La ragazza con la Leica

Avec « La ragazza con la Leica » (2017), l’écrivaine italo-allemande Helena Janeczek a écrit une biographie solidement documentée mais aussi romancée de la photographe Gerda Taro, morte en 1937 écrasée par un char près de Madrid à l’âge de vingt-sept ans alors qu’elle témoignait de la résistance de la République espagnole au coup d’état franquiste. Couronné de plusieurs prix littéraires, dont le prix Strega, l’ouvrage a été traduit en français sous le titre « la fille au Leica » par Marguerite Pozzoli et publié par Actes sud en 2018. Les citations incluses dans cet article ont été traduites par l’auteur de Transhumances.

Transhumances a déjà évoqué le destin de Gerda Taro par une note de lecture du roman de Susana Fortes « Esperando a Capa » et la recension d’un documentaire de Camille Ménager. Née Gerta Pohorylle à Stuttgart dans une famille juive de la haute bourgeoisie, elle grandit et étudia à Leipzig, connut la prison à Berlin pour avoir résisté à la montée du régime hitlérien, et émigra à Paris.

Le roman de Janeczek éclaire l’histoire et la personnalité de son héroïne à partir de trois personnages : Willy Chardack et Georg Kuritzkes, qui furent amants de Gerta; Ruth Cerf, son amie de lycée à Leipzig et la compagne de ses premières années de galère à Paris.

Photo de Gerda Taro

En 1960, Georg, qui travaille à Rome à l’Organisation mondiale de la santé, obtient de Ruth le numéro de téléphone de Willy, qui vit aux États-Unis et vient d’être primé pour sa découverte du stimulateur cardiaque. Leur conversation ravive entre eux le souvenir brûlant d’une rencontre vieille d’un demi-siècle.

Un quatrième personnage est omniprésent au second plan : Endre Friedmann, Juif hongrois émigré lui aussi à Paris. Photographe, c’est lui qui initie Gerta au maniement du Leica. C’est lui qui supplante Willy et Georg dans le lit de la jeune femme. Celle-ci réalise un coup marketing de génie : elle transforme le misérable émigré hongrois en un prestigieux photographe américain. Endre devient Robert, Robert Capa, que les journalistes américains s’arrachent et appellent Bob. Gerta Pohorylle devient de son côté Gerda Taro. « Je comprends, dit-elle, que notre bluff ressemble à une blague d’enfant. Mais les gens croient ce qu’ils veulent croire. Et un peu nous suffit. Parce qu’après, j’en suis sûr, nous ne reviendrons jamais au point de départ. »

Gerda Taro se révèle une personnalité exceptionnelle. En prison, elle déconcerte ses gardiens par son élégance et ses manières grand-bourgeoises, et devient vite cheffe de bande auprès de ses codétenues. À Paris, elle se meut comme une reine. « Capa n’était pas le seul à se laisser envelopper par toutes sortes d’ivresses lorsque Gerda entrait en jeu. Se désintoxiquer d’une source aussi fraîche était presque impossible. »

Gerta Pohorylle, dactylographe à Paris vers 1933

« Elle était comme ça, un mètre et demi de fierté et d’ambition sans les talons. Il fallait la prendre telle qu’elle était : sincère jusqu’à blesser, affectueuse à sa manière, sur la longue durée. » Son amie Ruth  admire « cette petite femme qui attire tous les regards, cette incarnation de l’élégance, de la féminité, de la coquetterie, dont personne ne soupçonnerait jamais qu’elle raisonne, sent et agit comme un homme. »

L’autrice souligne le désir de Gerda de vivre quel qu’en soit le coût, mais pas à n’importe quel prix. « Elle ne renoncerait, dit Georg Kuritzkes, à aucune bouchée de bonheur qu’on puisse voler au présent. » Elle combattait pour une société plus juste, mais pour elle, « un monde guéri des inégalités aurait dû aussi réaliser le droit universel au superflu. »

Ruth, présente sur le champ de bataille en Espagne comme infirmière, accompagne le cercueil de Gerda lors de son « rapatriement » à Paris. « Rapatriement » si l’on peut dire, observe-t-elle, s’agissant d’une apatride. Les funérailles de Gerda au Père Lachaise furent suivies par des milliers de personnes.

Gerda Taro et Robert Capa

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