Coûts et bénéfices de la libéralisation financière

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L’un des premiers articles de Transhumances a été consacré au rapport Turner sur la crise financière. Adair Turner, président de la Financial Services Authority, a donné le 15 février à Mumbai une passionnante conférence intitulée « après les crises : évaluer les coûts et les bénéfices de la libéralisation financière (http://www.fsa.gov.uk/pages/Library/Communication/Speeches/2010/0215_at.shtml).

Le président de la FSA entend ne pas analyser seulement la dernière crise financière, celle de 2008, mais tirer les leçons de toutes les crises, y compris la crise asiatique de 1997. Les deux crises sont différentes. La crise asiatique avait été caractérisée par de brutales entrées et sorties de capitaux aux frontières de pays en développement, avec un fort effet inflationniste. La crise de 2008 est née dans les pays développés, à partir d’une offre de crédit démesurée et du développement de formes opaques de titrisation des crédits et de dilution des risques. Elles ont pourtant un point commun : la « financiarisation » de l’économie, c’est-à-dire le découplage entre la croissance de l’économie réelle et celle des transactions financières. La question qui se pose est dans quelle mesure le développement de l’économie financière favorise-t-elle celui des échanges de biens et de services ?

Adair Turner rappelle le débat fondamental en économie entre les néo-classiques et les keynésiens. Les premiers considèrent, modèles mathématiques à l’appui, qu’un marché liquide, un « trading » actif et l’innovation financière favorisent une allocation optimale des facteurs. Ils soutiennent donc des politiques qui réduisent la règlementation au strict minimum nécessaire pour compenser les imperfections de certains segments du marché, comme celui de travail.

Pour Keynes au contraire, les traders ont déconnectés de l’économie réelle et en proie à leur instinct grégaire. C’est le syndrome du concours de la photo de la plus jolie fille. Les concurrents ne misent pas sur celle qu’ils jugent la plus jolie, mais sur la fille qui, selon eux, ralliera la majorité des suffrages. La spéculation pure, non attachée aux fondamentaux de l’économie, peut produire des bulles auto-entretenues qui non seulement ne jouent aucun rôle utile dans l’allocation des facteurs, mais produisent d’importants effets déstabilisants.

Lord Turner ne croit pas qu’un marché financier dérégulé apporte de réels bénéfices à l’économie réelle ; il croit même au contraire qu’e les dégâts peuvent être considérables. Il demande au moins qu’on considère à partir de quel point l’utilité d’un marché plus liquide devient décroissante. Le fait de conclure des transactions programmées par ordinateur en quelques millisecondes a-t-il vraiment un effet positif pour l’économie ? N’est-ce pas au contraire une machine infernale ?

Il reconnait que dans les pays émergents tels que l’Inde il est nécessaire de rendre plus profond le marché financier en facilitant l’accès aux services bancaires de base et au crédit à des secteurs de la population qui en sont aujourd’hui exclus. Mais cela n’a rien à voir avec la dérèglementation et le développement des activités spéculatives.

Il faut maintenant agir pour empêcher les « effets de troupeau » spéculatifs de mettre en danger de nouveau la stabilité du système financier international et de détruire de la valeur et des emplois. Lord Turner reconnait qu’il est plus facile d’adhérer au dogme de la libéralisation financière comme à un article de foi que de mettre en place des politiques raisonnables en agissant simultanément sur plusieurs paramètres. Parmi ceux-ci, il mentionne l’idée de dissuader les banques de « devenir trop grosses pour faire faillite » ; d’obliger les banques à constituer plus de réserves en contrepartie de leurs activités spéculatives ; d’imposer des limites aux effets de levier ; et de mettre en place une taxe sur les transactions financières avec l’objectif, selon son inventeur James Tobin, de jeter du sable dans les roues de l’activité spéculative.

Les marchés ont la mémoire courte. On sait que nombre d’institutions sont revenues avec délectation aux pratiques qui provoquent à coup sûr des crises financières. Du moins est-il réconfortant de voir que, tels Adair Turner, certains régulateurs ont les yeux ouverts.

(Photo : la City de Londres la nuit. Voir aussi les articles « transactions à haute fréquence » du 6 septembre 2009 et « Comprendre la crise financière : le rapport Turner » du 11 septembre 2009).

Reconstruire la confiance

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 Les services sociaux de Haringey, dans la banlieue nord de Londres, ont connu une crise dramatique après la mort d’un bébé de dix-sept mois à la suite de mauvais traitements répétés. Eleanor Brazil, nommée directrice par intérim, explique dans The Guardian comment elle a entrepris de reconstruire la confiance.

En août 2007, Baby P, 17 mois, mourait des sévices infligés par l’amant de sa mère, à la suite d’une longue série de mauvais traitements. Les services sociaux de Haringey, qui étaient censés protéger l’enfant, ont été accusés par les médias de complicité passive dans son assassinat.

Le quotidien The Guardian relate dans son édition du 24 février le travail d’Eleanor Brazil, nommée directrice par intérim du service des enfants et des familles de Haringey en janvier 2009, pour reconstruire la confiance. L’article se trouve à l’adresse suivante : http://www.guardian.co.uk/society/2010/feb/24/haringey-rebuilds-childrens-services-baby-p.

Eleanor évoque la colère, la peur et la démoralisation des personnels qui essayaient vaille que vaille, malgré les attaques de la presse, de continuer leur travail auprès des enfants vulnérables.

