Essor des accents régionaux en Angleterre

Loin de s’éroder sous l’effet de la radio et de la télévision, les accents régionaux gagnent du terrain en Angleterre et de nouveaux dialectes urbains se forment sous l’effet de l’immigration. C’est ce qu’affirme la journaliste Rosie Kinchen dans le Sunday Times, le 5 juin.

 Cheryl Cole, la star de l’émission de variétés britannique X Factor, vient d’être exclue de l’avatar américain de ce programme : les téléspectateurs du Midwest n’auraient pas apprécié son accent « geordie », celui des natifs de Newcastle on Tyne, l’équivalent anglais de l’accent chti.

 Pourtant, écrit Rosie Kinchen, « on croyait autrefois la progression de l’anglais de l’Estuaire (l’anglais de  Londres et du sud-est de l’Angleterre) irrésistible ; maintenant, pourtant, la Grande Bretagne est en train de se sauver d’une fade homogénéité linguistique par la résurgence d’accents régionaux et de nouveaux dialectes urbains façonnés par les manières dont les immigrants parlent l’anglais. Des villes comme Birmingham, Bradford et Londres sont le foyer des nouveaux dialectes urbains, alors que les accents régionaux qui connaissent le plus grand développement se trouvent dans les Nord Est et les West Midlands. Le développement a démenti les craintes que l’Angleterre puisse un jour se retrouver avec rien d’autre que des accents génériques du sud et du nord. »

 Des chercheurs en sociolinguistique, comme Paul Keswill de l’Université de Lancaster ou Carmen Llamas, de l’Université de York, observent les évolutions en cours. On ne distingue pas moins d’une quinzaine d’accents différents en Angleterre. Ils observent que le « geordie » de Newcastle tend à se répandre dans les régions limitrophes, ou que les particularités du « scouse » de Liverpool se renforcent. Ils observent aussi la montée de « l’anglais multiculturel de Londres », baptisé « Jafaican », qui doit ses racines aux immigrants mais est maintenant parlé par plusieurs groupes ethniques et tend à remplacer le cockney (la version londonienne du titi parisien) dans les quartiers populaires de l’est de Londres.

Pour l’immigrant français à Londres que je suis, les différences entre tant d’accents sont parfois imperceptibles. Je suis toutefois frappé par la multiplicité des façons de parler à la télévision. L’anglais aristocratique de la famille royale et de David Cameron occupe une bonne place, mais c’est aussi le cas du « geordie » de Cheryl Cole : il fait partie de son identité de star et est volontiers adopté par ses admirateurs. Je ne suis pas sûr qu’une chaîne de  télévision française accepte si naturellement le parler de Dunkerque ou de Colmar.

 Photo Cheryl Cole, www.cherylcole.com

HHhH

HHhH, roman de Laurent Binet (Grasset 2009) raconte l’attentat contre Reynard Heydrich à Prague le 27 mai 1942.

Himmlers Hirn heißt Heydrich, le cerveau d’Hitler s’appelle Heydrich, HHhH, tel était l’un des surnoms d’Heydrich, organisateur du service de renseignement de la SS, metteur en scène de la « solution finale » et, en 1942, « Protecteur » de la Bohême Moravie. Stéphane Binet ne cache pas sa fascination pour le personnage, un homme intelligent, travailleur, coureur de jupons, mélomane comme son père, habile à manier la carotte et le bâton, courageux au point de participer aux combats aériens sur le front russe et de circuler dans Prague sans escorte dans une voiture découverte, et surtout totalement dénué de sens moral. Profitant de la « nuit des longs couteaux », il fait emprisonner et abattre un ennemi personnel et ordonne qu’on laisse « ce cochon se vider de son sang » jusqu’à ce que mort s’en suive.

 L’autre objet de fascination pour l’auteur est Prague, ville où il a vécu et où il a aimé. Il s’assimile tant aux héros de l’attentat de Prague, Gabčík, Kubiš et Valčík que le roman quitte parfois le terrain du récit historique pour s’approcher d’une autobiographie imaginaire.

 L’attentat contre Heydrich, dans un virage de la route montant au château tourne au fiasco : la mitraillette de Gabčík s’enraille, la grenade de Kubiš explose derrière la voiture et ne fait que blesser le Protecteur.  L’arrivée de tramways complique encore la situation, mais permet aux trois auteurs de l’attentat de s’enfuir. L’opération d’Heydrich pour des blessures dans le dos est un succès, mais du crin de cheval utilisé pour le rembourrage des sièges de la voiture a été projeté dans la plaie et il meurt quelques jours plus tard de septicémie.

 Les auteurs de l’attentat se réfugient avec d’autres parachutistes dans la crypte d’une église. Ils apprennent le succès de leur mission, la mort de leur cible, mais aussi la férocité de la répression que les Nazis, furieux de voir mise en question leur invulnérabilité et de ne pas mettre la main sur les coupables, ont déclenchée : en une nuit, le village de Lidice, suspecté à tort d’être celui d’un des « terroristes » est rayé de la carte et ses habitants, femmes et enfants compris, sont assassinés ou déportés. Pendant des heures, une poignée de parachutistes tiennent tête à huit cents soldats avant de mourir sous les balles ou de se donner la mort.

