Rafael

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L’écrivain portugais Manuel Alegre s’est présenté à l’élection présidentielle portugaise le 23 janvier dernier au nom du Parti Socialiste et du bloc des gauches. Il a obtenu un score décevant, moins de 20%. Son livre Rafael, publié à Lisbonne en 2004 aux Editions Dom Quixote, raconte son itinéraire personnel de manière romancée. C’est aussi un témoignage sur l’histoire du Portugal avant la Révolution des Oeillets.

« L’exil est un pays sévère ». Cette phrase de Victor Hugo est placée en exergue de l’autobiographie de Manuel Alegre, écrite à la première et à la troisième personne, qui couvre la période 1961 – 1974.

En 1961, l’auteur a 25 ans. Il est étudiant à l’Université de Coimbra et est mobilisé pour l’Angola. Il participe à une mutinerie, fait six mois de forteresse à Luanda et, de retour au Portugal, doit s’exiler en 1964. Il vivra 11 ans entre Paris, Genève et Alger jusqu’à ce que la Révolution des Œillets lui permette de retourner au pays.

Le récit de Manuel Alegre peut se lire sous le registre historique, comme une chronique de la gauche portugaise et européenne dans les années soixante et soixante-dix : la rupture entre l’Union Soviétique et la Chine, Cuba, l’Algérie de Ben Bella et Boumediene, Mai 68, le Coup de Prague, les guerres coloniales portugaises, le Général Delgado, le Mouvement des Forces Armées et la Révolution des Œillets.

Il peut se lire sous le registre poétique. Les vers des poètes sont la voix des prisonniers et des exilés :

« Não posso viver comigo,

Não posso fugir de min »

(« Je ne peux vivre avec moi-même, je ne peux fuir de moi-même », Sá de Miranda).

« Empieza el llanto de la guitarra

Es inútil callarla

Es imposible callarla ».

(« Commence le pleur de la guitare, il est inutile de la taire, il est impossible de la taire », Federico Garcia Lorca)

Pour Rafael, dont la vie a été envahie par l’Histoire, une expression caractérise Mai 68 : « la poésie est dans la rue ».

Le livre d’Alegre contient des pages magnifiques sur l’exil.  « En cette fin d’après-midi, ceux qui passent près de toi vont quelque part, il n’y a que toi qui n’aie pas de place, ni de nom, ni de papier, tu ne sais pas exactement où tu es, où dormir, on a envie de mourir quand on est si seul et désemparé dans une grande ville à l’heure où les gens rentrent chez eux. Je est un Autre, cet autre est toi, l’étranger, moi-même qui n’a déjà plus de moi, tu as perdu ta patrie, tu as perdu ton nom, tu es en train de te perdre à l’intérieur de toi-même ». Arrivant à Paris, Rafael laisse sa valise dans un hôtel rue Cujas et n’ira jamais la récupérer. Cette valise est une métaphore de son âme, de cette part cachée de soi-même pour toujours perdue à l’étranger.

A El Biar, Manuel Maria, patriarche de cette tribu à demi perdue dans le désert, reçoit les émigrés pour fêter Noël. Sa femme Clotilde réussit à cuisiner un Bacalao. Même ceux des colonies viennent tremper le pain dans l’huile. Au-delà du sourire, il y a d’autres tables dans d’autres maisons avec des chaises vides. D’une certaine manière, ils sont tous assis où ils ne sont pas, présents – absents. Et comme chaque année Rafael formule ce vœu : l’an prochain au Portugal !

Manuel Alegre évoque ses relations amoureuses. Fatima vient à Paris pour perdre sa virginité dans un vertigineux week-end, puis disparaît. Julia n’accepte pas de se reconnaître femme de quelqu’un et déclare son amour par la médiation d’une langue étrangère : « ti voglio bene ». Elle entre dans la vie de Rafael et en sort, d’objet de passion elle devient seulement référence. Rafael rencontre Clara, envoyée par Julia. Le jour même de leur première rencontre, elle décide de le suivre dans son exil à Alger.

