Caravaggio, peintre baroque

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Dans son roman « la course à l’abîme » (Grasset 2002), Dominique Fernandez nous raconte la vie et l’œuvre  du peintre baroque Caravaggio, né Michelangelo Merisi en 1571 dans la bourgade lombarde qui lui laissa son nom et mort mystérieusement en1610 sur la plage de Porto Ercole, près de Rome.

Dominique Fernandez met en exergue du livre une phrase du Cantique Spirituel de Jean de la Croix : « découvre ta présence, que ton aspect et ta beauté me tuent ». Dans la Lombardie espagnole, les écrits des mystiques espagnols, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, s’étaient répandus rapidement. Le jeune Michelangelo put être particulièrement impressionné par un passage de la Vie de Thérèse :

« Un ange se tenait près de moi, sous une forme corporelle. Il n’était pas grand, mais petit et extrêmement beau : à son visage enflammé il paraissait être des plus élevés parmi ceux qui semblent tout embrasés d’amour. Ce sont apparemment eux qu’on appelle Chérubins, car ils ne me disent pas leur nom. Mais il y a dans le ciel, je le vois clairement, une si grande différence de certains anges à d’autres, et de ceux-ci à ceux-là, que je ne saurais l’exprimer.

Je voyais donc l’ange qui tenait à la main un long dard en or, dont l’extrémité portait, je crois, un peu de feu. Il me semblait qu’il le plongeait parfois au travers de mon cœur et le portait jusqu’aux entrailles. En le retirant, on aurait dit que ce fer les emportait avec lui et me laissait tout entière embrasée d’un immense amour de Dieu. La douleur était si vive qu’elle me faisait pousser des gémissements. Mais la suavité causée par ce tourment incomparable est si excessive que l’âme ne peut en désirer la fin, ni se contenter de rien en dehors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle ; elle est spirituelle. Le corps cependant ne laisse pas d’y participer quelque peu, et même beaucoup. C’est un échange de galanteries si suave entre Dieu et l’âme, que je supplie le Seigneur de daigner dans sa bonté en favoriser ceux qui n’ajouteraient pas foi en ma parole. »

Vivre dans son corps un amour qui tue, exprimer dans la peinture la souffrance mystique d’être transpercé par un dard en or à la pointe de feu, fut selon Fernandez le programme de vie de Caravaggio. Chéri par les Princes d’Eglise et de Cour, reconnu comme le plus grand peintre de son époque, il affichait jusque dans ses toiles ses amours homosexuels, fréquentait la pègre et fut pourchassé pour meurtre. Sa « course à l’abîme » le conduisit à ce moment ultime où il reçoit la mort de la main de l’être aimé comme un sublime accomplissement. Dans le « martyre de Saint Matthieu » (1599 – 1600), l’Apôtre attend, à bras ouvert, que vienne la mort de la main d’un Apollon à moitié nu et enveloppé de lumière ; Caravaggio s’est représenté à l’arrière plan, comme témoin de son futur trépas. La « décollation de Jean-Baptiste » (1608) est la seule œuvre signée de Caravaggio ; dans cette toile aussi se joue le drame d’un assassinat où la victime attend du bourreau la délivrance du coup de grâce.

Caravaggio révolutionne la peinture en rendant présents le plaisir et la souffrance extrêmes, qui constituent les deux pôles d’une même réalité. Au centre du « concert de jeunes » (1595 – 1596) le peintre s’est représenté derrière un personnage d’une beauté ambiguë, regard humide et lèvre ouvertes. Dix années plus tard, il se met de nouveau en scène dans « David portant la tête de Goliath » (1605 – 1606) : la tête du géant, qui n’est autre que la sienne propre, porte les stigmates répugnants de la mort. L’artiste ose montrer la jouissance et l’abjection dans le réalisme de l’instant.

