Les vacances offrent une occasion de rencontres. Parfois alors la vie des autres se mêle à la nôtre. Une vie souvent difficile, dont chaque moment est fait de minuscules combats. La résilience des êtres humains, quel que soit leur âge, est admirable.
Une jeune femme trentenaire décide de tourner le dos à un mariage de sept ans, sans amour et stérile. Epuisée, elle tombe en dépression. Pourtant, elle se prend en mains, elle loue et aménage un appartement, trouve un autre travail, change la couleur de ses cheveux. On la sent fragile, mais aussi résolue et courageuse.
Un homme octogénaire assiste au délabrement de son corps, dont les organes menacent un par un de le lâcher. Il affronte la perspective d’être diagnostiqué d’un cancer de l’intestin grêle, mais a décidé de refuser la chimiothérapie. Il lutte pour conserver le contrôle de sa vie, et celui de sa mort.
Un petit garçon de quatre ans comprend qu’il n’est une priorité ni pour son père, un homme faible et inconsistant, ni pour sa mère qui, après l’échec de son mariage, entend vivre pleinement sa vie de femme. Il est balloté entre nourrice, grands-parents, marraine. La vie se présente à lui comme une pente raide.
Gemma Cairney entre Reece et Lorriane, émeutiers en août 2011
La chaîne de télévision britannique BBC3 vient de consacrer un intéressant reportage au contrecoup des émeutes d’août 2011 pour ceux qui y ont participé et ceux qui en ont été les victimes : « Riots, the Aftershock », » Emeutes, le Contrecoup ».
Le jeune journaliste Gemma Cairney a suivi pendant plusieurs mois trois émeutiers arrêtés à la suite des événements et deux victimes.
L’une des victimes est une jeune femme compositrice de musique dont le logement a été incendié et la plupart des instruments détruits. Elle dit que ce n’est pas seulement la perte de biens matériels qu’il a fallu surmonter, mais celle d’objets indispensables à sa santé mentale. L’autre est un jeune homme originaire du continent indien qui avait économisé pendant dix ans pour monter sa propre affaire, un négoce de jus de fruits, annihilé par la tornade des émeutes.
David Cameron avait annoncé que les coupables de violences et de vols répondraient de leurs actes. Les peines prononcées à l’égard des émeutiers, pour la plupart sans antécédent judiciaire, furent d’une sévérité sans commune mesure à celle appliquée hors du contexte du moment.
Gemma a suivi pendant trois trimestres trois de ces jeunes émeutiers. On assiste à la sortie de prison de l’une d’entre eux, dix-neuf ans au moment des faits, condamnée à 14 mois de réclusion pour vol. Son père, un chauffeur d’autobus de nuit, vient la chercher. Il habite dans un minuscule deux-pièces. C’est là que sa fille, équipée d’un bracelet électronique, devra vivre recluse la nuit pendant plusieurs mois. Lorsqu’on vient la libérer, la joie attendue se transforme en cauchemar : la coexistence avec son père s’est tant dégradée que celui-ci réclame qu’elle soit de nouveau incarcérée. C’est la galère, pour trouver du travail, pour avoir une relation normale avec son petit ami et même pour trouver à ce nourrir. La jeune femme tombe dans une profonde déprime.
Le second vit dans l’angoisse du jugement d’appel, qui peut le renvoyer en prison, le séparer de sa jeune épouse polonaise et de leur toute petite fille et priver la famille de son HLM. Il sera finalement acquitté, comme seulement 17% des prévenus, mais son histoire laissera des traces.
Le troisième était danseur professionnel. Il regrette d’avoir volé un téléviseur dans un grand magasin d’électronique Argos, mais pense que le mouvement de révolte à la base des émeutes était légitime et la répression injuste. Il souhaite rencontrer le directeur du magasin d’Argos pour lui présenter ses excuses. Il parle avec ses élèves, qui l’adorent et le vénèrent, de ce qui s’est passé.
Dans les trois cas, les contrecoups de la confrontation au système judiciaire sont lourds et laissent des traces profondes. Mais on mesure l’inégalité devant la vie. Pour l’une, on sent bien que ce qui s’est passé ne pourra probablement pas être digéré : elle est sur la pente de la dépression, peut-être du suicide. Le second a failli sombrer comme un noyé dans les remous de son procès et se considère, lui et les personnes qu’il aime, comme des rescapés. Il en sort fatigué et esquinté. Bien qu’acquitté, on sent qu’il aura du mal à rebondir. Le troisième est fort, dans son corps et dans sa tête. L’épreuve de la prison restera une épreuve terrible, mais il en sort grandi.
