Le mariage est-il obsolète ?

The Observer a publié le 27 novembre un article de l’Américaine Kate Bolick, qui, lors de son édition par la revue Atlantic aux Etats-Unis, avait provoqué une onde de choc. Intitulé « Single for life ? » (célibataire pour la vie ?), l’article s’interroge sur le mariage : serait-il devenu obsolète au point que la plupart des femmes à l’approche de la quarantaine, comme Bolick elle-même, ne se marieront jamais ?

 The Observer cite des statistiques du Royaume Uni. 291.490 couples se sont mariés en 2009, le plus faible nombre depuis 1895. Il y a cinquante ans, seulement 5% des femmes célibataires vivaient avec un homme ; dans les années quatre vingt dix, le pourcentage dépassait 70%. Environ 51% des femmes de moins de 50 ans n’ont jamais été mariées, le double du chiffre d’il y a 30 ans. Les femmes âgées de 22 à 29 ans gagnent 3.6% de plus que les hommes du même âge ; en 1997, les hommes gagnaient 5.9% de plus que les femmes.

 Ces tendances existent aussi aux Etats-Unis : moins de mariages, plus de célibataires, et un renforcement de la position des femmes dans l’économie. Le mariage serait-il devenu obsolète, se demande Kate Bolick.

 Bolick cite les évolutions sociales qui rendent le mariage moins attrayant : le concubinage et la maternité hors mariage sont vécus comme des choses normales ; vivre seul n’est plus considéré comme une bizarrerie et une menace contre l’ordre des choses ; il est possible d’avoir des enfants hors de la maternité biologique.

 Mais c’est la dégradation de la condition des hommes qui, selon Bolick, constitue la plus grande menace au mariage. « Récemment, les hommes ont rapidement décliné, en revenu, en niveau d’éducation et en perspective d’emploi futur – en comparaison aux femmes. L’an dernier, les femmes détenaient 51.4% des positions de managers et de professions libérales ; elles en détenaient 26% en 1980. Maintenant les femmes sont plus nombreuses que les hommes non seulement au lycée mais à l’université ; elles représentaient 70% des diplômes universitaires délivrés en 2010, et les hommes ont maintenant plus de chance que les femmes de n’avoir que le bac.

 Nul n’a été plus atteint par l’arrivée de l’économie post industrielle que le réservoir obstinément grand des hommes sans éducation supérieure. Une analyse de Michael Greenstone, un économiste du MIT, révèle qu’en tenant compte de l’inflation, le salaire médian des hommes est tombé de 32% depuis son sommet en 1973, une fois que l’on y inclut les hommes qui ont cessé de travailler. La Grande Récession a accéléré ce déséquilibre. Près des trois quarts des emplois perdus dans les profondeurs de la récession ont été perdus par les hommes, faisant en sorte qu’en 2010 pour la première fois dans l’histoire américaine les femmes représentaient la majorité de la main d’œuvre. »

 Au vingtième siècle, le mariage était pour beaucoup de femmes une promotion sociale : en anglais, on disait « to marry up » pour signifier qu’on épousait un homme d’un niveau de culture et de revenu supérieur au sien. Kate Bolick cite une phrase de Gloria Steinem en 1970 : « nous sommes en train de devenir les hommes que nous voulions épouser. » Maintenant que les femmes ont dépassé les hommes sous bien des aspects, le mariage est devenu une option. Et pour les femmes qui ont le mariage en tête, les hommes qualifiés pour une union deviennent une rareté : beaucoup se rangent dans la catégorie des play-boys rétifs à toute idée d’engagement, ou bien n’ont pas le niveau requis par la potentielle fiancée.

 L’article de Kate Bolick est stimulant. Il me semble toutefois qu’il sous-estime le besoin d’un cadre stable pour l’accueil et l’éducation des enfants. Kate dit son plaisir à rencontrer les filles de sa sœur. Mais ses nièces ne sont pas ses enfants.

 Illustration : couverture de la revue « Atlantic » dans laquelle est paru l’article de Kate Bolick en avant-première.

Industry Dinner 2011

J’ai évoqué en novembre 2009 dans « transhumances » l’Industry Dinner annuel des compagnies et des courtiers spécialisés en assurance-crédit. L’édition 2011 avait une signification particulière pour moi : la succursale de Coface au Royaume Uni était chargée de l’organisation de cette réunion très attendue.