L’auteur nous fait rencontrer des personnages hors du commun. Jorge Fontes, « accusé de toutes les déviations, mais fidèle à ses convictions, résistant non seulement au fascisme, peut-être le plus facile, mais aussi aux calomnies ». Manuel Maria, donnant une leçon de flegme au policier qui l’escorte dans un avion dont un moteur est en panne. Fernão Mendes Pinto, expulsé du PC mais convaincu que nul ne peut l’expulser de ses idées communistes. Henrique Taraves de Romariz, aristocrate qui fait la révolution au Portugal après avoir participé à la Guerre Civile espagnole du côté des Républicains, pour des raisons esthétiques : parce que le fascisme est laid.

Enfin, le Camarade, un homme élégant et réservé. Tout en lui est maîtrise de soi. Il étudie discrètement ses interlocuteurs, et cherche à lire dans les autres sans jamais se révéler. Même dans les moments les plus décontractés, il ne baisse jamais la garde. Il ne permet jamais que l’émotion se superpose à l’autodiscipline par laquelle il a modelé la statue de soi-même. Le Camarade finit par approuver l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques.

Photo « transhumances », Lisbonne.

La Religieuse Portugaise

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A Londres, la critique accueille avec enthousiasme la sortie du film d’Eugène Green, la Religieuse Portugaise, tourné en 2008.

Nous avons vu « La Religieuse Portugaise » le lendemain du « Cygne Noir ». A la frénésie hallucinatoire de celui-ci répond la longue méditation mystique de celle-là.

Lucie, une jeune comédienne française avec des origines portugaises (Leonor Balque), vient à Lisbonne tourner un film inspiré de la Religieuse Portugaise, un roman qui narre l’amour impossible d’un officier français et d’une nonne au dix-septième siècle. Elle décide de s’imprégner totalement de l’ambiance de cette ville remplie d’histoire, de nostalgie et de sentimentalité qu’elle ne connait pas. Le film épouse le rythme de sa découverte, les yeux grands ouverts, silencieuse, envoûtée : il y a de longs plans sur la ville et sur le Tage, de longs plans sur des visages qui trahissent une émotion ou sur des pieds hésitants, des fados filmés sans coupure dans l’émotion des mots et des guitares.

Lucie est à un tournant de sa vie. Elle vit de passions charnelles et de chagrins. Elle aspire à quelque chose de nouveau. Au détour d’une ruelle, elle rencontre Vasco, un gamin de six ans à l’abandon. Au sortir d’un restaurant, elle se lie avec un aristocrate désespéré, qu’elle sauve du suicide sans presque s’en apercevoir. Elle est fascinée par une jeune religieuse qui, chaque nuit, prie dans une chapelle, le visage radieux. La femme affamée de rencontres physiques et la vierge mystique se parlent d’amour, du Dieu emprisonné au plus profond de leurs corps et dont elles font le siège comme d’une forteresse. On sent, présent dans leur dialogue glacial et brûlant, l’esprit de Thérèse d’Avila.

Les acteurs parlent avec la lenteur, la froideur et la préciosité de personnages de Truffaut. Il y a dans ce film une recherche sur le langage d’autant plus élaborée qu’elle se joue sur deux langues, le portugais et le français, toutes deux parlées de façon soutenue, impeccable jusque dans les liaisons. Eugène Green est un américain qui a fait du français sa langue de travail, au cinéma comme dans la littérature. Il a aussi appris le portugais. De la perfection de la langue de l’autre, les personnages semblent attendre une parfaite altérité, celle de Dieu peut-être.

La Religieuse Portugaise est un film atypique, invraisemblable, lourd de beauté intériorisée. Il nous ajuste à son rythme, celui d’une méditation où Lisbonne n’est pas un décor mais un acteur à part entière. Nous nous sentons peu à peu habités, apaisés, conquis.

Illustration : Leonor Balque dans La Religieuse Portugaise.

La Chine au secours de l’Euro

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La Chine a fait connaître son intention de soutenir l’Euro. Ceci la fait indiscutablement apparaître comme une puissance économique mondiale.