 HHhH est un roman palpitant qui ne laisse pas au lecteur le temps de respirer. C’est aussi un coup au ventre : il nous rappelle la réalité de l’inimaginable violence nazie, que l’on connaît intellectuellement mais qui, par la littérature, prend aux tripes. Binet raconte le massacre des Juifs à Babi Yar, dans la périphérie de Kiev, en septembre 1941. « Dans un souci d’efficacité très allemand, les SS, avant de les abattre, faisaient d’abord descendre leurs victimes au fond de la fosse, où les attendait un « entasseur ». Le travail de l’entasseur ressemblait presque en tout point à celui des hôtesses qui vous placent au théâtre. Il menait chaque Juif sur un tas de corps, et lorsqu’il lui avait trouvé une place, le faisait étendre sur le ventre, vivant nu allongé sur des cadavres nus. Puis un tireur, marchant sur les morts, abattait les vivants d’une balle dans la nuque. Remarquable taylorisation de la mort de masse. Le 2 octobre 1941, l’Enisatzgruppe en charge de Babi Yar pouvait consigner dans son rapport : « Le Sonderkommando 4a, avec la collaboration de l’état-major du groupe et de deux commandos du régiment Sud de police, a exécuté 33.771 Juifs à Kiev, les 29 et 30 septembre 1941 ». »

 Le roman nous parle de personnages héroïques, prêts a sacrifier leur vie et leur jeunesse pour une cause qui les dépasse, et d’effroyables lâches, Chamberlain et Daladier trahissant leur allié tchécoslovaque à Munich pour une paix illusoire, Karel Čurda trahissant à Prague ses compagnons parachutistes pour quelques millions de marks.

 Notre démocratie est imparfaite, sans cesse menacée d’être rognée par le populisme et la politique spectacle. Mais c’est un bien précieux, chèrement acquis.

 Photo « transhumances » : le château de Prague vu du Pont Charles.

College of Arms

Grâce à Bernard Masson, le président de la section britannique de l’Ordre National du Mérite, nous avons l’occasion de visiter le College of Arms, l’institution chargée de contrôler l’usage et de produire des armoiries en Grande Bretagne, à l’exception de l’Ecosse.

Les « officiers aux armoiries » ou « hérauts » occupent un bâtiment de la fin du dix-septième siècle entre la Cathédrale St Paul de Londres et la Tamise. Seule une salle, celle où se jugent les litiges relatifs à l’usage des armoiries, est en libre accès. Nous avons le privilège de participer à une visite privée, et les archives nous sont ouvertes.

 Les hérauts, au nombre d’une dizaine, sont nommés par le Souverain. Ils ont la responsabilité de grands événements, comme les couronnements, les funérailles d’Etat et l’ouverture du Parlement. Ils instruisent les plaintes de personnes physiques ou morales pour l’usurpation de leur blason, et ils produisent des blasons pour des personnes qui veulent ainsi faire reconnaître leur appartenance à l’aristocratie, ou à une forme de noblesse acquise par la notoriété. Le blason de Catherine Middleton, l’épouse du Prince Williams, est reproduit ci-dessus. Nous avons aussi vu, par exemple, l’acte de création du blason de Paul McCartney.

 Les hérauts sont payés par l’Etat moins de 20 livres par mois. Leurs revenus proviennent en réalité de leur rôle de consultant en généalogie et en science héraldique.

 Le College of Arms conserve des manuscrits remontant au Moyen-âge, souvent annotés par leurs propriétaires soucieux d’actualiser leur « who’s who ». L’un de ces ouvrages anciens commence, très logiquement, par les armoiries de Jésus et celles des rois mages.

 Illustration : armoiries de Catherine Middleton, conçues pour illustrer une famille de trois enfants dans une région de collines où les chênes abondent. Site Internet : www.college-of-arms.gov.uk.

Oiseaux sans ailes

 

« Birds without wings », Oiseaux sans ailes, du romancier anglais Louis de Bernières (Vintage Books, 2004 – 2005), est une œuvre magnifique, épique et poétique. Le livre révèle une page d’histoire relativement ignorée, celle de la transition de l’Empire Ottoman à la Turquie moderne dans le premier quart du vingtième siècle.