Face au pouvoir ecclésiastique et à l’Inquisition, la position de Caravaggio est équivoque. D’un côté, la Contre-Réforme catholique est avide de représentation, et l’œuvre du peintre est une pointe extrême du mouvement baroque opposé à l’austérité protestante. Mais il est clair aussi que son érotisme mystique, comme celui de Thérèse d’Avila et Jean de la Croix, le situe en permanence à la limite de l’acceptable par le pouvoir religieux. Caravaggio choisit pour ses madones des prostituées comme modèles. Les prélats qui l’accusent d’immoralité  feignent hypocritement de ne pas les reconnaître, et concentrent leurs attaques  sur l’hétérodoxie des symboles utilisés. C’est donc sur les symboles que porte la défense. Le « Grand Bacchus» (1596- 1597) suggère aux avocats ce commentaire : « quelle connaissance profonde de la symbologie chrétienne et christique possède décidément notre jeune peintre ! Qui oserait l’accuser de n’avoir peint qu’un dieu païen, une idole repue d’alcool, de bonne chère et de sensualité ? Ecartez cette apparence fallacieuse, et découvrez une nouvelle figure du Christ, le Christ qui offre une coupe de son sang pour racheter l’humanité ».

Pour traiter de ce passionnant sujet, Dominique Fernandez utilise une fiction littéraire : Caravaggio raconte lui-même sa vie depuis l’outre-tombe. La narration au passé rend le style pesant et le livre sombre parfois dans l’ennui. Le récit devient vivant lorsque le peintre, proscrit et traqué, se réfugie à Naples et que l’auteur retrouve l’ambiance qu’il aime, celle du Mezzogiorno. « Dort-on un seul instant à Naples ? Dormir, c’est s’enfoncer dans le silence, quitter ses proches, prendre congé de ses voisins, se soustraire à la société de ses semblables, se retrancher en soi-même, tendre à une plénitude intérieure qui n’est pas appréciée ici mais détestée parce qu’elle prive de la compagnie des autres. Tout répit serait fatal à des gens qui ne se sentent vivre que dans le tourbillon et le vacarme. »

Naples, au contraire de la Lombardie et de Rome, laisse peu d’espace aux peintres pour exercer leur art. Caravaggio, homme du nord accompli comme artiste sur les bords du Tibre, attend sur une plage la grâce pontificale. Celle-ci ne viendra pas. Il meurt sur une plage avant d’avoir atteint quarante ans.

 

Gandhi, héros malgré lui

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BBC 2 diffuse actuellement une série de documentaires sur la vie de Gandhi. Son autobiographie, publiée en feuilleton entre 1925 et 1929 alors qu’il touchait la soixantaine, a largement inspiré cette série. Elle porte pour titre « l’histoire de mes expériences avec la Vérité ». La photo qui illustre le présent article a été prise au musée Gandhi de Delhi ; elle illustre le moment où, en Afrique du Sud, Gandhi est expulsé d’une voiture de première classe en raison de sa race.

De retour de Londres où il a étudié le droit, Gandhi rencontre à Bombay l’homme d’affaires Raychandbhai qu’il décrit ainsi : « les transactions commerciales de Raychandbhai couvraient des centaines de milliers. Il était connaisseur des perles et des diamants. Aucun problème d’affaires, aussi noué fût-il, n’était trop difficile pour lui. Mais toutes ces choses n’étaient pas le cercle central sur lequel tournait sa vie. Ce centre était la passion pour voir Dieu face à face. Parmi les objets déposés sur sa table de travail, il y avait invariablement quelques livres religieux et son journal. (…) C’était un chercheur de la Vérité. J’avais la conviction, enracinée au plus profond de moi, qu’il ne m’induirait jamais volontairement en erreur et me confierait toujours ses pensées les plus intimes. Dans mes moments de crise spirituelle, il était donc mon refuge. »

Le jeune Mohandas n’a pas l’étoffe d’un héros. Enfant, il a un sommeil anxieux. Jeune avocat, il souffre d’une sévère timidité qui le handicape dans l’exercice de son métier.

