Le syndrome du panda géant

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Dans le supplément G2 du quotidien The Guardian du 23 mars, Aditya Chalcabortty compare l’économie britannique à un panda géant, égaré dans un cul de sac de l’évolution.

Le panda géant, par son extrême difficulté à se nourrir et à se reproduire, est un exemple d’un phénomène nommé « path dependance », l’emprisonnement dans un chemin sans issue. Cet animal se trouve pris dans un cul de sac de l’évolution et il est trop tard pour qu’il puisse faire marche arrière.

Un autre exemple est le clavier d’ordinateur. « La disposition QWERTY (en français AZERTY) n’a pas été conçue pour rendre la dactylographie plus rapide, mais exactement le contraire. Comme l’indique Paul David, le parrain de la théorie du « path dependance », les touches des machines à écrire du milieu du 19ième siècle s’emmêlaient si on les frappait trop vite, de sorte que l’on espaça les touches les plus fréquemment utilisées afin de ralentir les dactylos. Les mécaniciens de Remington promurent ensuite la lettre R au sommet, ce qui fit que se retrouvèrent sur le premier rang toutes les touches nécessaires pour que les vendeurs désireux d’impressionner les clients puissent rapidement « picorer » la marque « TYPE WRITER ». Même après que le problème mécanique fut résolu, le clavier QWERTY devint le standard pour les producteurs et les clients. Un bouquet de facteurs hasardeux se combina ainsi pour faire d’un clavier inconfortable et inefficace la norme de l’industrie. »

Quel est le rapport entre le panda géant et l’économie britannique ? Comme le panda, celle-ci se retrouve dans une situation de « path dependance » : la domination par la Cité de Londres. La City a fait pression pendant des années sur le pouvoir politique pour qu’il défende une livre forte, ce qui était bon pour l’industrie financière mais provoqua pendant les années Blair la disparition de plus d’un million d’emplois industriels.

Contrairement au panda, l’économie peut remonter le cours d’un chemin évolutionniste sans issue. Mais, dit Aditya Chalcabortty, cela prendra beaucoup de temps et beaucoup d’effort.

(Photo http://photos.last-video.com)

En finir avec les privatisations ?

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 Transhumances a consacré un article à l’historien américain Tony Judt, paralysé par une maladie dégénérative (Nuit, 12 janvier 2010). Dans le supplément « Review » du quotidien the Guardian du 20 mars, celui-ci écrit un manifeste politique intitulé « que faire ? » (what is to be done ?). Il prône une rupture nette avec le crédo des années quatre-vingts et quatre vingt dix, en particulier la foi dans l’efficacité des privatisations.

« Avec l’avènement de l’Etat moderne (en particulier tout au long du dernier siècle), les transports, les hôpitaux, les écoles, les systèmes postaux, les forces de police et un accès à la culture à petit prix – services essentiels qui ne sont pas bien servis par le moteur du profit – furent placés sous une réglementation ou un contrôle publics. On les rend maintenant aux mains d’entrepreneurs privés. Ce à quoi nous avons assisté, c’est le passage continuel de la responsabilité publique au secteur privé, en contrepartie d’aucun avantage collectif discernable. Contrairement à la théorie économique et au mythe populaire, la privatisation est inefficace. 

Il a été calculé que dans le processus de privatisation de l’ère Thatcher, le prix délibérément bas auquel furent cédés des actifs historiquement publics avait abouti au transfert de 14 milliards de livres des contribuables aux actionnaires et autres investisseurs. A cette perte, il faut ajouter 3 milliards de livres de commissions aux banquiers qui conduisirent les privatisations. »  Judt ajoute le coût de la réintégration dans le secteur public d’entreprises privatisées qui font faillite, comme certains hôpitaux du service national de santé ou le métro londonien.

