Raconter la pierre

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La chaîne culturelle britannique BBC4 présente une série d’émissions intitulée « Romancing the Stone : The Golden Ages of British Sculpture », « Raconter la pierre, les âges d’or de la sculpture britannique ».

L’émission est réalisée et présentée par l’historien de l’art Alastair Sooke. Deux séquences m’ont particulièrement frappé.

La Cathédrale de Wells, non loin de Bath, est célèbre pour les statues qui ornent son portail ouest. On voit et on admire aujourd’hui la pierre nue. Mais lorsque la cathédrale fut construite, les statues étaient peintes de couleurs aussi flamboyantes que celles des vitraux. Les procédés numériques permettent aujourd’hui de restituer virtuellement ces teintes éclatantes. L’effet est saisissant : on se sent soudain transporté dans un univers esthétique voisin de celui des temples hindous les plus lumineux et étincelants.

La BBC nous emmène aussi visiter l’église de Ewelme, dans l’Oxfordshire. Elle conserve un gisant en marbre d’Alice de la Pole, de 1475. Elle est présentée en habits de cérémonie, les mains jointes. Ce qui est exceptionnel, c’est la statue de son cadavre, nu, décharné, tordu par la souffrance et la peur de la mort, dans le caveau sous le gisant. Il y a là comme une allégorie de la dualité de la vie des personnages riches et célèbres : sous la posture publique gît une nature rongée par l’angoisse. Le message officiel est optimiste : la foi et l’espérance ont le dessus sur la maladie et la mort. Alice a souffert, mais sa piété lui gagne une éternelle sérénité.

Illustration : Cathédrale de Wells, http://www.britannia.com/history/somerset/churches/wellscath.html. Site Internet de l’émission : http://www.bbc.co.uk/programmes/b00ydp2y

Qu’est-ce que la droite ?

   

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Le Gouvernement de Coalition de David Cameron devrait annoncer prochainement la légalisation du mariage homosexuel. Une telle prise de position heurterait de front les convictions de nombreux partis de droite en Europe. Le concept de « droite » varie considérablement d’un pays à l’autre.

La décision du Gouvernement Britannique de légaliser le mariage homosexuel est probablement due en partie à la présence au sein de la Coalition du Parti Libéral Démocrate. Il reste que le Parti Conservateur ne s’y oppose pas. Le Partenariat Civil, équivalent britannique du PACS, avait été adopté en 2004 par le Parti Travailliste. C’est un pas de plus que la Droite et le Centre s’apprêtent à franchir. Il est d’autant plus significatif que les mariages célébrés selon le rite Anglican ayant valeur civile, les homosexuels pourront se marier à l’église.

Dans les pays sous forte influence de l’Eglise Catholique, les partis conservateurs défendent en matière de société les positions les plus conservatrices. C’est ainsi qu’en Espagne, le Parti Populaire s’est vivement opposé à la légalisation du mariage homosexuel par le Parti Socialiste. Le contexte culturel est différent en Grande Bretagne. Si l’Eglise Anglicane maintient, pour le moment, son opposition, les Quakers ont levé la leur en 2009.

La France est, géographiquement et culturellement, dans une position intermédiaire. Une partie de la droite se réclame de la doctrine sociale de l’Eglise et a voté contre la libéralisation de l’avortement, promue par la droite, et contre le PACS, promu par la gauche. Mais à côté de ce courant qui s’inscrit dans la ligne « Légitimiste », existe un courant dérivé de « l’Orléanisme » (libéralisme en matière de mœurs comme en matière économique) et un courant « Bonapartiste » (volontarisme étatique à connotation autoritaire).

Qu’est-ce donc que « la droite » ? C’est une configuration toujours changeante, toujours instable, dont le ressort est, en fin de compte, la protection des élites contre les « classes dangereuses ».

Photo « transhumances »

Pacte de compétitivité

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  Le « pacte de compétitivité » annoncé le 5 février par la Chancelière allemande et le Président français ne semble pas avoir eu l’écho qu’il méritait.

Profitant d’un sommet européen sur les questions de l’énergie, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont annoncé qu’ils allaient promouvoir ensemble un « pacte de compétitivité » entre les Etats membres de l’Eurozone. Ce pacte implique en particulier la recherche d’une harmonisation des politiques publiques dans le domaine de l’âge de la retraite (Les Allemands parlent de 67 ans), de l’impôt sur les sociétés (la fin du dumping irlandais), des salaires du secteur public (plus d’échelle mobile, comme en Belgique), des systèmes de sécurité sociale et des prestations sociales, de la reconnaissance des diplômes. La Constitution de chaque pays fixerait un plafond à l’endettement public. Un mécanisme robuste serait mis en place pour résoudre les crises financières.

