J’ai vécu mille ans

Le roman de Mariolina Venezia, « Mille anni che sto qui » (Einaudi 2006, traduit en français sous le titre « j’ai vécu mille ans » chez Robert Laffont en 2008) est l’un des plus beaux textes qu’il m’ait été donné de lire au cours des derniers mois.

 En 1989, l’année de la chute du mur de Berlin, Gioia se remet lentement, chez sa grand-mère Candida, d’une grave dépression. Dix ans auparavant, elle avait fui sa ville natale, Grottole dans la Basilicate entre Pouilles et Calabre, et tenté d’écrire sa vie sur une page blanche à Paris. Dans la maison de famille, elle sent vivre en elle les liens d’amour et de haine ancestraux qui l’ont projetée dans la vie.

 Les parents de Gioia, Rocco et Alba, regardent le même programme de télévision dans deux pièces différentes, lui sur l’ancien téléviseur noir et blanc, elle sur un téléviseur couleurs flambant neuf. Ils sont devenus étrangers l’un à l’autre, mais ont en commun d’être des émigrés de leur classe sociale. Rocco a été conçu par un prolétaire parti chercher en Amérique le moyen de ne pas mourir de faim et revenu au pays seulement pour y mourir de maladie, et par une femme issue de la tribu la plus misérable de Grottole, qui a juré de le faire étudier. Rocco passera par le petit séminaire, puis par le parti communiste avant de devenir directeur d’école et de s’embourgeoiser. Alba quant à elle a toujours éprouvé de la répulsion pour la saleté et la puanteur de Grottole ; au collège, une amie de famille bourgeoise, Gioia, lui fait découvrir un monde propre, poli et aseptisé. C’est du prénom de son amie qu’Alba a baptisé sa fille, symbole de rupture et d’ouverture à un avenir tout à inventer.

 Pendant sa convalescence, Gioia passe du temps auprès de sa grand-mère Candida. Celle-ci vit du souvenir de l’amour de toute sa vie, Colino, un homme profondément intègre. Lorsque le marché noir s’installe pendant la seconde guerre mondiale, Colino, l’épicier de Grottole, aurait pu en profiter. En réalité, il oublie souvent de se faire payer, et Candida doit broder le soir pour payer les dettes.

 La mère de Candida, Albina, a souffert pendant sa jeunesse de la rivalité avec sa sœur aînée Costanza. Sa haine pour Costanza ne fit que se renforcer avec les années. « Elle fut si forte qu’elle ne s’éteignit pas avec elle mais se transmit aux générations futures comme un souvenir qui glace le sang dans des nuits d’inexplicable insomnie. »

 Le 27 mars 1861, jour où Rome fut désignée comme la capitale de l’Italie unifiée, la mère d’Albina et de cinq autres filles, donna enfin le jour à un garçon. Poussée par la faim, Concetta était venue chez Don Francesco, un propriétaire terrien colérique et brutal, pour « accoucher, lui servir de servante et de pute » et s’en faire épouser, à condition de lui laisser un descendant mâle. Le descendant en question, Oreste, habitué jouer les tyrans devant une cour de femmes toutes à sa  dévotion, réprimant son homosexualité, ne trouva son heure de gloire que comme apparatchik du parti fasciste. Au contraire d’Oreste, son père se révèle, derrière une façade autoritaire, un homme droit et attentif. Au fil des années, Concetta et lui finissent par s’aimer d’amour.

 « Il me semble qu’il y a mille ans que je suis ici, disait Gioia le matin, après avoir pris le café. »

 « Il ya dans certaines vies des moments dans lesquelles les choses prennent un tour inattendu. Une espèce de déraillement. (…) Presque sans t’en rendre compte, tu te perds dans l’histoire. Dans ton histoire, dans celle que tu as mise bout à bout un peu à la fois et que tu te racontes chaque jour pour exister. Et c’est seulement quand tu te retournes que tu comprends que le temps n’est par un cercle, mais une spirale, et que l’effort que tu fais pour embrasser le passé te projette de nouveau avec force vers le passé. »

Il y a dans ce livre des passages émouvants, comme le récit de l’enfance de Rocco. Pour payer l’uniforme scolaire, sa mère Lucrezia fait égorger la truie qui était devenue l’unique amie de son fils, le réchauffait et trompait sa solitude. Rocco se réfugie dans le mutisme. Lucrezia fait le tour des guérisseurs. Le fils retrouvera la parole pour hurler lorsqu’il croira sa mère agressée par l’un d’entre eux.

Le livre est aussi plein d’humour et de situations cocasses. Oreste a décidé qu’aucune fille de la famille ne pourra se marier tant que sa soeur Angelica n’est pas passée à l’autel. Angelica est déjà une vieille fille intoxiquée par les romans à l’eau de rose qu’elle ne cesse de consommer. Pour pouvoir épouser son Colino, Candida organise la rencontre d’Angelica avec un aveugle. Elle a préalablement enseigné au futur mari ce qu’il devrait raconter à la future épouse : qu’il a eu une vie héroïque dans des pays exotiques et a perdu la vue dans un accident de l’avion qu’il pilotait !

Un beau livre, vraiment !

Le Guépard

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Garibaldi s’est emparé de la Sicile à la tête des « Mille » en 1860, il y a juste cent cinquante ans. C’est l’occasion de revoir le chef-d’œuvre de Luchino Visconti, Le Guépard (1963).

La première scène du film se déroule dans la chapelle du palais des Salina. Affolée par le débarquement des Chemises Rouges à Marsala, la famille se réfugie dans la prière. Il y a toutefois un mouton noir, Tancrède (joué par Alain Delon). Jeune homme fougueux et ambitieux, il a décidé de rejoindre la sédition : après tout, le commanditaire de la révolte contre le roi de Naples est un autre roi, celui de Savoie. Il faut que tout change pour que rien ne change, dit-il à son oncle, le Prince Salina (Burt Lancaster). Celui-ci accepte le pari et mise sur son neveu.