« En bref, les gouvernements donnent de plus en plus en fermage leurs responsabilités à des sociétés privées qui s’offrent pour les administrer mieux que l’Etat et à moindre coût. Au 18ième siècle, on appelait cela les Fermiers Généraux. Les premiers gouvernements modernes manquaient souvent de moyens pour collecter les impôts et lançaient des appels d’offres à des individus privés pour qu’ils s’en chargent. Celui dont la mise était la plus haute emportait la charge et était libre – une fois qu’il avait payé la somme – de collecter tout ce qu’il pouvait et de conserver les résultats. Le gouvernement supportait une réduction sur le montant d’impôt espéré, en contrepartie d’un paiement d’avance. Après la chute de la monarchie en France, il fut généralement admis que le fermage des impôts est un système inefficace jusqu’à l’absurde. En premier lieu, il discrédite l’Etat représenté par un profiteur privé avide. Deuxièmement, il génère considérablement moins de revenus qu’un système de recette fiscale gouvernemental bien administré, ne serait-ce qu’à cause de la marge de profit additionnelle du collecteur privé. Et troisièmement, on obtient des contribuables dégoûtés. Il en va aujourd’hui comme au 18ième siècle : en éviscérant les responsabilités et les capacités de l’état, nous avons miné la position qu’il occupe. Peu de gens en Grande Bretagne continuent à croire en ce qu’on croyait être une « mission de service public » : le devoir de fournir certaines sortes de biens et de services simplement parce qu’ils sont d’intérêt public. »

Tony Judt se fait l’avocat d’un changement radical de consensus politique. La priorité des priorités doit être la réduction des inégalités. « L’inégalité n’est pas seulement un problème technique. Il illustre et exacerbe la perte de la cohésion sociale (…) Si nous restons inégaux jusqu’au grotesque, nous perdrons tout sens de la fraternité. Et la fraternité, malgré toute sa fatuité en tant qu’objectif politique, s’avère la condition nécessaire du politique lui-même. »

(Photo illustrant l’article du Guardian : usagers du métro londonien traversant le pont de Waterloo  un jour de grève en 2004)

Edward Schillebeeckx

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Le théologien Edward Schillebeeckx, dominicain, est mort le 23 décembre dernier à l’âge de 95 ans. Il faisait partie de l’aile progressiste de l’Eglise Catholique entravée par le Vatican.

Un soir de Noël dans les années 1980, des manifestants s’étaient postés, à la grande joie des touristes et photographes amateurs japonais, sur les marches du parvis de la Cathédrale Notre Dame de Paris. Ils portaient des pancartes indiquant le nom d’un théologien poursuivi par la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Ils étaient bâillonnés et ligotés, « enlacés » dit joliment une amie luxembourgeoise. L’un des « théologiens enlacés » était Edward Schillebeeckx, aux côtés du plus connu Hans Küng.

La Revue des Réseaux du Parvis (http://www.reseaux-parvis.fr/) publie dans son numéro de mars un article de son frère dominicain Bernard Quelquejeu : « Edward Schillebeeckx, théologien du peuple de Dieu, un incessant combat pour la liberté chrétienne ». « La force est aux sources, et je veux y aller voir, a fièrement écrit le P. Lacordaire. Edward Schillebeeckx a vite compris qu’une théologie renouvelée au service des communautés chrétiennes exige un accès libre, critique et intelligent aux sources de la foi. Il prend part aux recherches concernant l’herméneutique : une interprétation des textes de la Bible ne peut être dite « Parole de Dieu » que si elle touche, elle éclaire au plus près la profondeur de l’existence des croyants aujourd’hui. Dès ce moment, commencent ses ennuis avec Rome, peu soucieux de liberté herméneutique. »

Bernard Quelquejeu rappelle la contribution de Schillebeeckx au Concile Vatican II, la fondation de la revue Concilium, la publication d’une Christologie en trois tomes. Il raconte aussi le conflit grandissant avec le Vatican, à partir d’un article intitulé « Le Ministère dans l’Eglise » traduit en français en 1981. « Armé d’un réalisme courageux sur la situation qu’il constate pour les communautés chrétiennes, il préconise des décisions qui sont à la mesure de la crise : ordinations des hommes mariés, fin des discriminations catholiques vis-à-vis des femmes, ministères nouveaux confiés aux fidèles etc. »

La fidélité d’Edward Schillebeeckx et de tant d’autres de sa génération à l’égard d’une organisation cléricale qui les a si mal traités a quelque chose d’étonnant. Pourquoi cet homme affamé de liberté n’a-t-il pas quitté l’Eglise Catholique Romaine ? Attachement à une famille spirituelle dans laquelle il avait grandi, mûri et vieilli ? Répulsion à l’idée d’un schisme qui aggraverait la désunion des chrétiens ? Conviction que le temps de la liberté conciliaire reviendrait inéluctablement un jour ? Il reste qu’il n’a pu que se poser vers la fin de sa vie une angoissante question : ceux pour qui les Béatitudes signifient aujourd’hui démocratie, liberté, droits de l’homme et de la femme, qu’ont-ils en commun avec les conservateurs crispés qui, depuis trente ans, sont parvenus à écarter toute voix dissonante des structures de pouvoir au Vatican et dans les Conférences Episcopales ?

