Lignes de faille

Dans « Fault lines, how hidden fractures still threaten the world economy » (lignes de faille, comment des fractures cachées menacent encore l’économie mondiale, Princeton University Press, 2010), l’économiste Raghuram G. Rajan fournit une analyse stimulante de la crise financière de 2008 et préconise des solutions pour éviter sa répétition.

 Ancien économiste en chef du FMI lorsque Rodrigo Rato en était le directeur général, Raghuram Rajan aime l’ancienne désignation des sciences économiques comme « économie politique ». Il identifie trois failles qui, comme dans la tectonique des plaques, sont le point d’application de puissantes forces antagonistes susceptibles de causer dans le monde financier des tremblements de terre de forte intensité. Toutes sont liées à l’organisation sociale dans les pays industriels et dans les pays en développement.

 Trois lignes de faille

 La première faille se situe aux Etats-Unis. La hantise des Pouvoirs Publics est la propriété par chacun de son logement : donner aux pauvres accès au crédit immobilier est vu come un remède à la stagnation des revenus dans un contexte d’inégalité croissante. Stimuler la construction limite l’extension du chômage, alors que le filet de sécurité sur lequel peuvent compter les gens sans emploi est très mince. Pour cela, la Fed maintient artificiellement des taux d’intérêt bas et le gouvernement donne au secteur bancaire une garantie implicite qu’il viendra à la rescousse en cas de problème majeur. Il en résulte une distorsion de l’appréciation de l’appréciation des risques par les banques qui souscrivent avec enthousiasme la queue de la courbe de Gausse du risque, celle qui est constituée par des catastrophes majeures à très faible probabilité d’occurrence.

 La seconde faille est constituée par les déséquilibres commerciaux. De nombreux pays émergents, au premier rang desquels la Chine, imitent le chemin de croissance du Japon et de la Corée, fondé sur les exportations. Instruits par la crise monétaire de 1987, ils construisent des excédents de change colossaux. Ce sont eux qui, en dernier ressort, financent l’économie américaine, alimentent les bulles spéculatives et permettent aux consommateurs américains de vivre au-dessus de leurs moyens.

 La troisième faille se situe au point de rencontre entre les systèmes financiers « à distance » (at arm’s length) des pays industriels et ceux des pays en développement. Dans les premiers, le système financier est fondé sur la disponibilité de l’information sur les acteurs économiques et sur la stabilité du cadre juridique qui permet aux contrats de s’exécuter sans surprise. Dans les pays en développement, en revanche, la connaissance personnelle des débiteurs est le critère essentiel. Lorsque des banques des pays industriels prennent des risques dans les pays en développement en appliquant leurs propres critères, cela conduit souvent au désastre.

 Le recentrage de l’Etat

Raghuram Rajan propose que l’Etat cesse de s’immiscer dans le soutien à court terme de l’activité économique : les taux d’intérêt bas et les dépenses publiques non gagées sur des recettes correspondantes nourrissent les déficits et les bulles spéculatives, créent finalement peu d’emplois et agissent comme une drogue toxique. L’Etat devrait aussi faire savoir qu’il n’interviendra pas en cas de faillite des banques : son abstention rendra possible la détermination par le marché du juste prix du risque et évitera qu’au final le contribuable paie les pots cassés. En revanche, l’Etat devrait intervenir beaucoup plus activement dans la construction d’une protection sociale qui limiterait l’angoisse des travailleurs de perdre, en même temps que leur emploi, leur couverture maladie. Son action rendrait à nouveau crédible le récit américain sur l’ascension sociale de tous ceux qui ont la volonté et le talent.

 Il y a nombre d’idées intéressantes dans le livre de Rajan, telle cette recommandation au FMI : il est vain d’attendre que les Etats abandonnent leurs prérogatives et confient au FMI un rôle d’arbitre semblable à celui de l’Organisation Mondiale du Commerce (encore que la crise grecque semble démontrer que la désunion des Etats peut hisser la FMI au rôle de gendarme financier). Il préconise que le FMI joue le rôle d’un lobbyiste mondial, prêchant la bonne parole de la rigueur financière auprès des cercles influant la définition des politiques.

 Une curiosité linguistique est l’usage systématique du genre féminin au sens du neutre. Par exemple : « the broker who sells bonds issued by an electric power project rarely sees the electricity that is produced (…) She is merely a cog in a gigantic machine” (le courtier qui vend des obligations émises par un projet de centrale électrique voit rarement le courant qui est produit (…) Elle n’est qu’un rouage dans une machine gigantesque.)

La clé de Sarah, le film

Le film « Sarah’s key », la Clé de Sarah, réalisé par Gilles Paquet-Brenner en 2009, est sorti cet été sur les écrans britanniques.

 En français, le nom du film est « elle s’appelait Sarah ». Il suit de près le roman de Tatiana de Rosnay, dont « transhumances » avait rendu compte le 19 septembre 2009. Il donne un visage lumineux, celui de Kristin Scott Thomas, à Julia, cette journaliste américaine enquêtant sur la rafle du Vel’ d’hiv qui, par son acharnement pour la vérité, va dévoiler des secrets profondément enfouis dans deux familles. Sa propre belle famille a prétendu oublier que, lorsqu’ils occupèrent en 1942 un appartement confisqué à une famille juive déportée, ils avaient trouvé  le cadavre en décomposition d’un petit garçon dans un placard. Le mari américain de Sarah, qui avait enfermé son petit frère dans le placard pour le protéger de la rafle, avait caché à sa propre famille que sa femme était juive et qu’elle s’était suicidée sous le poids de la culpabilité.