 Il n’existe rien de semblable dans d’autres pays : les compagnies d’assurance spécialistes de l’assurance-crédit au Royaume Uni et les courtiers se réunissent pour un dîner de gala. Pour les membres du personnel, participer à l’Industry Dinner est perçu comme une promotion. Il y a une forte pression pour accroître d’année en année le nombre des participants : ils sont près de 400 cette année. Nous avons choisi comme lieu du dîner un « big top » (chapiteau) installé au cœur du quartier londonien de Bloomsbury, où se déroulent des événements aussi différents que des tournois de boxe ou des repas de Noël.

 L’événement commence à 19h par un apéritif pendant lequel les participants retrouvent leurs anciens collègues. Dans beaucoup de pays, dont la France, on tend à faire sa carrière dans la même compagnie d’assurance-crédit, et passer de l’une à l’autre est mal vu. Au Royaume Uni, passer d’une compagnie à un broker (courtier) ou à une compagnie concurrente est une pratique normale. Chacun arrive à l’Industry Dinner avec le plaisir de rencontrer des dizaines de personnes avec qui il a travaillé à un moment ou à un autre de sa carrière.

 Le dîner comporte trois figures obligatoires : le discours du patron de l’entité qui organise, un numéro d’humoristes et une vente aux enchères pour une « Charity » (œuvre de bienveillance). Pour animer la soirée, nous avons invité Garry Richardson, un peu l’équivalent de ce qu’est en France Nelson Montfort. Garry a interviewé à l’improviste Bill Clinton un jour de pluie à Wimbledon sur sa pratique du tennis et Nelson Mandela sur la boxe. Aujourd’hui, après quelques anecdotes sur son métier à la radio et à la télévision, il interview une célébrité du cricket, Phil Tufnell. Les deux se livrent à un duel d’humour sportif qui enchante l’auditoire. La Charity est « SkillForce » : des retraités de l’armée britannique, âgés en général de 30 à 40 ans, se reconvertissent dans le soutien scolaire à des jeunes de 14 à 16 ans en difficulté. Plusieurs sociétés présentes ce soir ont offert des lots. Leur mise aux enchères rapportera plus de 15.000 sterlings pour l’association.

 La soirée se clôture au choix par le disco ou le bar. La bière coule à flots. Les inhibitions tombent. Un grand gaillard serre longuement dans ses bras des collègues d’autrefois et pleure sur le temps passé. La dure loi de la concurrence se dilue dans l’alcool et de nombreux secrets habituellement bien gardés circulent dans l’euphorie de ce moment spécial. Comme au football se crée un véritable « mercato » dans lequel demandes et offres d’emploi s’échangent en trinquant à la santé de l’assurance-crédit et des cautions.

 Il y a une vraie diversité et beaucoup de passion dans ce métier. C’est ce que j’ai voulu évoquer dans une parabole adaptée d’une blague française qui, dans sa version originale, mettait aux prises des anciens de l’X, d’HEC et de l’ENA. « Ce week-end, j’ai passé quelques heures au bord de la mer avec trois amis. Le premier était un assureur-crédit intelligent ; le second, un courtier habile ; le troisième, un brillant fonctionnaire, un des inventeurs du « credit insurance top-up scheme » (un schéma de complément d’assurance-crédit mis en place par le gouvernement Brown pendant la crise et qui n’eut pas de succès). Nous étions proches d’un phare. Les trois amis décidèrent de faire un pari : le vainqueur serait celui qui serait capable de donner la hauteur exacte du phare.

 L’assureur-crédit intelligent appela son actuaire au téléphone. Ils utilisèrent leur expérience de pertes avérées, les scores de solvabilité, la perte maximum probable et construisirent un algorithme compliqué. Le résultat fut d’une étonnante précision : 33 mètres et 23 centimètres de hauteur.

 Le courtier habile eut une approche différente, basée sur le contact humain et sur le partage d’une Guinness. Il rendit visite au gardien du phare, parla de ses ancêtres et du golf à St Andrews et lui demanda incidemment la hauteur de son lieu de travail : il mesure 109 pieds et 7 pouces, répondit le gardien de phare.

 Le brillant fonctionnaire ne se sentit pas du tout embarrassé par la performance de ses amis. Sa Majesté, dit-il, me commande d’émettre un décret : le phare doit avoir 50 mètres de hauteur ! »

 Photo : un dîner de gala au Bloomsbury Big Top.

Qu’est-ce que le luxe ?

Arnaud Bamberger, directeur général de Cartier au Royaume-Uni, a donné récemment à la Chambre de Commerce Franco-Britannique un intéressant exposé sur le luxe.

