Talons aiguille

   

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 Le roman d’Almudena Solana, « les femmes anglaises abîment les talons quand elles marchent » (las mujeres destrozan los tacones al andar, Suma de Letras, 2007) nous parle de Louise, une jeune femme issue de l’immigration espagnole en Grande Bretagne, à la recherche de son propre destin entre deux cultures.

« Les femmes anglaises abîment les talons en marchant. Moi parmi elles. Toutes nous courons ici et là, mais nous ne renonçons pas à la hauteur ni aux talons aiguille ». Louise est une jeune anglaise  banale dans un métier banal : téléopératrice dans un call-center près de l’aéroport de Heathrow dans la banlieue de Londres.  « Mon monde c’est celui-là, le métro, le travail, les courses, parfois la piscine ou sortir avec les amis du travail. »  Pour aller travailler, elle doit emprunter la ligne bleue du métro du début à la fin. « Je la connais par coeur, ses wagons, ses stations, les affiches, la mégaphonie, et y compris ses habitants, les chaussures de ses habitants. Ces wagons de la ligne bleue sont, en quelque sorte, mon foyer. Je déambule avec eux en avant, je déambule en arrière, je crois que je dois supposer qu’au long de ce zigzag je construis la vie ».

Louise mène une vie solitaire et médiocre. « Ma vie est pleine de contrôle, quelque chose semblable à une vigilance continue ». C’est le cas au travail, c’est le cas aussi dans son existence quotidienne, limitée par un budget serré. Ses amis du call-center sont des minables dont le loisir favori est de piéger la nuit les clients de la station-service où travaille John, l’un d’entre eux. Ils appartiennent au monde de ceux qui jamais ne connaîtront la gloire, gloire qu’ils vivent par procuration en regardant au pub les exploits des joueurs de football.

Pourtant, Louise aime son travail au call-center, qui à ses yeux ne manque pas de poésie. Vu d’en-haut, dit-elle, les télécabines ressembleraient à une grande caisse de minéraux. Cette réflexion lui vaut le surnom de « Pirita », petite pyrite. En apparence, Pirita est semblable aux autres. En réalité, elle est héritière d’une humble mais spirituellement puissante tradition familiale. Son grand-père, Antón, était cordonnier dans un village de Galice… et amateur de minéraux. Son père lui parlait inlassablement de cet homme passionné par son métier et qui dessinait des maquettes de chaussures neuves que la rudesse des temps de guerre civile ne lui avait jamais permis de réaliser.

Le père et la mère de Louise émigrèrent à Londres pour fuir la misère, s’épuisant dans de petits boulots pour assurer un avenir à leur fille. Pendant ses cinq premières années, celle-ci vécut au village en Galice avec ses deux grand-mères. Puis elle rejoignit ses parents à Londres. Maintenant, ceux-ci sont retournés au pays, mais avec un sentiment d’échec que l’alcoolisme du père ne fait qu’amplifier. Louise souffre de l’absence de ceux qu’elle aime et rêve de les réunir.

Dans le métro, Louise dessine des croquis de chaussures, imagine des modèles nouveaux. Quelque chose se passe dans sa vie. Le call-center va être délocalisé au Kenya et va fermer son établissement londonien. Un jour à la piscine, une professeur de natation remplaçante communique au groupe de personnes âgées dont elle a la charge confiance et enthousiasme. Louise se sent des ailes et se lance dans une brasse papillon. Le lendemain elle met ses « chaussures à triompher dans la vie ». Dans les dernières heures du call-center, elle se confie à un industriel de la mode et de la chaussure, qui avait appelé pour demander un renseignement. Séduit par le dynamisme et la créativité de la jeune femme, il lui offre de travailler à ses côtés comme styliste. Louise peut enfin, à Londres, réaliser son rêve de réunir sa famille, les vivants comme les absents.

Le livre d’Almudena Solana m’a profondément touché, non seulement parce qu’il établit un pont entre l’Espagne et Londres, mais aussi par la description qu’il fait de la masse sans nombre des petites gens privés de gloire, l’évocation de la vie apparemment conforme d’une jeune femme que son enracinement familial rend exceptionnellement forte et le récit d’une rédemption improbable comme un conte de fées.

Le livre nous parle de passion pour le travail bien fait, de poésie dans les choses banales et de la force d’un regard d’amour posé sur les autres et sur la vie. Il concentre notre attention sur une partie de nous-mêmes que nous déprécions parfois, nos pieds, et des mille manières de leur faire honneur : mocassins, bottes, sandales, espadrilles et escarpins.

