Christmas Party 2011

J’ai déjà évoqué dans « transhumances » la « Christmas Party » qui rassemble le personnel de notre entreprise pour un soir de fête à l’approche de Noël.

 Le « social committee » a choisi cette année de célébrer Noël au château de Hatfield, à une vingtaine de kilomètres de Watford. Le château fête en 2011 son cinq centième anniversaire, mais la grande salle dans laquelle nous dînons existait déjà lorsque la future reine Elizabeth I (1533 – 1603) passait son enfance à Hatfield. Une troupe de comédiens anime un dîner tout élisabéthain, avec le roi Henri VIII et la reine Elizabeth eux-mêmes présidant le festin.

 C’est la cinquième fois qu’en tant que « managing director », je prononce un bref discours. La Christmas Party est un moment fort : je célèbre la communauté vibrante que nous constituons, les personnalités qui vont prendre leur retraite, le respect que nous nous gagnons progressivement sur notre marché. Il y a un an, toute une équipe travaillait pour l’activité de factoring. La stratégie a changé, le factoring a été abandonné et l’équipe a peu à peu quitté l’entreprise. L’entreprise vit de l’énergie et de la chaleur de la communauté d’hommes et de femmes qui la constitue, mais elle ne cesse aussi d’aspirer et de refouler des personnes. Nous vivons d’autant plus intensément la magie de Noël, ici et maintenant, que le temps file entre nos doigts comme de l’eau de source.

 Photo de la grande salle de l’ancien château de Hatfield préparée pour une Christmas Party.

Lire les Emeutes

Le quotidien « The Guardian » s’est associé avec la London School of Economics pour réaliser une ambitieuse étude sur les émeutes qui ont secoué la Grande Bretagne en août 2011. Intitulée « Reading the Riots » (lire les émeutes), l’étude a donné à lieu à une série d’articles et de tribunes sur les causes d’une agitation que le gouvernement britannique a largement imputée à des gangs de délinquants.

 Dans une première phase, les chercheurs ont interrogé 270 personnes impliquées dans les émeutes et travaillé la base de données de 2.5 millions de « tweets » échangés pendant la crise.  Ils vont maintenant s’intéresser à l’impact des événements sur les communautés affectées, les forces de l’ordre et le système judiciaire.

 Comme souvent, l’archevêque de Cantorbéry Rowan Williams a proposé une réflexion de fond. « Les rapports du Guardian Reading the Riots m’ont laissé avec une immense sensation de tristesse. Trop de ces jeunes estiment qu’ils ne peuvent pas avoir une relation ordinaire, humaine, respectueuse avec les adultes, – spécialement ceux qui sont en position d’autorité, la police par-dessus tout(…) Ce ne sont pas des gens qui se complaisent dans une culture de l’appropriation, et ce ne sont pas non plus, en général, des criminels convaincus. Ce ne sont pas non plus des héros de la protestation démocratique, la réponse de la Grande Bretagne à la Place Tahrir. Ce sont des gens qui ont un désir vague mais fort de ce qui ressemble à un emploi stable et n’ont aucune idée d’où le chercher ; qui globalement veulent vivre dans un climat où ils sont traités sérieusement comme travailleurs, comme citoyens, et comme des personnes avec des besoins ; et qui se sont habitués à être repoussés sur les marges.

 C’est pourquoi il y a un programme politique au sens le plus large : comment organiser notre vie ensemble en société ? Mais parce que beaucoup de ces gens sont endommagés – par leur histoire familiale, par une éducation dans des conditions presque impossible, par ce qui est ressenti comme une constante suspicion et discrimination – leur manière de relâcher la tension est destructrice et chaotique(…)

 La grande question que nous laisse Reading the Riots est si, dans notre société maussade, avec une inévitable austérité devant nous, nous avons l’énergie d’investir ce qu’il faut dans la famille, le voisinage et l’école pour venir en aide à ceux qui pensent qu’ils n’ont rien à perdre. Nous devons les convaincre, simplement, que nous, à la fois en tant que gouvernement et que société civile, nous mettrons de l’intelligence et des compétences pour leur donner la chance qu’ils n’ont pas. Sans cela, nous ferons face à d’autres éclats d’anarchie futile, dans lesquelles nous serons tous perdants. »

 Photo « The Guardian ».