Le livre est principalement consacré à son séjour de plus de vingt ans en Afrique du Sud, de son arrivée en 1893 pour défendre au tribunal les intérêts d’un homme d’affaires indien jusqu’à son retour définitif  en Inde en 1915, après plusieurs campagnes de défense des intérêts de la communauté indienne du Natal victime de la discrimination. Comme Mandela, Gandhi est profondément un juriste. Il exerce d’abord sa profession comme un banal avocat d’affaires. Il met ensuite sa capacité à disséquer les lois et règlements de l’Administration ennemie, au service d’une cause.

Le moteur qui anime Gandhi, c’est sa permanente angoisse existentielle. C’est elle qui l’anime à passer des nuits de discussion passionnée avec des dizaines de gens de rencontre qui deviennent des amis à la vie et à la mort. C’est elle qui l’amène à ne jamais affirmer quelque chose sans l’avoir vérifié et documenté. C’est elle qui l’amène à voir dans l’adversaire quelqu’un dont le rôle et les actions peuvent être détestables mais qui reste une personne respectable, capable du pire mais aussi du meilleur.

Il porte en lui de profondes contradictions. C’est ainsi qu’il est viscéralement allergique à la viande et au lait jusqu’à en faire un interdit absolu pour sa vie et celle de ses proches. Mais en même temps, il fréquente des chrétiens et des musulmans et s’efforce de comparer leurs religions à la sienne dans un esprit de tolérance et d’ouverture. Habitué à vivre au milieu d’autres civilisations, rompu au dialogue, il impose pourtant comme un tyran à sa famille ses propres règles : il refuse d’envoyer ses enfants à l’école et à l’université, ce que son fils aîné ne lui pardonnera pas ; il vend au profit de ses actions militantes les bijoux offerts à son épouse lors de leur adieu à l’Afrique du Sud ; il prend le risque de refuser les médecines occidentales lorsque celle-ci tombe malade, au péril de sa vie.

La philosophie de Gandhi est connue : Ahimsa (non violence), Satyagraha (force de la vérité, résistance passive),  Brachnachanya (vœu d’abstinence, de distanciation des passions, de purification). « Il n’y a d’autre Dieu que la Vérité. Le seul moyen pour réaliser la Vérité est la non-violence. Ma dévotion pour la Vérité m’a conduit dans le champ de la politique ; ceux qui disent que la religion n’a rien à voir avec la politique ne savent pas ce que religion veut dire. Dieu ne peut jamais être réalisé par quelqu’un qui n’est pas pur de cœur. Pour atteindre la pureté parfaite, on doit devenir absolument libre de toute passion en pensée, en parole et en action, de manière à s’élever au dessus des courants contradictoires de l’amour et de la haine, de l’attachement et de la répulsion ».

Mohandas Karamchand Gandhi est mort assassiné en 1948 par un Hindou fanatique qui ne pouvait accepter son refus de la partition du continent indien selon le critère religieux. Ses angoisses et ses contradictions auraient pu le paralyser. Ils l’ont galvanisé au point d’en faire l’une des personnalités les plus marquantes du vingtième siècle.

 

 

 

Middle Temple à Londres

J’ai été invité à visiter cette semaine Middle Temple, la cité des avocats à Londres.

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Il n’est pas facile de trouver Middle Temple Lane. Elle donne dans Fleet Street, la rue des journaux, mais on y accède par une porte cochère qui ouvre sur un véritable village avec son église, son auberge, des bureaux et une maison commune qui abrite des salles de réception et le « hall ». Je suis invité à déjeuner par Pascal, un avocat membre, comme moi, de la section britannique des conseillers du commerce extérieur de la France.

Le hall a été construit en 1570 sous Elizabeth I dans l’esprit des grands réfectoires des collèges d’Oxford et de Cambridge. La charpente en bois de chêne est magnifique. Les vitraux sont ornés de motifs héraldiques, et les murs portent les blasons des professeurs qui ont exercé ici. Ce qui est impressionnant c’est que, comme souvent en Angleterre, ce lieu est vivant. Un self-service y est installé, dont les clients vont ensuite s’installer sur de longues tables en bois.

