Wikinomics

101123_wikinomics.1290510659.jpg

Wikinomics, le best seller de Don Tapscott et Anthony D. Williams (Atlantic Books, London, 2006 – 2008) est sous-titré « comment la collaboration de masse change tout ». Le livre propose une stimulante réflexion sur la manière dont des entreprises innovantes cherchent à se placer au cœur de réseaux ouverts et à capter leur énergie pour leurs propres fins. L’entreprise se définissait autrefois par des frontières hermétiques. Ses limites deviennent poreuses, ce qui l’oblige à définir rigoureusement son identité et sa stratégie.

Il y a des livres qui défient le compte-rendu, tant ils sont bien écrits et lumineux. C’est le cas de Wikinomics. Le chroniqueur n’a qu’une voie possible : s’éloigner du texte et être attentif aux échos qu’il éveille en soi.

Commençons par le titre du livre. Wiki est le mot hawaïen pour « rapide » ; economics signifie « science économique ». Tout le monde connaît Wikipedia, l’encyclopédie collaborative lancée par Jimmy Wales sur la base d’un logiciel, Wiki, qui permet chaque jour à des milliers de personnes de contribuer à son enrichissement. Wikipedia met à la disposition de ses utilisateurs une plateforme libre d’accès. Chaque participant est invité à améliorer les contributions existantes. Les apports de chacun sont au bénéfice de tous, ils ne peuvent être privatisés.

Le système d’exploitation Linux est, comme Wikipedia, une plateforme collaborative. La carte du génome est un projet collectif  dans lequel plusieurs laboratoires pharmaceutiques mettent en commun leurs moyens et leurs résultats, ce qui leur permet de construire ensemble le socle sur lequel chacun développera ses propres applications thérapeutiques.

Les auteurs attribuent quatre caractéristiques à la nouvelle économie collaborative, celle où baignent les « entreprises 2.0 ». La première est l’ouverture (« openness »): ces entreprises sont plus à l’aise sur la place publique que dans des jardins clôturés. La seconde est la collaboration entre égaux (« peering ») : dans l’exemple de YouTube, il n’y a pas de hiérarchie parmi les utilisateurs / acteurs ; c’est le nombre de consultations qui définit l’intérêt d’une vidéo partagée sur la plateforme et non l’autorité de son auteur. La troisième est le partage (« sharing »): il s’agit d’un renversement complet de l’idée même de propriété industrielle ; le savoir est mis à la disposition d’une très vaste communauté  de « prosumers » (consommateurs qui sont aussi producteurs), et ceux-ci sont invités à se l’approprier et à le « remixer » ; le champ de la propriété industrielle et du copyright se réduit à ce qui est vraiment stratégique. La dernière caractéristique est la dimension mondiale (« acting globally ») : les entreprises 2.0 n’ont pas de frontière ; comme on le voit dans le cas de Facebook, le marché potentiel n’a pas d’autre limite que l’humanité elle-même.

C’est une véritable révolution culturelle qu’a opérée IBM, autrefois le leader des systèmes « propriétaires », lorsqu’elle a opté pour Linux et décidé que des bataillons entiers de ses chercheurs participeraient, sur un pied d’égalité, au développement du système d’exploitation ouvert. C’est aussi une rupture profonde dans les habitudes de travail qu’a mise en œuvre Boeing : les spécifications pour l’électronique embarquée du 777 occupaient 2.500 pages ; quelques années plus tard, celles du 787 Dreamliner tenaient en 20 pages, laissant le champ libre à la créativité des fournisseurs.

Wikinomics incite les entreprises à créer autour d’elles des « écosystèmes » vibrants d’énergie où elles se laissent porter par l’enthousiasme d’une communauté de créateurs. La création en commun par Amazon et Warner Bros d’Amazon Studios illustre cette dynamique. « L’idée de base, dit le quotidien The Guardian (18 novembre) est d’inviter des scénaristes et metteurs en scène à présenter leurs projets en envoyant un scénario ou une maquette de film. Une fois qu’un scénario est sur le réseau, d’autres internautes auront la possibilité de le lire et même de l’améliorer, créant de nouvelles versions. En ce qui concerne les maquettes de films, elles seront-elles aussi publiques et pourront être soumises au vote. »

Le passage à l’économie collaborative change radicalement la perception que les entreprises ont de leur environnement et brouille le tracé de leurs frontières. Il existe un vrai risque de dilution de leur identité et d’évaporation de leur valeur ajoutée. L’ouverture, la collaboration entre égaux, le partage et la dimension mondiale ne deviennent sources de richesse que pour autant que l’entreprise soit claire sur son positionnement, divise de manière adéquate ses investissements entre la participation aux communautés collaboratives et ses projets propres, et focalise l’organisation de ses ressources sur ses objectifs clés.