(Photo The Guardian, Edward Schillebeeckx au Vatican en 1979 : « sa théologie influente mais discrète enflamma le Vatican », nécrologie publiée le 24 février 2010, http://www.guardian.co.uk/world/2010/feb/24/edward-schillebeeckx-obituary).

Institute of Credit Management

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Le dîner annuel de l’Institut britannique de la gestion de crédit (Institute of Credit Management) rassemble plusieurs centaines de spécialistes. Un prix du gestionnaire de crédit de l’année est attribué.

La remise des « awards » (prix) de l’Institut se déroule cette année au Royal Courts of Justice, le siège du tribunal suprême sur le Strand, l’avenue qui mène de Trafalgar Square à la City de Londres. Ce bâtiment de style gothique a été édifié en 1882 à la gloire de la justice, comme la cathédrale du savoir d’Oakland aux Etats-Unis l’a été, en 1905, pour célébrer la connaissance. Le dîner se déroule dans une vaste nef sans autel ni tabernacle, habituellement dédiée aux célébrations du monde judiciaire mais que des organisations moins huppées peuvent louer pour un soir moyennant finances.

Le code vestimentaire de la soirée est « black tie », tenue de soirée. Une queue s’est formée jusque sur le trottoir. J’admire le stoïcisme des femmes qui patientent dans le froid, en robes de soirée, épaules découvertes. Après un cocktail, nous rejoignons nos tables. Nous avons réservé une table de 10 couverts, dont cinq pour des clients invités. La température dans la nef n’excède pas 15 degrés, mais le vin et la chaleur de la conversation donnent l’illusion d’une température normale. Mon voisin est un producteur de viande de mouton néo-zélandais. Nous parlons de son entreprise et de ses marchés en Europe ainsi que de son pays.

Le rite des dîners formels en Angleterre est relativement immuable : un maître de cérémonie en grand habit rouge, le bénédicité, le discours du président de l’association invitante, un humoriste, un bal.

L’humoriste est une femme d’origine indienne, qui se moque gentiment des mariages arrangés. C’est elle qui, avec le sourire, remettra les prix. Les gestionnaires de crédit sont des professionnels qui, généralement inclus dans la direction financière des entreprises, ont pour mission de transformer les ventes en espèces sonnantes et trébuchantes. Ce sont eux qui définissent les conditions de crédit aux clients, identifient les mauvais payeurs, gèrent l’assurance crédit et recouvrent les créances impayées. Les nominés et les lauréats des « awards » sont récompensés parce qu’ils se sont montrés zélés mais pas obsédés dans la poursuite des mauvais payeurs, parce qu’ils ont mis en place des systèmes de gestion performants ou parce qu’ils ont manifesté des capacités remarquables de management d’équipes.

J’aime le contact des gestionnaires de crédit. Ils ont la rectitude et la solidité des comptables, mais ils sont aussi habitués à se frotter aux commerciaux de leur entreprise et aux clients débiteurs. Je les ai fréquentés en France à l’AFDCC, en Italie à l’ACMI, en Espagne à l’AGC, et aussi à la filiale européenne de l’association américaine, le FCIB. Mais l’Institute of Credit Management est, de toutes ces associations, la plus nombreuse et la plus efficace. Elle organise des filières de formation, fait pression sur les autorités politiques, incite les membres à partager leurs expériences de paiement, encourage l’innovation en matière de logiciels, publie un magazine mensuel. Grâce à elle, la Grande Bretagne est sans doute le pays où la gestion du crédit a atteint le plus grand niveau de maturité.

(Photo : nef des Royal Courts of Justice un soir de dîner de gala).