Les différentes séquences du reportage étaient séparées par des dessins fixes ou mobiles représentant les personnages et les situations. Les traits des dessins vibraient comme s’ils étaient des fils parcourus par un courant électrique à haute intensité. Cette création artistique renforçait l’impression d’angoisse et de gâchis diffusée par le reportage.
Le Shard, immeuble de 310 mètres de hauteur sur la rive droite de la Tamise, s’affiche déjà comme un monument emblématique de Londres.
Le Shard (dont le nom signifie éclat de verre) vient d’être inauguré par Hamad bin Jassim bin Jabr Al Thani, premier ministre du Qatar, l’Etat qui en a financé la construction. Le promoteur, Irvine Sellar et l’architecte, Renzo Piano (celui du Centre Georges Pompidou) participaient à l’événement.
L’hebdomadaire culturel « Time Out » souligne que le Shard, une tour de verre de 310 mètres d’altitude, a déjà pris sa place parmi les icônes de la ville de Londres : la tour de Londres, Big Ben, les Maisons du Parlement, la Cathédrale St Paul et, plus récemment, le bâtiment des Lloyds (1986), le théâtre du Globe (1997), le Gherkin (2003) ou encore le stade de Wembley (2007), sans parler encore du ArcelorMittal Orbit, la sculpture monumentale d’Anish Kapoor et Cecil Balmont près du Stade Olympique.
Dans le Sunday Times du 1 juillet, le pittoresque maire de Londres Boris Johnson se réjouit de pouvoir observer les Froggies (mangeurs de grenouille) du sommet du Shard (en réalité, la vue ne porte pas jusqu’à Calais). Il faut dire, souligne l’hebdomadaire conservateur, que le maire de Londres n’aime rien tant que se payer une bonne tranche de « frogbashing » (fête à la grenouille). Il cite un article de Johnson dans un journal l’an dernier : « Il arrive que nous soyons tous prêts à lire comment nos cousins continentaux sont une bande de Strauss-Khans dont la bouche pue l’ail et qui manifestent un intérêt suspect pour le structuralisme et les films sordides. » Dans le même article, il relevait qu’à voir le nombre de Britanniques qui passent leurs vacances en France et s’installent en Dordogne, on mesurait combien ils admiraient et aimaient secrètement les Français.
Le Shard va être multifonctionnel. On y trouvera un hôtel de luxe, des logements, des bureaux et une plateforme d’observation offrant un panorama unique sur la ville. Il est le nouveau symbole d’une ville d’un dynamisme impressionnant.
En arrière plan de Southwark Cathedral, le Shard. Photo "transhumances"
Hilary Mantel vient de publier “Bring up the Bodies” (Fourth Estate, 2012), le second tome de sa monumentale biographie romancéede Thomas Cromwell, le Chancelier du roi Henry VIII.
“Transhumances” a publié le 2 janvier 2010 une note de lecture de Wolf Hall, le premier tome de l’œuvre d’Hilary Mantel, qui couvre la période de 1530 à 1535 : la disgrâce de Catherine d’Aragon, la bataille menée par le Roi et son Chancelier le Cardinal Wolsey pour faire annuler son mariage par le pape, le schisme d’avec le pape en raison de son refus d’accorder le divorce et l’ascension d’Anne Boleyn jusqu’à son couronnement comme reine d’Angleterre.
Comme Wolf Hall, « Bring up the Bodies » est centré sur la personnalité de Thomas Cromwell, âgé d’environ 50 ans en 1535. Dans une cour royale où le rang de chacun est défini par l’ancienneté de son lignage, Cromwell est un intrus. Mais son histoire d’adolescent révolté et fugueur, son apprentissage rugueux de la vie au contact de soldats, d’ouvriers et de banquiers, sa volonté implacable en font un agent incontournable du pouvoir royal. En faisant déclarer Henry chef de l’Eglise en son royaume, le Chancelier a offert au roi la dissolution de son mariage avec Catherine, là où les manœuvres diplomatiques de son maître Wolsey au Vatican et à la Cour de France avaient échoué.
Mais voici que le roi s’impatiente. Anne ne parvient pas à mettre au monde le fils qu’il attend. Sa forte personnalité l’agace. Le destin d’Anne bascule lorsque Catherine d’Aragon meurt d’un cancer et que, le jour de ses obsèques, elle fait une fausse couche. Thomas Cromwell comprend que le vent a tourné, qu’il est temps d’écarter Anne. Il faut être prudent, car se découvrir trop vite pourrait passer pour de la trahison. Cromwell parle avec Cranmer, l’Archevêque qui a déclaré la nullité du précédent mariage : « ils sont comme deux hommes qui avancent sur une fine couche de glace ; ils se penchent l’un vers l’autre, faisant de tout petits pas timides. Comme si cela pouvait servir quand cela commence à craquer de tous côtés ». Les deux hommes cherchent des prétextes pour faire annuler ce second mariage, pensent à faire entrer Anne dans un couvent, mais la reine n’est pas femme à se laisser faire ; elle a l’illusion qu’Henry ne la laissera pas tomber.