Illustration : couverture de Wikinomics.

Quand les mots m’ont lâché

101110_tom_lubbock.1289637327.jpg

Tom Lubbock, illustrateur et critique d’art réputé, raconte à l’hebdomadaire The Observer le 7 novembre comment depuis deux ans un cancer malin du cerveau le prive peu à peu du langage et de l’écriture. Dans son témoignage poignant, il observe sa maladie et sa survie avec le détachement et la passion d’un critique décortiquant un tableau de Francis Bacon.

« C’est au sujet de mon chemin vers la mort et comment ma vie l’a emprunté(…) Ma mort est, en un sens, imminente : je me dis à moi-même : je suis en train de mourir. Quelque chose dans ma tête s’empresse de me tuer.

(…) Cette vie est incroyable. A certains moments, elle est terrible et monstrueuse. Mais d’une autre manière j’accepte ce qu’elle m’apporte, son étrangeté et sa nouveauté. Et alors de nouveau j’essaie de vivre aussi normalement que je peux et je partage mon existence avec Marion, ma femme, et Eugene, notre petit garçon de trois ans qui grandit et qui commence à comprendre nos difficultés, et nous affrontons ce présent et ce futur ensemble.

Mais il y a une autre chose cruciale à mentionner. La tumeur qui va me détruire est à proximité de la zone de la parole. Mais je suis aussi quelqu’un qui gagne sa vie par les mots. J’ai fait cela toute ma vie adulte. Et je survis encore depuis deux ans comme un usager du langage – je parle, j’écoute, je lis, j’écris. Ou plutôt, je survis selon des modalités fluctuantes.

(…) D’un côté, la peur de perdre le langage me consume. Et je ne peux pas imaginer comment cela va se passer. D’un autre, l’impulsion initiale n’est pas la peur mais plutôt d’être embarqué par l’étrangeté et l’étonnement et d’examiner toutes les nouvelles choses qu’elle amène.

(…) Je pense que la perte de la parole, et de la compréhension de la parole, et de la compréhension de l’écriture et de l’écriture cohérente – ces pertes vont aboutir à la perte de mon esprit. Je sais quelle impression cela donne, et qu’il n’y a pas de versant intérieur, pas d’écho interne. Avoir l’esprit en éveil signifie parler à soi-même. Il est impossible qu’un esprit secret survive en moi.

(…) Mon écriture aux heures tardives : elle est lente, mais ça marche. J’aime écrire – cela reste encore un plaisir, mais maintenant une lutte.

Le plaisir de citer les mots à comparaître. Où sont-ils dans l’esprit, dans le cerveau ? Ils semblent un bureau de nulle part. Ils existent quelque part dans notre sol ou notre air. Ils viennent d’une obscurité inconnue. D’un lieu auquel normalement nous ne pensons pas. Pour moi, aucune phrase n’est générée sans effort. Aucune formulation n’est faite automatiquement. Je suis en permanence confronté à mystère dont les autres n’ont aucune idée, le mystère de la génération de la parole. (…) Pour moi, la génération d’un mot implique effort, supposition, difficulté, imprécision.

(…) Mon expérience du monde n’est pas amoindrie par manque de langage mais elle est essentiellement inchangée. C’est curieux.

Au début, c’était effrayant ; maintenant ça va ; cela reste, même maintenant, intéressant. Ma vraie sortie peut être accompagnée par pas de mots du tout, tous partis. »

Photo The Observer : Tom Lubbock la veille de sa première opération au cerveau, en septembre 2008.

The Social Network

101113_social_network1.1289683867.jpg

L’émergence des réseaux sociaux est sans doute l’un des phénomènes de société les plus marquants des dernières années. Le réalisateur David Fincher et le scénariste Aaron Sorkin écrivent l’histoire de Facebook, une histoire toute récente : 2003.

Etudiant en informatique brillantissime, Mark Zuckerberg se fait larguer par sa petite amie, Erica, qui ne supporte pas son arrogance et sa volonté d’entrer à tout prix dans un club élitiste dont il est exclu par son origine modeste. On la comprend. Mark (joué avec une grande finesse par Jesse Eisenberg) est un garçon d’une intelligence supérieure, convaincu de cette supériorité et prêt à tout pour arriver ; il n’a pas de vrais amis, on ne le voit jamais rire ni pleurer, il n’admet jamais ses torts. En bref, c’est un individu exceptionnel, à la limite de la normalité psychologique.