Le Prince Fabrizio Salina est aristocrate jusqu’au bout des ongles. C’est aussi un stratège. Pour que Tancrède réussisse dans le contexte de l’Italie piémontaise, il lui faut de l’argent. Fabrizio organise son mariage avec Angelica (Claudia Cardinale), la fille du maire du bourg où la famille Salina prend ses quartiers d’été. Don Calogero Sedara est influent et riche. L’ambition cynique et débridée de Tancrède associée à la fortune et aux réseaux de Don Calogero devraient maintenir la famille Salina à flot pendant quelques dizaines d’années.

Fabrizio est d’un pessimisme radical. Il ne voit pas de changement possible pour la Sicile : dans cette terre traversée au cours de l’histoire par des envahisseurs, écrasée par un climat rude, les gens ont la nonchalance d’esthètes convaincus de leur supériorité. Il se bat pour le seul objectif qu’il sait pouvoir réaliser, la survie de sa dynastie. Mais il sait qu’à sa génération, celle les lions et des guépards, succèdera celle des hyènes et des chacals.

Le bal donné à l’occasion des fiançailles de Tancrède et Angelica est une apothéose pour Fabrizio, qui a donné corps à son projet et mis sur orbite l’alliance des Salina et des Sedara. C’est aussi le moment où il voit clairement sa mort approcher. Noble dans le fond du cœur, il la toise sans crainte.

Photo  du film « Le Guépard » : la valse du Prince Salina et Angelica.

Constantin, Empereur de York à Milan

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 Quel est le point commun entre York et Milan ? L’empereur Constantin (272 – 337) !

Le blocage du transport aérien en Europe nous a frustrés d’un week-end a Milan. Puisque les valises etaient bouclées, nous les avons simplement placées dans la voiture et, profitant d’un temps radieux, quitté Watford pour le nord de l’Angleterre.

Nous avons traversé la région des Midlands – un premier clin d’œil à Milan ! – passé la nuit à Stamford, charmante petite ville de pierres blanches, visité l’immense cathedrale gothique de Lincoln et rejoint la ville de York.

A proximité de l’entrée du « Minster » (Cathédrale), un hôte de marque nous attendait : Constantin a ici sa statue. Le 23 juillet 306, au lendemain du décès de son père, c’est àYork que, par acclamations, ses légionnaires le proclamèrent empereur. Cinq ans plus tard, il promulga l’édit de Milan qui garantit la liberté religieuse et permit l’essor du Christianisme.

Grâce à Constantin, nous avons d’une certaine manière accompli à York notre pèlerinage milanais !

(Photo : visage de l’Empereur Constantin, excavations de la Cathedrale de York)

Belles filles albanaises

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Au cours d’une conférence de presse avec le Président albanais Sali Berisha le 11 février, le Président du Conseil Italien Silvio Berlusconi a demandé à l’Albanie plus de contrôle sur les passeurs clandestins, et a ajouté : « pour ceux qui amènent de belles filles, nous ferons une exception ». L’écrivaine albanaise Elvira Dones lui a écrit une lettre ouverte. Nous la publions ce 8 mars, jour des droits de la femme.

Moi, écrit Elvira, ces « belles filles » je les ai rencontrées, j’en ai rencontré des dizaines, de nuit et de jour, en cachette de leurs proxénètes, je les ais suivies de Garbagnate Milanese jusqu’en Sicile. Elles m’ont raconté des lambeaux de leurs vies violées, brisées, dévastées. A « Stella », ses patrons avaient tatoué sur son estomac un mot : pute. C’était une belle fille avec un défaut : enlevée en Albanie et transportée en Italie, elle refusait d’aller sur le trottoir. Après un mois de viols collectifs par des proxénètes albanais et leurs associés italiens, elle dut s’incliner. Elle connut les trottoirs du Piémont, du Latium, de la Ligurie et bien d’autres. Et seulement alors, trois ans plus tard, ils lui tatouèrent sa profession sur le ventre, comme çà, par jeu ou par caprice.

Autrefois, elle était une belle fille, oh oui ! Aujourd’hui c’est un déchet de la société, elle ne deviendra jamais plus amoureuse, elle ne deviendra jamais maman ou grand-mère. Cette pute sur le ventre lui a retiré toute lueur d’espoir et de confiance en l’homme, le massacre par les clients et les protecteurs lui a détruit l’utérus.

Elvira termine ainsi sa lettre ouverte à Berlusconi : « L’Albanie n’a plus de patience ni de compréhension pour les humiliations gratuites. Je crois que vous devriez arrêter de considérer les drames humains comme du matériau pour des plaisanteries de bar à heure tardive et que vous n’auriez qu’à y gagner. »

Les humiliations mentionnées par Elvira dépassent le cadre de la plaisanterie déplacée. Le Président du Conseil italien, dans la même conférence de presse, envisageait de faire de l’Albanie un producteur régional d’énergie. Il s’agirait en réalité de construire dans ce pays les centrales nucléaires dont les Italiens ne veulent pas sur leur sol. L’Albanie se prépare à recevoir les déchets de sa grande voisine.

Elvira Dones, née en Albanie en 1960, exerce aux Etats-Unis le métier d’écrivaine et de metteuse en scène. Sa lettre m’a été communiquée par le groupe « Uomini in Cammino » de Pinerolo, Piémont.  Photo de la conférence de presse commune de Berlusconi et Berisha à Rome, La Repubblica, http://www.repubblica.it/cronaca/2010/02/12/news/berlusconi_sbarchi-2272819/