Démasquer la science économique

Le livre de Steve Keen, « la science économique démasquée, l’empereur nu des sciences sociales » (Debunking economics, the naked emperor of the social sciences, University of Western Sydney, Australie, 2001) constitue une critique féroce de la théorie néo-classique qui reste aujourd’hui dominante et fonde les politiques économiques ultralibérales.

 J’ai évoqué dans mon article « Paul A Samuelson et Marx » ma passion d’étudiant pour la théorie macro-économique. A l’époque déjà, la base de l’enseignement était que, pour comprendre l’économie, il fallait se représenter un marché parfait dans lequel des acteurs rationnels maximisent leur satisfaction et minimisent leur coût. J’étais déjà convaincu du caractère profondément erroné de cette théorie. Lorsqu’elle en vient par exemple à analyser le marché du travail, elle s’imagine que les travailleurs offrent une plus ou moins grande quantité de travail en fonction de la rémunération qu’ils perçoivent en échange de leur renonciation au loisir. C’est évidemment absurde. Mais la critique restait elle-même idéologique. L’intérêt du livre de Steve Keen est de démontrer l’absurdité en utilisant à la fois l’outil mathématique et l’expérience des entrepreneurs.

 Keen reproche aux néo-classiques d’être obsédés par l’équilibre. Ils ont besoin de croire que le marché se met spontanément dans une position d’équilibre optimum pour peu que l’Etat, les syndicats et les monopoles ne viennent pas imposer au système de funestes nuisances. Or, dit Keen, ceci n’est mathématiquement possible que si l’on pose de très strictes hypothèses. La première partie de l’ouvrage est consacrée à démontrer que chacune de ces hypothèses est absurde, contradictoire ou contredite par la mathématique. L’idée par exemple que l’influence de chacun des acteurs sur le système est négligeable apparait fausse lorsqu’un ordinateur simule les comportements de multiples acteurs cherchant à s’approcher de la situation optimale. Il en est de même de l’idée selon lesquels les acteurs du marché disposeraient de toute l’information leur permettant de prendre des décisions rationnelles. Comme l’avait démontré Keynes, la réalité des choses, c’est l’incertitude et, dans l’incertitude, un comportement de troupeau par lequel les opérateurs ne cherchent pas à anticiper ce que sera la situation dans l’avenir, mais la façon dont les autres opérateurs vont interpréter l’information disponible.

 Keen invite les économistes à utiliser les outils mathématiques d’aujourd’hui et non de simples systèmes d’équations. Leurs résultats ressembleraient alors à ceux des météorologues : il n’y a jamais d’équilibre, mais des perturbations qui font fluctuer la température et le degré d’humidité. Ainsi les quantités et les prix des marchandises produites fluctuent, avec des cycles fortement influencés par les anticipations, favorables ou adverses, des acteurs économiques.

 Comme Samuelson, Keen est fasciné par l’économie de Marx, la première à avoir introduit le temps comme un paramètre essentiel pour la compréhension de l’économie. Mais il démontre que la transformation de la valeur travail en prix est une chimère. Il n’existe pas encore de théorie générale capable d’expliquer totalement la réalité économique et de prévoir sa croissance et ses accidents. Mais Keen est confiant dans le fait que sur les traces de Keynes, Hayek, Sraffa la science économique pourra à l’avenir mériter la qualification de science ; il mentionne « l’éconophysique », qui applique à l’économie les concepts de la dynamique non linéaire, de la théorie du chaos et de la physique ; il évoque aussi la science économique évolutive, qui traite l’économie comme un système évoluant selon les lignes de la théorie de l’évolution de Darwin.

 Ce qui est certain, pour Keen, c’est que la prétendue science économique basée sur le principe de l’équilibre à l’optimum doit être considérée comme morte et enterrée. « Bien que non pertinente jusqu’à un certain point, la science économique n’est pas « pour l’essentiel inoffensive ». La fausse confiance qu’elle a engendrée dans la stabilité de l’économie de marché a encouragé les politiciens à démanteler quelques unes des institutions qui avaient initialement évolué pour tenter de limiter son instabilité. La « réforme économique » engagée dans la croyance qu’elle ferait mieux fonctionner la société a au contraire fait du capitalisme moderne un système plus pauvre socialement : plus inégal, plus fragile, plus instable. Et dans certains cas, comme la Russie, une foi naïve dans la théorie économique a conduit à des résultats qui, s’ils avaient été infligés par les armes au lieu de la politique, auraient conduit leurs instigateurs devant la Cour Internationale de Justice. »

Le mariage est-il obsolète ?