(Photo Chaussures Femmes)

 

Francisco Ayala, témoin du siècle

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L’écrivain espagnol Francisco Ayala est mort le 3 novembre à l’âge de 103 ans, devenu un symbole de l’Espagne réconciliée.

Francisco de Paula Ayala García-Duarte était né à Grenade, comme Federico García Lorca, son aîné de huit ans. Comme lui, il s’engagea dans la défense de la République contre l’insurrection franquiste. Federico mourut sous les balles d’un peloton d’exécution au début de la  guerre civile. Francisco partit pour un long exil. Doté d’une impressionnante longévité, il participa en 2006 à une conférence internationale pour marquer son propre centenaire. Au-delà des clivages politiques et des plaies de l’histoire, il était devenu emblématique d’une Espagne moderne et pacifiée malgré les sirènes de l’intolérance.

Son livre « A propos de mes pas sur la terre » (De mis pasos en la tierra, Punto de Lectura 1996) raconte son itinéraire. Né en 1906 à Grenade, il étudie à Madrid mais, en avance sur son temps, décide de faire son « Erasmus » à Berlin. Ami du président républicain Azaña, il s’exile en Argentine, à Porto Rico et aux Etats Unis et revient pour la première fois en Espagne en 1960. Il porte sur les gens, les structures et les choses un regard distant et lucide, non exempt parfois de poésie. Voici quelques réflexions que j’ai particulièrement appréciées, parce qu’elles rejoignent mes propres expériences ou ma manière de voir.

Grenade. « Si tous les sens contribuent à percevoir un enchantement si subit – eau qui chante dans les vasques et les fontaines, arômes qui emplissent l’air, douceur et fraîcheur de la pierre – c’est peut-être l’ouïe qui nous livre la part la plus intime et la plus délicate de l’esprit grenadin ».

Venise. « Elle brille, nette, avec la plasticité et le luxe atroce de ses mausolées et ce n’est pas tant qu’elle soit morte elle-même : elle loge, avec une magnificence imposante, la mort en son sein. Dans « mort à Venise », Mann a bien perçu ce qu’il y a de mortel dans la beauté, sa séduction impossible, la chute de l’artiste dans la consolante et anhihilante attraction du parfait ».

Séville. « Pour moi, Séville est et a été depuis le commencement moins une réalité pratique qu’une expérience littéraire, poétique ».

Tourisme. « Un touriste, ce qu’il peut le plus haïr dans le monde, ce sont les touristes. Les touristes empêchent le touriste de profiter confortablement de ses vacances bien gagnées et méritées ».

Ayala ne croit pas qu’il soit possible de caractériser l’âme d’un peuple, ou alors il faut le faire avec modestie et en toute conscience du contexte historique. Il cite José Antonio Maravell : « l’image de l’Espagnol à la fin du seizième siècle se caractérise par des traits de réflexion, calcul, astuce, froideur. Par sa répétition et par la qualité de certains de ces auteurs, nous devons considérer ces représentations comme stéréotype de l’Espagnol à l’époque de la prépondérance politique de l’Espagne. Il est intéressant de noter que ce qui ressemble le plus à ce stéréotype est celui de la « Perfide Albion » au temps de son hégémonie ». Et Ayala ajoute : « ce qui s’y  oppose le plus, c’est l’image de l’Espagnol chérie par le Romantisme : passionnel, sans souci du lendemain, impulsif, spontané, image que les Espagnols eux-mêmes ont assumée en cherchant à s’identifier avec ce modèle ».

Et pour finir, le récit d’une expérience simple et touchante. « Nous fûmes victimes ces jours-là d’une de ces agressions qui, en raison de leur fréquence, ne sont même plus mentionnées par les journaux. Des manieurs de poignards habiles, décidés et impavides nous dépouillèrent en un instant de tout ce que nous portions sur nous, nous laissant stupéfaits et irrités. Nous non plus, n’étions pas à l’abri. Et ainsi, puisque c’était notre tour d’être protagonistes – ou mieux protagonistes passifs – d’un épisode chaque jour  tant de fois répété, mais qui ne nous avait jamais jusque là affecté personnellement, sa réalité se fit effective, provocant en nous un épuisement confus, sans doute disproportionné à sa cause. Bien que triviale, l’expérience avait été pour nous dévastatrice. »

(Photo tirée du quotidien El País)

Sculptures polychromiques à Valladolid

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Plusieurs pièces de l’exposition « The Sacred made Real » à la National Gallery de Londres ont été empruntées au musée national de sculpture de Valladolid. Je l’avais visité à l’été 2006.