 Wikipedia donne du luxe la définition suivante : « Le luxe (lat. luxus) est le mode de vie consistant à pratiquer des dépenses somptuaires et superflues, dans le but de s’entourer d’un raffinement fastueux ou par pur goût de l’ostentation, par opposition aux facteurs ne relevant que de la stricte nécessité. Par extension, le luxe désigne également tous les éléments et pratiques permettant de parvenir à ce niveau de vie. Cet aspect d’inutilité est si marquant qu’il est à la base de l’expression péjorative « C’est du luxe ! » qui condamne un investissement déraisonnable. »

 Arnaud Bamberger caractérise le luxe d’une manière différente. Le luxe, pour lui, est d’abord différentiation. Les consommateurs du luxe veulent montrer qu’ils sont différents des autres humains, qu’ils appartiennent à un club séparé de gens riches dont l’accès est difficile. Le luxe est aussi un trophée pour les élites : il s’agit de prouver aux autres et à soi-même que l’on a du succès, et c’est un talisman pour les temps difficiles. Le luxe est enfin une source de plaisir, par la beauté des objets qu’il propose.

 L’actif le plus important d’une maison comme Cartier, c’est sa marque. « We cannot do n’importe quoi ! », dit-il dans un délicieux franglais. D’un côté, la croissance d’une entreprise de luxe passe par le développement du marché de la « new money », des nouveaux riches, qu’ils soient situés au Proche Orient ou en Chine. C’est ce qui avait poussé Cartier à développer la gamme des « Must », les objets que tout parvenu devait posséder. Mais il ne faut pas se tromper sur la communication : celle-ci doit s’accorder exclusivement aux valeurs du « old money », le monde de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie historique. Elle doit faire envie à ceux qui n’en sont pas de s’acheter les symboles d’une noblesse de sang : l’art contemporain, le polo, les arts floraux.

 Personnellement je ne suis pas un client du luxe et je privilégie les valeurs de solidarité et de partage à celles d’élitisme et de différence. Mais la présentation d’une entreprise qui, dans son monde entre « old » et « new » money s’efforce de savoir ce qu’elle fait et d’agir en conséquence donne des indications sur le management d’entreprises et de projets dans toutes sortes de contextes.

 Illustration : Montre « Must » de Cartier, 1995.

Jésus aurait pu naître dans le campement des « indignés » londoniens

Le Chanoine Chancelier de la Cathédrale Saint Paul à Londres, Giles Fraser, vient de démissionner de ses fonctions alors que les autorités ecclésiastiques songent de plus en plus à faire décamper par la force les protestataires du parvis où ils ont installé leurs tentes il y a deux semaines.

 Giles Fraser a accordé une interview au journaliste du Guardian Alan Rusbridger. Il oppose la Cathédrale Saint Paul au personnage de Saint Paul. « La cathédrale Saint Paul est excellente pour magnifier la grandeur et l’altérité de Dieu. Vous pouvez y faire des sermons fantastiques sur la création, le mystère, l’altérité, la grandeur. Mais le point fort de Christopher Wren (l’architecte de la cathédrale, seconde moitié du dix-septième siècle) n’était pas Jésus né dans une étable, cette sorte d’église qui existe pour les pauvres et les marginalisés.

 (…) Dans un sens, le campement (des indignés) met en question l’église sur le problème de l’Incarnation : Dieu, qui est grand et tout puissant, nait dans une étable, sous une tente. Vous savez, Saint Paul était un faiseur de tentes. Si vous regardez autour de vous et vous essayez de recréer où Jésus serait né, moi je peux m’imaginer Jésus né dans le campement. »

 (…) « L’argent, c’est le problème moral numéro un de la Bible, et telle que va l’église d’Angleterre, on pourrait croire que c’est le sexe. Combien de sermons entend-on au sujet de l’argent ? Très peu. »

 Autrefois socialiste, Fraser ne croit plus que le capitalisme soit intrinsèquement immoral. Mais il croit que « Jésus est très clair sur le fait que l’amour de l’argent est la source de tout mal… Jésus veut élargir notre vision du monde au-delà du simple shopping. »

 Les derniers jours ont été éprouvants pour Giles Fraser. « C’est dans ces périodes de stress que vous ne lisez pas la Bible, c’est la Bible qui vous lit ; et quelque fois elle n’a pas besoin de trop de sauce interprétative ».

 Photo The Guardian : Giles Fraser sur le parvis de Saint Paul.