C’est alors qu’un musicien à la Cour de la Reine se vante d’avoir fait l’amour avec elle. L’occasion est inespérée. Depuis longtemps, la coquette Anne a la réputation, vraie ou fausse, d’une femme volage. Cromwell obtient des aveux du musicien, lui extorque les noms d’autres courtisans censés avoir commis l’adultère avec la reine, qui se trouvent tous être des hommes avec qui il a un compte personnel à régler. Une procédure judiciaire se met en place, sous la ferme conduite de Cromwell : « nous ne sommes pas des prêtres. Nous ne voulons pas leur sorte de confession. Nous sommes des juristes. Nous voulons la vérité petit bout par petit bout, et seulement la part que nous pouvons utiliser. »
Les hommes accusés se reconnaissent coupables, sans toutefois préciser de quoi. C’est qu’ils savent que, quoi qu’ils fassent, leur mort est inévitable. Le roi a un dernier pouvoir terrifiant : celui de décider s’ils vont mourir de la mort des traîtres, nus, suspendus par les pieds, émasculés et éviscérés, ou décapités à la hache. Anne Boleyn, quant à elle, échappera au châtiment des traitresses, le bûcher et sera décapitée à l’épée par un bourreau expert que le roi ira faire mander spécialement de l’enclave anglaise de Calais.
Thomas Cromwell est un homme de pouvoir. Il n’hésite pas à se rendre dans la cuisine de son manoir pour recueillir les ragots qui se racontent en ville, vérifie lui-même la solidité de l’échafaud dressé pour la reine, utilise son immense fortune pour acheter des complicités et des silences. Il connait le mode d’emploi du roi : « vous pouvez discuter avec lui, mais il vous faire attention à comment et quand. Il vaut mieux que vous lui donniez raison sur chaque point jusqu’au point vital, et que vous vous posiez comme quelqu’un qui a besoin de conseil et d’instruction, plutôt que de maintenir une opinion fixée dès le départ et de lui laisser penser que vous savez mieux que lui. Soyez sinueux dans la discussion et laissez-le s’échapper ; ne l’enfermez pas dans un coin, ne le mettez pas dos au mur (…) Rappelez-vous que, plus que de recevoir des conseils sur son pouvoir, il veut qu’on lui dise qu’il a raison. (…) Vous pouvez être gai avec le roi, vous pouvez échanger une plaisanterie avec lui. Mais comme le disait Thomas More, c’est comme s’amuser avec un lion domestiqué. Vous caressez sa crinière et tirez ses oreilles, mais vous vous dites tout le temps ces griffes, ces griffes, ces griffes. »
« Bring up the Bodies » était la phrase prononcée pour annoncer l’entrée des prévenus au prétoire. Il y a une ambiguïté dans cette phrase, « body » ayant en anglais un sens plus neutre que le français « corps » : elle pourrait se traduire par « faites entrer les individus ». Mais elle peut aussi s’entendre comme « faites monter (à l’échafaud) les corps (qui seront bientôt des cadavres) ».
« Bring the Bodies » est un roman palpitant, comme l’était « Wolf Hall », et peut-être plus, car l’action se déroule sur moins de douze mois alors que le précédent roman s’étendait sur cinq années. Il est écrit dans un anglais superbe. En voici un exemple. Mantel raconte la mort de Catherine d’Aragon, une forte femme que, comme Anne, Cromwell admirait. « At ten in the morning a priest anoints her, touching the holy oil to her eyelids and lips, her hands and feet. These lids will now seal and not reopen, she will neither look nor see. These lips have finished their prayers. These hands will sign no more papers. These feet have finished their journey. By noon her breathing is stertorous, she is labouring to her end. At two o’clock, light cast into her chamber by the fields of snow, she resigns from life”. “A dix heures du matin un prêtre l’oint, déposant l’huile sainte sur ses paupières et ses lèvres, sur ses mains et ses pieds. Ces paupières vont maintenant se fermer et ne pas rouvrir, elle ne regardera ou ne verra jamais plus. Ces lèvres ont fini leurs prières. Ces mains ne signeront plus de papiers. Ces pieds ont fini leur voyage. Vers midi, sa respiration est sonore, elle avance laborieusement vers sa fin. A deux heures, alors que les champs de neige diffusent leur lumière dans sa chambre, elle démissionne de la vie ».