Du Contestataire à l’Indigné

La photo publiée récemment par The Guardian du campement des Indignés sur le parvis de la Cathédrale St Paul à Londres rappelle à bien des égards la contestation des années soixante-dix. Mais entre le contestataire d’hier et l’indigné d’aujourd’hui, il y a des différences.

 Une table, des tableaux noirs écrits à la craie, des feuilles de papier ou de carton hâtivement remplies d’informations au feutre et collées à un mur : la photo n’aurait guère été différente il y a quarante ans – quelques années après 1968 – si ce n’était le téléphone portable de la jeune militante. La contestation d’alors était largement improvisée, comme l’indignation d’aujourd’hui. Elle était internationale, nourrie du Vietnam, du Chili et de l’Espagne franquiste. Elle était déjà écologiste et pacifiste, influencée par le mouvement hippie et le rejet du nucléaire. Si le mouvement des indignés nous est sympathique, c’est aussi parce qu’il semble répliquer l’ingénuité et l’enthousiasme de la génération précédente.

 Il y a pourtant des différences. Au militant a succédé l’activiste. Ce n’est pas seulement une victoire de la terminologie anglaise sur le mot français. Dans les années soixante dix, le chaos de la contestation permettait à des groupes d’idéologie extrême de se faire entendre de manière stridente : trotskystes et maoïstes promettaient le grand soir. Leur fanatisme allait produire la Bande à Baader et les Brigades Rouges. Au contraire, les indignés du parvis de St Paul  ne sont pas habités par une idéologie.  

 Ils ne croient pas que la politique puisse changer radicalement les choses. La protestation s’est déplacée au terrain éthique. On exige de la société qu’elle bannisse les comportements prédateurs, le lucre et la corruption. On veut une démocratie véritable et transparente.  Le mouvement des Indignés est inclusif : les embrassades gratuites (free hugs) offertes aux passants sur le parvis de Saint Paul s’inspirent du mouvement « action pour le bonheur » ; elles symbolisent aussi un mouvement qui « embrasse » plus qu’il ne rejette et qui s’adresse aux « 99% » de citoyens qui subissent un système économique injuste.

 Le mouvement est international d’une autre manière qu’il y a 40 ans. Ce n’est pas principalement l’usage d’Internet et des réseaux sociaux qui fait la différence. La quantité de pays impliqués implique par soi-même un changement qualitatif. Dans les années 1970, la contestation touchait quelques pays développés. L’indignation touche maintenant 70 pays, et le Chili n’est plus le pauvre dont on s’apitoie, mais un participant à part entière.

 Photo « The Guardian »

Les « indignants » occupent la City

Le mouvement des « indignés » s’invite à la City de Londres. Le parvis de la Cathédrale Saint Paul est depuis ce week-end le site d’un campement anticapitaliste.

 Rebaptisé « Tahrir Square EC4M, City of Westminster », le parvis de la Cathédrale Saint Paul accueille environ 300 manifestants qui ont installé des tentes, une cuisine, des toilettes et ont bien l’intention de rester là longtemps. Le mouvement s’inspire davantage de « Occupy Wall Street » que de la Puerta del Sol. Il faut dire que « indignés » ne se traduit pas harmonieusement en anglais : « Indignants » ? « Outraged ? » Les slogans sont aussi dérivés de ceux de New York : « nous sommes les 99% », par opposition au 1% qui, aux Etats Unis, détient près du quart de la richesse nationale.

 Au Révérend Giles Fraser, Chanoine Chancelier de Saint Paul, l’occupation du parvis ne déplait pas. Par un heureux hasard, l’évangile du jour était « nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et Mammon (l’argent) ».

 Photo « The Guardian »

Journalisme d’investigation

Une série d’articles du quotidien britannique The Guardian viennent de contraindre le Ministre de la Défense britannique, Liam Fox, à la démission. Il y a quelques mois, la révélation du scandale des écoutes téléphoniques de The News of the World avait entraîné la fermeture de ce titre. Le journalisme d’investigation est puissant en Grande Bretagne et constitue un pilier de la démocratie.