 Le film exprime bien la culpabilité écrasante des personnages, qui prétendent épargner leurs proches en gardant le silence mais empoisonnent ainsi leur vie sans s’en rendre compte. Dans le Vel d’Hiv, sous une chaleur étouffante, dans la puanteur et l’angoisse, le père de Sarah reproche à sa petite fille d’avoir condamné son petit frère à une mort atroce, et Sarah ne supporte pas que son père ait laissé filer l’occasion de faire libérer le petit garçon par une jeune femme qui avait tenté, et finalement réussi, une évasion impossible.

 Le roman était magnifique. Le film est au diapason.

 Photo : Kristin Scott Thomas dans « Sarah’s key ».  

Le goupe de Bloomsbury à Charleston Farmhouse

Charleston Farmhouse vue du jardin

Près de Lewes, à une centaine de kilomètres au sud de Londres dans l’East Sussex, Charleston Farmhouse conserve le souvenir de Vanessa Bell, Duncan Grant et du groupe de Bloomsbury.

 Avant de pénétrer dans la maison, on peut s’imprégner de l’ambiance du lieu en flânant dans le jardin, tout petit dans son enclos de murs élevés mais qui offre un exubérance d’espèces végétales, de couleurs et de senteurs.

 On entre dans la maison par petits groupes de huit personnes avec un guide. Les pièces sont toutes petites et ses habitants, pendant soixante ans de vie commune à partir de 1916, ont décoré eux-mêmes les portes, les cloisons, le mobilier jusqu’aux rideaux et aux tissus des fauteuils. C’est un écrin fragile, encore vibrant de l’âme de Vanessa Bell, Duncan Grant, Clive Bell et les innombrables artistes et intellectuels qui y ont séjourné : Virginia Woolf, sœur de Vanessa, et son mari Leopold ; l’économiste John Maynard Keynes ; E.M. Foster ; Lytton Strachey et bien d’autres.

 Le « groupe de Bloomsbury » a une filiation directe avec la fraternité des préraphaélites, née dans le même quartier de Londres : Julia Stephen, mère de Virginia (Woolf) et Vanessa (Bell), servit souvent été de modèle aux préraphaélites et sa tante, la photographe Julia Margaret Cameron, appartenait à la fraternité.

 Le groupe était issu d’amitiés nouées à Cambridge. Ses membres pensaient que rien n’était plus important que les relations personnelles. Ils croyaient que la qualité de ces relations devait primer sur les  conventions sociales. Duncan Grant était homosexuel mais eut une fille, Angelica, avec Vanessa. Vanessa et son mari, le critique d’art Clive Bell, étaient de fait séparés mais partageaient la vie de communauté de Charleston. John Maynard Keynes fit de longs séjours à Charleston bien qu’il eût été pendant quatre ans l’amant de Duncan Grant. Le groupe de Bloomsbury était antimilitariste, passionné de l’art pour l’art, fasciné par les nouveautés venues de France.

 On et frappé par la fécondité artistique et intellectuelle du groupe de Bloomsbury. Je connaissais le keynésianisme. A Charleston House, j’ai aperçu un aspect de la vie de John Maynard Keynes dans un environnement communautaire qui, par bien des aspects, anticipait d’une génération l’esprit de 1968.

 Photo « transhumances »

Philip Gould, la vie inachevée

 

Philip Gould, 61 ans, ancien gourou du New Labour, s’est vu signifier par son médecin qu’il n’a plus que trois mois à vivre. Il parle au journaliste du Guardian Simon Hattenstone de son expérience d’une vie intense à la porte de la mort, qu’il est en train de décrire dans un livre qui sera probablement publié à titre posthume : « la vie inachevée ».

 « La vie inachevée » fait écho à « la révolution inachevée, comment le Parti Travailliste a changé pour toujours la politique en Grande Bretagne », le livre dans lequel Philip Gould raconte l’émergence du « New Labour » de Tony Blair, aux côtés de qui il a joué un rôle de conseiller en stratégie. Blair reste proche de Gould dans son épreuve : un cancer de l’œsophage qui le frappe pour la troisième fois avec, maintenant, un pronostic fatal.

 Quel est le pronostic, avait demandé Gould au spécialiste ? Trois mois, avait répondu ce dernier. Son épouse, l’éditrice Gail Rebuck, demanda alors quel était le meilleur scénario possible. Trois mois, avait-il répondu.

 « Vous savez, cette période de la mort est étonnante, dit Philip Gould. Au moment où entrez dans la phase de la mort, c’est un endroit différent. C’est plus intense, plus extraordinaire, plus puissant. » Après que le diagnostic fut prononcé, lui et Gail parlèrent, parlèrent, du passé et du futur, de tout ce qu’ils avaient réussi et de ce qu’ils avaient raté ; une période de bilan.

 A-t-il peur de la mort ? « A partir du moment où j’ai résolu et réconcilié les choses avec Gail, la peur a disparu. Je pense que l’acceptation est la clé. Si vous acceptez la mort, la peur disparait ».

 Gould a été un passionné de la politique au point dit-il d’en négliger sa famille. Mais à la fin, la politique n’a pas été son but principal. Alors quel a-t-il été ? « Le but maintenant est simplement de vivre cette vie de mort imminente ou émergente d’une manière telle qu’elle donne infiniment d’amour aux gens qui comptent pour moi et, je suppose, qu’elle me prépare à la mort ».

 Photo « The Guardian »