Par vengeance, il invente un site où les étudiants notent l’attractivité de leurs condisciples féminines. Deux jumeaux de bonne famille le mettent sur la piste de créer un club virtuel pour les étudiants de Harvard. Il les dépossède de leur idée en l’élargissant à une communauté potentiellement sans autre limite que l’humanité, dans laquelle les participants se rencontrent sur leurs pôles d’intérêt, à partir de la question « qu’avez-vous à l’esprit aujourd’hui ? » Il lance Facebook avec un étudiant qui est prêt à mettre dans l’affaire quelques milliers de dollars et travaille à rentabiliser le site par la publicité.

Mais Mark a une vision plus large. Il part en Californie pour travailler avec Sean Parker, le fondateur et patron du site de téléchargement de musique Napster et qui se fait fort de mobiliser des millions de dollars de capital. Son approche est caractéristique de la « génération Web 2.0 » : il n’y a pas de propriété intellectuelle, il n’y a rien à pirater ; c’est de ce que les participants apportent que le réseau tire sa valeur ; Facebook est un projet ouvert, en mouvement permanent, qui puise son énergie là où ça bouge.

Mark Zuckerberg se débarrasse un par un de ses associés par des procédés en dessous de la ceinture, accusant l’un de cruauté envers les animaux, faisant intervenir la police dans une soirée cocaïne organisée par un autre. Le film est construit autour de l’instruction de la procédure judiciaire qu’ont ouverte les associés spoliés.

Dans la grande tradition hollywoodienne, il y a dans le film des personnages taillés à la serpe : les frères Winklevoss, snobinards de bonne famille, rameurs aux régates de Henley, apparaissent ridicules ; Edoardo Saverin se présente, malgré la trahison de son ami, comme un homme sincère et droit. Seul Mark Zuckerberg est ambigu, avec son visage d’ange, sa passion quasi sexuelle pour son projet et son absence totale d’éthique.

Photo du film « The Social Network ».

Cocktail à Londres

101109_cocktail.1289752555.JPG

Etre invité à un cocktail professionnel à Londres offre une plongée dans la culture anglaise. C’est étonnant et jouissif !

Andrew célèbre son quarantième anniversaire dans l’assurance-crédit. Il a invité les personnes avec qui il a travaillé pendant sa longue carrière, dans l’agence publique de garantie des exportations puis dans des sociétés de courtage, ainsi que des souscripteurs de risques dans des compagnies d’assurance et même des courtiers concurrents. C’est une nouvelle illustration de ce trait si fort de la culture professionnelle en Grande Bretagne : les personnes bougent facilement d’une entreprise à une autre et la communauté de métier est presque plus forte que le lien qui unit les salariés d’une même compagnie.

Les discours du président non-exécutif de la compagnie dirigée par Andrew, puis celui d’Andrew lui-même, sont des merveilles d’humour anglais où l’on pratique l’autodérision de manière d’autant plus outrancière qu’entre les lignes se lit une hagiographie en bonne et due forme.

C’est la participation du public qui frappe. Parfois, quelqu’un place une remarque en contrepoint du discours. Le plus souvent, le propos est accompagné d’onomatopées, « ah ! », « oh ! », semblable aux bruitages faits par les députés à la Chambre des Communes.

J’ai il y a quelques semaines évoqué les dernières paroles que Claire Rayner, la journaliste du cœur récemment décédée, aurait aimé prononcer : « dites à David Cameron que s’il étrangle mon cher NHS (le service national de santé) je reviendrai et le hanterai de mauvaise manière. » Quelques jours plus tard, un député travailliste impertinent profita des questions au Premier Ministre pour lui demander ce qu’il pensait du possible retour du fantôme de Claire. Pendant ce temps les « backbenchers » (députés de base) se livraient à cœur joie à des hululements dignes d’Halloween.

Les esprits chagrins décrieraient un comportement potache. Mais tout est tellement au second degré, dans le refus de se prendre au sérieux, qu’on éprouve un immense plaisir.

Au cours de la soirée, j’ai découvert qu’Andrew n’est pas seulement une figure du monde de l’assurance crédit britannique et européenne, mais un musicologue renommé, spécialiste du compositeur Elgar. Il ne faut décidément pas prendre au premier degré la légèreté du propos et l’autodérision !

Andrew a terminé par une blague, naturellement. Lorsque Gordon Brown inaugura le nouveau siège de Lehman Brothers il y a quelques années, il aurait dit : « ce que vous avez fait pour la City, je le ferai pour la Grande Bretagne ! » Andrew complimentait Gordon pour avoir accompli sa promesse !

Photo transhumances.