The Observer a publié le 27 novembre un article de l’Américaine Kate Bolick, qui, lors de son édition par la revue Atlantic aux Etats-Unis, avait provoqué une onde de choc. Intitulé « Single for life ? » (célibataire pour la vie ?), l’article s’interroge sur le mariage : serait-il devenu obsolète au point que la plupart des femmes à l’approche de la quarantaine, comme Bolick elle-même, ne se marieront jamais ?

 The Observer cite des statistiques du Royaume Uni. 291.490 couples se sont mariés en 2009, le plus faible nombre depuis 1895. Il y a cinquante ans, seulement 5% des femmes célibataires vivaient avec un homme ; dans les années quatre vingt dix, le pourcentage dépassait 70%. Environ 51% des femmes de moins de 50 ans n’ont jamais été mariées, le double du chiffre d’il y a 30 ans. Les femmes âgées de 22 à 29 ans gagnent 3.6% de plus que les hommes du même âge ; en 1997, les hommes gagnaient 5.9% de plus que les femmes.

 Ces tendances existent aussi aux Etats-Unis : moins de mariages, plus de célibataires, et un renforcement de la position des femmes dans l’économie. Le mariage serait-il devenu obsolète, se demande Kate Bolick.

 Bolick cite les évolutions sociales qui rendent le mariage moins attrayant : le concubinage et la maternité hors mariage sont vécus comme des choses normales ; vivre seul n’est plus considéré comme une bizarrerie et une menace contre l’ordre des choses ; il est possible d’avoir des enfants hors de la maternité biologique.

 Mais c’est la dégradation de la condition des hommes qui, selon Bolick, constitue la plus grande menace au mariage. « Récemment, les hommes ont rapidement décliné, en revenu, en niveau d’éducation et en perspective d’emploi futur – en comparaison aux femmes. L’an dernier, les femmes détenaient 51.4% des positions de managers et de professions libérales ; elles en détenaient 26% en 1980. Maintenant les femmes sont plus nombreuses que les hommes non seulement au lycée mais à l’université ; elles représentaient 70% des diplômes universitaires délivrés en 2010, et les hommes ont maintenant plus de chance que les femmes de n’avoir que le bac.

 Nul n’a été plus atteint par l’arrivée de l’économie post industrielle que le réservoir obstinément grand des hommes sans éducation supérieure. Une analyse de Michael Greenstone, un économiste du MIT, révèle qu’en tenant compte de l’inflation, le salaire médian des hommes est tombé de 32% depuis son sommet en 1973, une fois que l’on y inclut les hommes qui ont cessé de travailler. La Grande Récession a accéléré ce déséquilibre. Près des trois quarts des emplois perdus dans les profondeurs de la récession ont été perdus par les hommes, faisant en sorte qu’en 2010 pour la première fois dans l’histoire américaine les femmes représentaient la majorité de la main d’œuvre. »

 Au vingtième siècle, le mariage était pour beaucoup de femmes une promotion sociale : en anglais, on disait « to marry up » pour signifier qu’on épousait un homme d’un niveau de culture et de revenu supérieur au sien. Kate Bolick cite une phrase de Gloria Steinem en 1970 : « nous sommes en train de devenir les hommes que nous voulions épouser. » Maintenant que les femmes ont dépassé les hommes sous bien des aspects, le mariage est devenu une option. Et pour les femmes qui ont le mariage en tête, les hommes qualifiés pour une union deviennent une rareté : beaucoup se rangent dans la catégorie des play-boys rétifs à toute idée d’engagement, ou bien n’ont pas le niveau requis par la potentielle fiancée.

 L’article de Kate Bolick est stimulant. Il me semble toutefois qu’il sous-estime le besoin d’un cadre stable pour l’accueil et l’éducation des enfants. Kate dit son plaisir à rencontrer les filles de sa sœur. Mais ses nièces ne sont pas ses enfants.

 Illustration : couverture de la revue « Atlantic » dans laquelle est paru l’article de Kate Bolick en avant-première.