Valladolid a connu deux périodes glorieuses. Pendant le Siècle d’Or (seizième), elle reçut souvent la Cour des rois, notamment celle de Philippe II. Cervantès vécut à Valladolid. Christophe Colomb y mourut le 20 mai 1606. La seconde a commencé il y a quelques années avec l’implantation industrielle de Renault. La ville est en plein chantier de rénovation. On restaure les monuments historiques, on crée des musées, on soigne les jardins et, fait rare en Espagne, on aménage des pistes cyclables.  Plusieurs mariages se célèbrent en ce samedi après-midi, et les convives endimanchés confèrent à la ville couleurs et élégance.

Le musée national de sculpture est aménagé dans le palais de Villema et dans le Collège de San Gregorio, dont la magnifique façade est de style « isabélin » très proche du « manuélite » portugais. Le Guide du Routard qualifie le musée de « plus émouvant de Castille ». Il constitue, avec le Couvent des Déchaussées à Madrid, un témoignage frappant de l’histoire spirituelle espagnole sous l’Inquisition, force vitale écrasée et tordue par la répression mais cependant invaincue. La collection de sculptures religieuses baroques en bois polychrome couvre les seizième, dix-septième et dix-huitième siècles.  La salle consacrée aux sculpteurs Alonso Berruguete et Juan de Juni (Jean de Joigny) contient des chefs d’œuvre : la Marie-Madeleine de Juni, le Sacrifice d’Isaac et l’enterrement de Jésus de Berruguete. L’art de Berruguete n’est pas sans rappeler celui du Greco. Pour exprimer la sujétion du corps à l’esprit, « la force du sentiment d’angoisse religieuse allonge la proportion des corps et les crispe dans une tension qui se traduit en mouvements violents et instables. Les visages la manifestent à travers d’expressions douloureuses, de bouches ouvertes haletantes et de sourcils froncés ».

Dans le même esprit baroque, le musée présente une crèche napolitaine du dix-huitième siècle, remarquable de réalisme et de détail. Deux orchestres célèbrent la Nativité. Le musée est aussi propriétaire de scènes de la passion de la même époque, qui sont encore aujourd’hui portées en procession pendant la Semaine Sainte. Nous avions vu à Ossuccio, sur les rives du lac de Côme, un Sacro Monte dont les chapelles abritaient des scènes identiques, mais en mauvais état, comme à l’abandon. Le « Paso procesional » de Valladolid a été magnifiquement restauré.

 

Le Sacré rendu réel

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La National Gallery propose jusqu’au 21 janvier 2010 une exposition intitulée « The sacred made real » consacrée à la peinture et à la sculpture polychromique en Espagne au dix-septième siècle.

Les pièces présentées, dominées par les peintures de Francisco Zurbarán et les sculptures polychromiques de Pedro de Mena, figurent de façon réaliste les tortures subies par Jésus, sa mise à mort et la douleur insupportable de sa mère. Celui que la Bible désigne comme le « Fils de Dieu » est un jeune homme athlétique soumis à la plus extrême des souffrances. Son corps est meurtri de plaies sanglantes et couvert de bleus.

La religiosité espagnole du dix-septième siècle a pour arrière-plan l’Islam et sa foi dans un Dieu que nul ne peut représenter. Peintres et sculpteurs n’ont de cesse de mettre en scène l’Incarnation de Dieu dans la chair martyrisée. Elle s’oppose au protestantisme par un excès de mise en scène, de couleurs et de senteurs ; et elle lui dispute aussi le terrain de l’austérité par la référence constante à Saint François d’Assise et aux mystiques.

L’exposition a sans cesse le souci de présenter la continuité entre peinture et sculpture, illustrée par Alonso Cano, qui excellait dans les deux disciplines. Sa sculpture de la tête de Saint Jean de Dieu est tout en subtilité et en humanité. Vu par Cano, le saint, un Grenadin militant des droits des pauvres à la santé et fondateur d’hôpitaux, frappe par sa détermination et par sa compassion.

Nous retrouvons avec émotion Saint François en méditation, un tableau de Zurbarán propriété de la National Gallery, qui avait inspiré l’œuvre de la jeune peintre écossaise Alison Watts. Celle-ci avait en particulier été sensible aux plis de la robe de bure du personnage dont naissent lumière et ombre et, par leur affrontement, une vie possible à côté de la mort.