses, les meubles rares et malpropres. Tout y portait témoignage de l’indifférence et de l’inaction ; jamais un livre, jamais un ouvrage de femme (…) Ainsi toutes ces maisons où les générations se succèdent sans rien transformer autour d’elles, et sans marquer aucune empreinte individuelle sur les choses qui ordinairement participent en quelque sorte à notre vie humaine, font plutôt l’effet de caravansérails que de maisons véritables ; et tandis que les nôtres donnent l’idée d’un nid pour la famille, celles-là semblent des gîtes où les groupes d’une population errante se retireraient indifféremment pour passer la nuit. »

L’antipathie d’Aurore pour Majorque s’explique par la frustration d’une lune de miel transformée en assistance médicale à un grand malade, mais aussi par la confrontation avec une société dont la transition au capitalisme semble bloquée.

Photo de Valdemossa, www.info-mallorca.co.uk

Du Greco à Dali

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Amateurs parisiens de la peinture espagnole, dépêchez-vous : le dernier jour de l’exposition « du Greco à Dali » au musée Jacquemart – André est dimanche premier août !

La référence au Greco de cette exposition extraite de la collection Pérez Simón est un peu abusive : il n’y a de lui qu’une toile de format miniature. En revanche, on y trouve de nombreux chefs d’œuvre de Dali, aux côtés de Ribera, Murillo ou Picasso.

Je retrouve avec plaisir l’œuvre de Joaquín Sorolla, dont nous aimions visiter la maison musée à Madrid. Le traitement de la lumière est exceptionnel.

Un chef d’œuvre de l’exposition est le portrait de femme andalouse peint par Julio Romero de Torres vers 1925 – 1930.

Illustration : Soleil du Matin, par Joaquín Sorolla y Bastida (1901).

Site Internet de l’exposition : www.cultrurespaces-minisite.com/greco-dali.

Site Internet du musée Sorolla à Madrid : http://www.museosorolla.mcu.es/.

¡Viva España !

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J’ai vibré pour la victoire de l’Espagne dans la coupe du monde de football.

J’aime l’Espagne pour y avoir vécu heureux de 2001 a 2007. Je participe de la liesse de Madrid et de Barcelone.

La revanche de leur entraîneur Vicente del Bosque, évincé du Real de Madrid où il avait été pendant trente ans joueur et entraîneur, juste après avoir remporté le championnat en 2003, relève de la justice immanente. « Un nouveau cycle doit commencer », avait annoncé le président du club Florentino Perez, soucieux de mener à bien sa politique de recrutement de « galactiques ». Un cycle désastreux allait en effet commencer pour le club madrilène. Vicente del Bosque est revenu par la grande porte. Le paradoxe est qu’il l’a fait à la tête d’une équipe dont l’ossature est le club de Barcelone, grand rival du Real.

Car la victoire de l’Espagne est en grande partie une victoire catalane. C’est un paradoxe : beaucoup de Catalans perçoivent comme une humiliation l’arrêt du tribunal constitutionnel espagnol sur se statut d’autonomie élargie de la Catalogne. Cet arrêt confirme, selon Le Monde, les restrictions apportées par cette juridiction largement influencée par le Parti Populaire à la notion de nation catalane qui figurait dans le préambule du statut adopte en 2006, ainsi que l’invalidation du « caractère préférentiel » de la langue catalane, notamment dans l’administration.

Le triomphe de la « Roja » semble œuvrer a « l’indissoluble unité de l’Espagne » évoquée par le tribunal constitutionnel, alors que nombre de ses héros rêvent d’autonomie, pour ne pas dire d’indépendance.

Photo « Le Monde »

Fluidité

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Javier Cantera, Président du groupe de consultants en ressources humaines espagnol BLC, donne dans sa newsletter un point de vue original sur la réforme du droit du travail en Espagne.

Javier Cantera déplore l’esprit cloche-merle qui préside selon lui au débat sur la réforme du droit du travail, avec des partenaires sociaux nostalgiques du passé. Il plaide pour un changement pragmatique qui tienne compte de l’évolution de l’environnement et de l’impératif de compétitivité. La sécurité de l’emploi est-elle seulement dans la loi et non dans les capacités des personnes ? Il faut travailler sur notre façon de penser, et en particulier :

  • – Redéfinir le bonheur comme une expérience de la fluidité

  • – Démasquer les pièges de l’esprit, les siens et ceux des autres

  • – Se concentrer sur la passion pour la qualité de la vie au travail

Il faut réinventer nos zones de confort et resituer notre motivation dans « l’être » plus que dans « l’avoir ». Javier Centra cite le livre « flow » (flux, fluidité) écrit par Mihaly Csikzzentmihalyi dans les années 90. Celui-ci dit que le bonheur se trouve où l’on accepte un défi. Le bonheur surgit d’états d’expérience optimale, de ces moments où l’on se sent « possédé » par un profond sentiment de jouissance, celui d’être le propriétaire de ce que l’on fait et comment on le fait. Dans ce monde du travail, nous devons chercher à profiter des moments positifs de nos enthousiasmes. Il faut couler comme une source pour que notre esprit se plaise dans l’action professionnelle.

Javier Cantera avoue lui-même qu’il ne se voit pas à une table de négociations entre syndicats et patronats pour défendre ses thèses. Mais celles-ci rejoignent en partie celles qu’avait exposées Dominique Strauss-Kahn au cours de la précampagne pour les élections présidentielles de 2006. Il fallait, disait-il, redéfinir la sécurité du travail comme la garantie de parcours de transition et de formation entre différents emplois, au lieu du bétonnage d’acquis intangibles.

Photo « transhumances » : ruisseau au Voile de la Mariée, Salazie, Ile de la Réunion.