 Liam Fox a démissionné après avoir dû admettre qu’il avait mélangé ses activités privées et ses devoirs de ministre. Il avait associé de manière fréquente son ami et associé en affaires Adam Werritty à des déplacements à l’étranger et ce dernier s’était présenté comme conseiller du Ministre, bien qu’il n’en eût pas le titre. Fox avait démenti de manière répétée la participation de Werritty à des voyages et réunions officiels. Comme l’écrit Rupert Neate dans The Guardian, les journalistes interrogèrent les participants à une réunion suspecte à Dubaï, recherchèrent sur Internet toutes les photos de déplacements du Ministre, pressèrent le Ministère de questions : Combien de réunions ce conseiller officieux avait-il organisées ? Qui avait-il rencontré ? Des patrons de la Défense ? Des Généraux ? Des Chefs d’Etat ? Avait-il souvent voyagé à l’étranger avec Fox ? Se rencontraient-ils au siège du Ministère de la Défense à Whitehall ? L’obstination des journalistes, la priorité donnée dans ses colonnes par la rédaction de The Guardian à l’investigation ont fini par payer.

 Liam Fox représentait au Cabinet l’aile droite du Parti Conservateur. Admirateur de Lady Thatcher, qui participa en septembre à la célébration de son cinquantième anniversaire, fondamentalement atlantiste et anti-européen, il est lié aux « néo-cons » des Etats-Unis dont il reçoit un financement via The Atlantic Bridge Charity.

 Certains se demandent pourquoi David Cameron a laissé Fox s’enferrer toute une semaine, alors que sa chute semblait inéluctable depuis qu’il avait admis que des fautes avaient été commises. La chroniqueuse Marina Hyde a une opinion : « Le Docteur Fox aura vu chaque jour de survie comme une bataille gagnée dans sa guerre(…) mais en fait c’était le contraire. David Cameron le joua parfaitement, permettant au chéri des droitiers de rester suspendu pour sa totale éviscération par les médias. Si Fox avait démissionné lundi en faisant une déclaration vexée et concise sur le fait qu’il avait commis des erreurs mais qu’il ne voulait pas distraire le gouvernement de son travail vital, il serait retourné parmi les députés de base ensanglanté mais non brisé ; il y serait resté une menace de bas niveau et aurait pu même – dans la pagaille qui peut se produire alors que les inconnues financières battent à la porte – voir une sérieuse opposition anti-Cameron se coaguler autour de lui. Mais son insistance à rester à son poste a permis au premier ministre de se composer un visage « honnête et sympathique » tout en voyant un vieux rival s’enfoncer de plus en plus irrémédiablement à chaque nouvelle révélation. »

 En Grande Bretagne, la presse d’investigation est un pilier de la démocratie. Elle a récemment rappelé aux politiciens qu’ils ne peuvent abuser des notes de frais, que trop de proximité avec la puissance médiatique de Murdoch était dangereuse et qu’un ministre devait respecter une ligne rouge entre ses devoirs d’Etat et ses affaires privées.

 Curieusement, l’ultra-atlantiste Fox a renforcé l’alliance militaire de la Grande Bretagne et de la France. Il a signé un accord qui, en pratique, met en commun l’arme nucléaire. Il a orchestré l’intervention en Lybie, qui a principalement impliqué les armées des deux pays. Il était reconnu comme un bon ministre, si toutefois un bon ministre peut s’affranchir de la déontologie de sa fonction.

 Photo « The Guardian » : Liam Fox.

Lignes de faille

Dans « Fault lines, how hidden fractures still threaten the world economy » (lignes de faille, comment des fractures cachées menacent encore l’économie mondiale, Princeton University Press, 2010), l’économiste Raghuram G. Rajan fournit une analyse stimulante de la crise financière de 2008 et préconise des solutions pour éviter sa répétition.