A l’avenir, les pays membres de la zone Euro seront plus intégrés que ceux qui en sont absents. C’est une rupture dans la dynamique de la construction européenne, le début d’une Europe à deux vitesses qui prend acte de la réticence britannique à aller de l’avant. José Manuel Barroso s’en est ému à jute titre.

Pour la Chancelière allemande, il s’agit de prouver à ses électeurs que la contribution allemande au sauvetage de pays en difficulté ne se fera pas sana garantie ni contrepartie : leur refinancement se fera à condition que leur gouvernance soit compatible avec celle de l’Allemagne.

Le Président français s’adresse lui aussi à ses électeurs. Son programme pour l’élection de 2012 est tout tracé : c’est le pacte de compétitivité ! Il prépare un piège pour l’opposition de gauche : mon programme est celui de l’Europe unie, le refuser c’est se mettre au ban des nations qui ont adopté l’Euro. La gauche risque de voler en éclats, comme cela s’est déjà produit lors du referendum sur la constitution européenne. Elle doit au plus vite prendre la mesure du danger et définir sa riposte.

L’Euro est-il bon pour l’Europe ? La réponse est positive. Ce n’est pas pour rien que l’Estonie vient de l’adopter. Lorsque la majeure partie des exportations est destinée aux pays voisins, être exempt de l’aléa monétaire donne aux exportateurs une visibilité et une sécurité inappréciables. A l’échelon mondial, l’Euro est de plus en plus monnaie de réserve : c’est bon pour l’Europe, c’est bon pour la stabilité financière internationale.

Faut-il une convergence des politiques économiques des pays de l’Eurozone ? La réponse est moins nette. Si l’on considère les Etats de la zone Euro qui posent problème actuellement, deux d’entre eux, le Portugal et la Grèce, souffrent d’un Etat archaïque : le supplément de gouvernance imposé par le pacte de compétitivité est une réponse adaptée. En revanche, l’Irlande et l’Espagne affichaient des finances publiques saines, mais leurs banques ont trop prêté sans prendre garde aux risques ; l’application du pacte de stabilité n’aurait sans doute pas évité la crise dans laquelle ils se débattent. Si on ajoute dans le tableau de grands pays comme la France et l’Italie, il est certain que l’accumulation de déficits dans les années de croissance au lieu de se désendetter a constitué une erreur historique ; l’application du pacte de compétitivité aurait pu l’empêcher. Globalement, les ajustements qui ne peuvent pas se faire par la dévaluation doivent se faire par des changements des variables réelles de l’économie, production, prix, investissements, emploi. Le pacte de compétitivité vise à coordonner ces ajustements de manière à ce qu’ils soient moins brutaux et laissent sa chance à la croissance.

Si l’on adhère au principe du pacte de compétitivité, le définir ouvre un vaste champ de travail. Il faudrait d’abord y injecter ce qui manque : une vraie politique industrielle, de développement des compétences et d’encouragement à l’innovation. Les fonds européens existent ; sans doute faut-il les réorienter et diversifier leur financement. Il faut aussi éviter l’hégémonie du « moins » : moins de prestations sociales, moins de sécurité sociale, moins d’années de retraite etc.  Il est certain que des sacrifices doivent être consentis. Mais pourquoi ne pas prendre comme modèle ce qui marche le mieux dans l’ensemble des pays ? Il est certainement possible alors d’améliorer le service aux citoyens en limitant les taxes dont ils doivent s’acquitter.

Nous nous acheminons vers une bataille politique pour ou contre le pacte de compétitivité. Puisse le débat se déplacer vers le contenu du pacte et vers son objectif : comment faire pour que l’Europe retrouve le chemin d’une croissance durable, écologiquement saine et créatrice d’emplois ?

Photo The Guardian : Angela Merkel et Nicolas Sarkozy

Rafael

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L’écrivain portugais Manuel Alegre s’est présenté à l’élection présidentielle portugaise le 23 janvier dernier au nom du Parti Socialiste et du bloc des gauches. Il a obtenu un score décevant, moins de 20%. Son livre Rafael, publié à Lisbonne en 2004 aux Editions Dom Quixote, raconte son itinéraire personnel de manière romancée. C’est aussi un témoignage sur l’histoire du Portugal avant la Révolution des Oeillets.

« L’exil est un pays sévère ». Cette phrase de Victor Hugo est placée en exergue de l’autobiographie de Manuel Alegre, écrite à la première et à la troisième personne, qui couvre la période 1961 – 1974.