 La grande histoire

Le roman de de Bernières est construit autour de deux axes parallèles. Le premier est l’axe de la grande histoire, suivant les traces de Mustapha Kemal, un militaire fasciné par l’occident et francophile. Au début du vingtième siècle, l’Empire Ottoman s’est réduit comme une peau de chagrin. Il a perdu la Maghreb, l’Egypte, les Balkans. Il ne contrôle plus que la Turquie et des territoires arabes du Levant. Il est pris en tenaille au sud par la Grèce, qui annexe la Crète en 1908 et la Macédoine en 1913, et au nord par la Russie, qui voudrait contrôler son accès à la Méditerranée. La Grèce et la Russie étant alliées de la France et de la Grande Bretagne, l’Empire Ottoman s’allie à l’Allemagne. La bataille des Dardanelles (1915 – 1916) est une des pages de la Grande Guerre. Il s’agit d’une bataille de tranchées semblable à celle du nord de la France, qui finit par tourner à l’avantage de l’armée ottomane commandée par Kemal. Le génocide arménien s’inscrit dans ce contexte : des bataillons arméniens de l’armée ottomane ayant fait défection et rejoint le camp russe, le déplacement forcé de la population arménienne derrière les lignes turques est décidé. Il provoquera une hécatombe.

 A la suite de la défaite de 1918, l’Empire Ottoman est occupé. La Grèce, dont les éléments les plus nationalistes pensent rétablir Byzance et la domination Grecque sur le sud de l’Anatolie, entre en guerre en 1920. Des atrocités sont commises dans les deux camps. La Turquie finit par gagner sa guerre d’indépendance : le traité de Lausanne de 1923 reconnait le pays dans ses frontières actuelles. Il prévoit aussi un échange de populations : les chrétiens de Turquie sont déportés en Grèce, les musulmans de Grèce en Turquie.

L’Empire Ottoman était multinational et multi-religieux.  Le régime était un Califat et l’Islam était religion officielle, mais les pratiquants d’autres religions s’étaient vus reconnaître en 1858 l’égalité des droits et des devoirs (dont celui, peu apprécié, du service militaire). La Turquie nouvelle deviendra, sous l’impulsion de Mustapha Kemal devenu dictateur, un état moderne, ethniquement homogène, mono-religieux mais laïc.

 Les oiseaux sans aile

 Les oiseaux sans aile sont les habitants d’Eskibahçe, un village au bord de la mer proche de Telmessos (aujourd’hui Fetiyhe), à quelques jours de marche de Smyrne (aujourd’hui Izmir). Deux communautés y vivent, les Turcs, qui se désignent eux-mêmes comme Ottomans, et les Grecs, qui en réalité ne parlent pas le Grec mais sont Orthodoxes. Ils sont organisés autour de l’Imam, un homme profondément religieux et tolérant, et du prêtre, porteur d’une vision plus étroite. Les épouses de l’Imam et du prêtre sont des amies intimes. Le village compte aussi une petite communauté arménienne. On s’en prend parfois à l’instituteur « grec » ou au pharmacien arménien, mais dans l’ensemble les groupes religieux coexistent pacifiquement. La grande histoire va déchirer le village : les hommes sont envoyés au front et y survivent des mois, dans des conditions d’une cruauté inimaginable, s’ils ne tombent pas sous les balles ennemies ou ne succombent pas aux attaques du typhus. La famine tenaille les femmes restées après le départ des hommes. Les Arméniens sont emmenés dans une marche de la mort, sous la garde de brutes qui les massacrent et pillent leurs possessions. Enfin, les chrétiens à leur tour ont quelques heures pour rassembler leurs affaires et se mettre en marche pour une tribulation dont le but final est une Grèce qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne parlent pas la langue.

 Parmi ces « oiseaux sans ailes », des personnages se détachent. Ibrahim, le pasteur de chèvres, est un facétieux qui se plait à imiter les bêlements des chèvres, le bêlement de la chèvre qui pense à devenir chrétienne, le bêlement de la chèvre qui est trop stupide pour savoir combien elle est stupide, le bêlement de la chèvre qui n’a rien à dire… Ibrahim, musulman, est entiché depuis la tendre enfance de Philothei, une chrétienne dont la beauté fait tourner les têtes. Rustem Bey, le propriétaire terrien, tient à se vêtir à l’occidentale et est fier de parler français au lieutenant italien dont le peloton occupe le village. Il est aussi traditionnel, n’hésitant pas à tuer l’amant de sa femme et de livrer celle-ci à la foule qui va la lapider. Et c’est un homme de cœur qui exonère une femme chrétienne de la rumeur qui l’accuse d’avoir empoisonné sa famille et qui, lorsque sa femme sauvée de la lapidation par l’Imam, aura trouvé refuge dans le bordel du village, ira lui proposer de reprendre la vie commune. Leyla, l’amante de Rustem Bey, pousse à la perfection l’art de la séduction et travaille inlassablement à se rendre irrésistiblement belle.

  Nettoyage ethnique

 L’histoire d’Eskibahçe est celle d’un nettoyage ethnique planifié d’en haut au prix de souffrances insoutenables pour les populations. Il a probablement inspiré les desseins criminels de Milosevic, Karadzic et Mladic dans une Yougoslavie en proie, comme l’Empire Ottoman soixante dix ans auparavant, aux forces centrifuges. Mais le monde avait changé : Srebrenica est désormais passible de la Cour de Justice Internationale.

 Il y aurait, dans le roman de Louis de Bernières, de quoi alimenter des dizaines de films et de pièces de théâtre. C’est l’un des meilleurs livres que j’ai eu l’occasion de lire ces dernières années.