L’accès est réservé aux « barristers », les avocats du barreau. Middle Temple est une cité dans la City, avec sa propre juridiction, de même que son église, Temple, ne dépend pas du diocèse mais directement de la Reine. Le lieu fut pendant deux siècles occupés par les Templiers, qui ne répondaient qu’au Pape. Au terme d’un processus long et empirique, les juristes finirent par se glisser dans les privilèges des Templiers et construire l’indépendance du pouvoir judiciaire, l’un des fondements de la démocratie.

Il existe aujourd’hui quatre « Inns of Court » construites autour des Royal Courts of Justice : Inner Temple, Middle Temple, Gray’s Inn et Lincoln’s Inn. Ils servent de clubs pour les avocats avec bibliothèques et salles de rencontre, de structures de formation et de lieux de réception. Plusieurs films y ont été tournés, dont Le Code de Vinci.

 

Récession en 2010 (encore) ?

  

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Coface UK, la succursale au Royaume Uni de l’assureur-crédit Coface, a invité hier ses courtiers à une conférence de l’économiste Roger Martin-Fagg sur le thème « la situation économique maintenant et à trois ans ». L’intervenant prévoit une croissance en forme de « W », ce qui signifie une nouvelle plongée dans la récession en 2010 après un éphémère regain d’activité. 

La crise enclenchée en 2007 est avant tout bancaire. Les prêts consentis par les banques sont gagés sur la valeur des actifs financés. Quand leur valeur s’accroît, tout va bien ; les banques créent de la monnaie qui irrigue l’économie et permet la croissance. Quand elle décroît, les banques doivent constater leurs pertes potentielles en constituant des provisions qui réduisent leurs capitaux propres. Comme les prêts qu’elles peuvent consentir sont proportionnels à ces capitaux propres, elles réduisent leurs crédits à l’économie et donc la monnaie en circulation.

Aux Etats Unis et en Europe, les banques centrales ont réagi en mettant des milliards de dollars, d’euros ou de sterlings à disposition des banques à des taux d’intérêt historiquement bas. Mais, dit Martin-Fagg, les autorités sont actuellement incapables de localiser ces sommes faramineuses. Elles ont probablement été investies sur les marchés financiers, et non prêtées aux entreprises ou aux acquéreurs de logements.

L’intervention des banques centrales a toutefois arrêté la chute libre commencée en septembre 2008 avec la faillite de Lehman Brothers. Le fond a été touché en Europe à partir du printemps 2009. Les entreprises commencent à reconstituer leurs stocks, ce qui soutient de nouveau l’activité. Mais l’embellie va-t-elle durer ?

Roger Martin-Fagg prévoit un retour de la récession vers l’été 2010. Plusieurs facteurs pèseront dans ce sens. Les prix de l’immobilier devraient continuer de baisser, et les banques, dans un mouvement de peur grégaire, devraient constituer de nouvelles provisions et diminuer encore davantage leurs crédits. Le chômage devrait s’aggraver et accentuer le mouvement vers l’épargne au détriment de la consommation. Les Etats vont commencer à s’attaquer aux déficits publics et à réduire leur endettement.

Ces sombres prévisions concernent au premier chef la Grande Bretagne, mais s’appliquent peut-être davantage encore l’Europe continentale dont la monnaie, l’Euro, est de plus en plus achetée par la Chine et les pays pétroliers soucieux de diversifier leurs réserves, et dont le taux de change décourage les exportateurs. Elles ne sont toutefois pas partagées par la majorité des économistes, dont ceux de Coface, qui prévoient plutôt une croissance en forme de « L », c’est-à-dire un long palier de plusieurs années, après la chute libre et avant une vraie reprise.

Entre les tenants du « W » et ceux du « L », ce n’est pourtant qu’une question de nuance. Le temps de l’endettement pour consommer est arrivé à son terme. Il nous faut apprendre à vivre autrement, à respecter l’environnement et à trouver le bonheur dans la rencontre plus que dans l’achat.