En 1961, l’auteur a 25 ans. Il est étudiant à l’Université de Coimbra et est mobilisé pour l’Angola. Il participe à une mutinerie, fait six mois de forteresse à Luanda et, de retour au Portugal, doit s’exiler en 1964. Il vivra 11 ans entre Paris, Genève et Alger jusqu’à ce que la Révolution des Œillets lui permette de retourner au pays.

Le récit de Manuel Alegre peut se lire sous le registre historique, comme une chronique de la gauche portugaise et européenne dans les années soixante et soixante-dix : la rupture entre l’Union Soviétique et la Chine, Cuba, l’Algérie de Ben Bella et Boumediene, Mai 68, le Coup de Prague, les guerres coloniales portugaises, le Général Delgado, le Mouvement des Forces Armées et la Révolution des Œillets.

Il peut se lire sous le registre poétique. Les vers des poètes sont la voix des prisonniers et des exilés :

« Não posso viver comigo,

Não posso fugir de min »

(« Je ne peux vivre avec moi-même, je ne peux fuir de moi-même », Sá de Miranda).

« Empieza el llanto de la guitarra

Es inútil callarla

Es imposible callarla ».

(« Commence le pleur de la guitare, il est inutile de la taire, il est impossible de la taire », Federico Garcia Lorca)

Pour Rafael, dont la vie a été envahie par l’Histoire, une expression caractérise Mai 68 : « la poésie est dans la rue ».

Le livre d’Alegre contient des pages magnifiques sur l’exil.  « En cette fin d’après-midi, ceux qui passent près de toi vont quelque part, il n’y a que toi qui n’aie pas de place, ni de nom, ni de papier, tu ne sais pas exactement où tu es, où dormir, on a envie de mourir quand on est si seul et désemparé dans une grande ville à l’heure où les gens rentrent chez eux. Je est un Autre, cet autre est toi, l’étranger, moi-même qui n’a déjà plus de moi, tu as perdu ta patrie, tu as perdu ton nom, tu es en train de te perdre à l’intérieur de toi-même ». Arrivant à Paris, Rafael laisse sa valise dans un hôtel rue Cujas et n’ira jamais la récupérer. Cette valise est une métaphore de son âme, de cette part cachée de soi-même pour toujours perdue à l’étranger.

A El Biar, Manuel Maria, patriarche de cette tribu à demi perdue dans le désert, reçoit les émigrés pour fêter Noël. Sa femme Clotilde réussit à cuisiner un Bacalao. Même ceux des colonies viennent tremper le pain dans l’huile. Au-delà du sourire, il y a d’autres tables dans d’autres maisons avec des chaises vides. D’une certaine manière, ils sont tous assis où ils ne sont pas, présents – absents. Et comme chaque année Rafael formule ce vœu : l’an prochain au Portugal !

Manuel Alegre évoque ses relations amoureuses. Fatima vient à Paris pour perdre sa virginité dans un vertigineux week-end, puis disparaît. Julia n’accepte pas de se reconnaître femme de quelqu’un et déclare son amour par la médiation d’une langue étrangère : « ti voglio bene ». Elle entre dans la vie de Rafael et en sort, d’objet de passion elle devient seulement référence. Rafael rencontre Clara, envoyée par Julia. Le jour même de leur première rencontre, elle décide de le suivre dans son exil à Alger.

L’auteur nous fait rencontrer des personnages hors du commun. Jorge Fontes, « accusé de toutes les déviations, mais fidèle à ses convictions, résistant non seulement au fascisme, peut-être le plus facile, mais aussi aux calomnies ». Manuel Maria, donnant une leçon de flegme au policier qui l’escorte dans un avion dont un moteur est en panne. Fernão Mendes Pinto, expulsé du PC mais convaincu que nul ne peut l’expulser de ses idées communistes. Henrique Taraves de Romariz, aristocrate qui fait la révolution au Portugal après avoir participé à la Guerre Civile espagnole du côté des Républicains, pour des raisons esthétiques : parce que le fascisme est laid.

Enfin, le Camarade, un homme élégant et réservé. Tout en lui est maîtrise de soi. Il étudie discrètement ses interlocuteurs, et cherche à lire dans les autres sans jamais se révéler. Même dans les moments les plus décontractés, il ne baisse jamais la garde. Il ne permet jamais que l’émotion se superpose à l’autodiscipline par laquelle il a modelé la statue de soi-même. Le Camarade finit par approuver l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques.

Photo « transhumances », Lisbonne.