 Ancien économiste en chef du FMI lorsque Rodrigo Rato en était le directeur général, Raghuram Rajan aime l’ancienne désignation des sciences économiques comme « économie politique ». Il identifie trois failles qui, comme dans la tectonique des plaques, sont le point d’application de puissantes forces antagonistes susceptibles de causer dans le monde financier des tremblements de terre de forte intensité. Toutes sont liées à l’organisation sociale dans les pays industriels et dans les pays en développement.

 Trois lignes de faille

 La première faille se situe aux Etats-Unis. La hantise des Pouvoirs Publics est la propriété par chacun de son logement : donner aux pauvres accès au crédit immobilier est vu come un remède à la stagnation des revenus dans un contexte d’inégalité croissante. Stimuler la construction limite l’extension du chômage, alors que le filet de sécurité sur lequel peuvent compter les gens sans emploi est très mince. Pour cela, la Fed maintient artificiellement des taux d’intérêt bas et le gouvernement donne au secteur bancaire une garantie implicite qu’il viendra à la rescousse en cas de problème majeur. Il en résulte une distorsion de l’appréciation de l’appréciation des risques par les banques qui souscrivent avec enthousiasme la queue de la courbe de Gausse du risque, celle qui est constituée par des catastrophes majeures à très faible probabilité d’occurrence.

 La seconde faille est constituée par les déséquilibres commerciaux. De nombreux pays émergents, au premier rang desquels la Chine, imitent le chemin de croissance du Japon et de la Corée, fondé sur les exportations. Instruits par la crise monétaire de 1987, ils construisent des excédents de change colossaux. Ce sont eux qui, en dernier ressort, financent l’économie américaine, alimentent les bulles spéculatives et permettent aux consommateurs américains de vivre au-dessus de leurs moyens.

 La troisième faille se situe au point de rencontre entre les systèmes financiers « à distance » (at arm’s length) des pays industriels et ceux des pays en développement. Dans les premiers, le système financier est fondé sur la disponibilité de l’information sur les acteurs économiques et sur la stabilité du cadre juridique qui permet aux contrats de s’exécuter sans surprise. Dans les pays en développement, en revanche, la connaissance personnelle des débiteurs est le critère essentiel. Lorsque des banques des pays industriels prennent des risques dans les pays en développement en appliquant leurs propres critères, cela conduit souvent au désastre.

 Le recentrage de l’Etat

Raghuram Rajan propose que l’Etat cesse de s’immiscer dans le soutien à court terme de l’activité économique : les taux d’intérêt bas et les dépenses publiques non gagées sur des recettes correspondantes nourrissent les déficits et les bulles spéculatives, créent finalement peu d’emplois et agissent comme une drogue toxique. L’Etat devrait aussi faire savoir qu’il n’interviendra pas en cas de faillite des banques : son abstention rendra possible la détermination par le marché du juste prix du risque et évitera qu’au final le contribuable paie les pots cassés. En revanche, l’Etat devrait intervenir beaucoup plus activement dans la construction d’une protection sociale qui limiterait l’angoisse des travailleurs de perdre, en même temps que leur emploi, leur couverture maladie. Son action rendrait à nouveau crédible le récit américain sur l’ascension sociale de tous ceux qui ont la volonté et le talent.

 Il y a nombre d’idées intéressantes dans le livre de Rajan, telle cette recommandation au FMI : il est vain d’attendre que les Etats abandonnent leurs prérogatives et confient au FMI un rôle d’arbitre semblable à celui de l’Organisation Mondiale du Commerce (encore que la crise grecque semble démontrer que la désunion des Etats peut hisser la FMI au rôle de gendarme financier). Il préconise que le FMI joue le rôle d’un lobbyiste mondial, prêchant la bonne parole de la rigueur financière auprès des cercles influant la définition des politiques.

 Une curiosité linguistique est l’usage systématique du genre féminin au sens du neutre. Par exemple : « the broker who sells bonds issued by an electric power project rarely sees the electricity that is produced (…) She is merely a cog in a gigantic machine” (le courtier qui vend des obligations émises par un projet de centrale électrique voit rarement le courant qui est produit (…) Elle n’est qu’un rouage dans une machine gigantesque.)