En novembre dernier, le Président chinois Hu Jiantao a fait un voyage officiel dans deux pays européens, la France et le Portugal. Pourquoi avoir choisi le Portugal, pays de dix millions d’habitants loin du niveau de prospérité moyen de l’Union Européenne ? L’ancienne colonie portugaise en Chine, Macau, est aujourd’hui transformée en casino géant et ne justifie probablement pas une telle attention !

La récente visite du vice premier ministre, Li Keqiang, en Espagne et dans d’autres pays européens, permet de mieux comprendre le surprenant détour par Lisbonne de son président. La Chine ne veut pas que l’Euro explose. Pour la sécurité de ses réserves en devises, elle ne veut plus les investir seulement en dollars. Elle achète d’ores et déjà des milliards d’euros de dettes des pays les plus fragiles de la zone Euro, dont le Portugal, et on estime qu’elle détient déjà 10% de l’ensemble de la dette nationale émise par l’Espagne. La Chine a besoin d’alliés dans le bras de fer qui l’oppose aux Etats-Unis, qui l’accusent de sous-évaluer systématiquement sa monnaie, le renminbi : elle présente le Portugal et l’Espagne comme ses « meilleurs amis ».

La Chine est aussi intéressée par les connexions de l’Europe avec les pays en développement. Li Keqiang a ainsi signé à Madrid un accord pour la vente de 40% du capital de la filiale du pétrolier espagnol Repsol au Brésil. La visite au Portugal s’inscrit dans la même logique. La Chine est un investisseur important en Angola et le premier importateur de biens produits au Brésil : or, les milieux d’affaires portugais sont particulièrement bien introduits dans ces deux pays.

La Chine avance ses pions sur l’échiquier économique mondial. C’est bon pour l’Euro et pour la croissance en Europe. A terme, c’est le basculement à l’est du pouvoir financier qui se confirme.

Photo : le président chinois Hu Jiantao et le premier ministre portugais José Socrátes à Lisbonne en novembre 2010.

Lisbonne

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Trois ans après avoir quitté la Péninsule Ibérique, une réunion de travail nous donne l’occasion de séjourner à Lisbonne le temps d’un week-end.

La vie à Lisbonne n’est pas toujours confortable. Samedi, des trombes d’eau submergent la chaussée et bloquent notre petit tramway « eléctrico ». Dimanche, il fait beau mais l’affluence des touristes espagnols profitant d’un long week-end prend Carris, la RATP locale, de court : trams et bus sont pris d’assaut.

Les Portugais sous-estiment souvent leur pays. Dans le quotidien Público du 10 octobre, le dessinateur Luís Afonso présente une conversation de bistrot. Un consommateur lit dans le journal que selon le FMI, le Portugal sera la pire économie de l’Union Européenne en 2015. Le bistrotier s’enthousiasme : « au départ, ce n’était pas une mission facile. Il y avait des concurrents de poids, comme la Grèce, par exemple. Mais avec du travail et de l’acharnement, nous y sommes arrivés ! Nous avons réussi ! Nous avons réussi ! ».

Et pourtant, quel beau pays que le Portugal, quelle belle ville que Lisbonne ! Flâner dans les rues pavées de pierres blanches et noires arrangées en élégantes mosaïques ; déguster à la terrasse du restaurant Pinóquio un Arroz Tamburil, de la lotte cuite dans du riz en sauce épicée de coriandre ; se laisser envoûter par le Fado de la Casa Linhares ; parcourir en « eléctrico » les rues étroites de la colline d’Alfama puis de Chiado jusqu’au terminus de la ligne 28, le Cimetière des Plaisirs ; se laisser envahir par l’émotion en parcourant les collections d’art égyptien, islamique et occidental du Musée Gulbenkian ; contempler de l’esplanade du Château Saint Georges le Tage majestueux, teinté de blanc par le reflet de la vieille ville : Lisbonne invite à la rêverie et à la « saudade ».

Si Lisbonne est une ville magnifique, c’est à ses habitants qu’elle le doit, serviables, attentifs, capables de vous adresser la parole dans votre langue. C’est un peuple d’explorateurs, dont le cœur est à la dimension du monde.

Photo « transhumances ».