Pendant six semaines, les responsables des services sociaux, des services de santé, de la police et des écoles se mirent ensemble à élaborer un plan d’action. La priorité était d’avoir un système de signalement et d’évaluation efficace. Les écoles et les services de santé se plaignaient de la piètre qualité des évaluations. De leur côté, les travailleurs sociaux opéraient dans une atmosphère frénétique, lourde et désorganisée. Ils se plaignaient de longues heures, d’une surcharge de travail et d’un manque de supervision. Une expérience pilote fut réalisée, qui conduisit à la création d’un service « Première Réponse » chargée de la réception et de l’analyse des signalements.

Le plan avait différents volets, le recrutement de responsables qualifiés, le renforcement des équipes avec l’embauche de 17 travailleurs sociaux venus des Etats-Unis, la définition de chemins de carrière pour le personnel. On eut recours à des consultants chargés d’aider à la supervision de cas complexes, de développer un outil d’audit global et de revoir la gamme des soutiens que l’on pouvait apporter aux familles. Un soin particulier fut apporté à la communication avec les travailleurs sociaux, dans un premier temps pour recevoir leurs doléances. Un comité multidisciplinaire fut créé pour examiner tous les quinze jours les cas les plus difficiles.

« J’aime faire des puzzles, dit Eleanor, et il me semble que transformer un service est un peu comme faire un puzzle complexe. Vous devez concentrer votre énergie sur les différentes parts du problème, en donnant une attention soutenue aux parts essentielles du puzzle à différents moments. Si vous n’avez pas accès au tableau final, il vous est difficile de comprendre comment tout s’emmanche. Il en fut de même du programme de transformation : au début, ceux qui ne comprenaient pas le tableau global étaient sceptiques sur la manière dont tous les différents éléments allaient s’arranger ensemble. »

Du fait de l’attention médiatique, le processus de changement mené par Eleanor Brazil a bénéficié de budgets dont n’oseraient rêver d’autres services sociaux, en Grande Bretagne et ailleurs. Il reste que cet exercice de changement en profondeur selon plusieurs dimensions est un intéressant exemple de management.

(Photo The Guardian, Baby P)

Prime Monster

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Le tabloïd britannique The Sun, qui a pris fait et cause pour le Parti Conservateur, a titré le 22 février « Prime Monster » (Premier Monstre) en désignant le « Prime Minister » (Premier Ministre).

Une polémique se développe en Grande Bretagne sur les relations du Premier Ministre Gordon Brown avec le personnel du 10 Downing Street : tyrannise-t-il ses collaborateurs ? La directrice d’une ligne d’écoute de personnes s’estimant victimes de brimades au travail a même déclaré que son service avait reçu quatre appels provenant des services du premier ministre, sans préciser toutefois si ces appels concernaient le Premier Ministre lui-même et s’ils étaient fondés.

Une chose est sûre toutefois : Gordon Brown est bien un monstre sacré de la politique. Depuis son accession au pouvoir, il a déjoué plusieurs complots de travaillistes convaincus de ce qu’il était temps de changer de leader. Il a traversé une crise financière et industrielle. Sa cote de popularité est plus basse encore que celle du président Sarkozy en France. Pourtant, il avance imperturbable. L’opinion publique commence à douter des Conservateurs et leur leader David Cameron n’est plus certain d’obtenir une majorité absolue au prochain parlement. L’hypothèse d’un gouvernement travailliste soutenu par les libéraux démocrates n’est plus tout à fait exclue. Le Premier Ministre pourrait alors s’appeler Gordon Brown !

(Photo de la BBC : Gordon Brown à 21 ans, déjà recteur de l’université d’Edimbourg)

Shirley Williams, une passionnée de la politique

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J’ai acheté l’autobiographie de Shirley Williams, « climbing the bookshelves » (grimper les étagères de la bibliothèque, Virago 2009) à la suite d’une recension flatteuse du quotidien The Guardian et aussi pour le souriant visage qui orne la couverture du livre et dénote sagesse et ouverture d’esprit.

Shirley Williams faite par la Reine Baronne de Crosby, circonscription dont elle fut l’élue, a fêté l’an dernier ses quatre-vingts ans. Elle raconte une vie complètement centrée sur la politique. « Plusieurs choses m’attiraient vers la politique lorsque j’étais jeune. J’étais un enfant compétitif. J’aimais le risque, me mesurer à des défis. Grimper les étagères de la bibliothèque de mon père jusqu’en haut était l’un de ces défis. Escalader des montagnes en amateur, me casser les ongles sur la roche humide en était un autre. J’étais attirée par des causes évidentes, la pauvreté et l’inégalité, des vies limitées par l’accident du lieu de naissance, du sexe ou de la couleur. Comme beaucoup d’autres futurs militants politiciens, je voulais faire du monde un meilleur endroit (…) Et puis il y avait la pure excitation de la politique – comme être au premier rang au théâtre – voir en temps réel ce qui se passait autour du monde. Dévouement, idéalisme, enthousiasme, excitation ; ce ne sont pas les mots que la plupart des gens associent aujourd’hui avec la politique ». C’est pourtant ainsi que Shirley a vécu son engagement politique.

Née en 1930 d’une famille catholique, père professeur, mère écrivain, tous deux marqués à gauche, elle passe une partie de sa scolarité aux Etats Unis en raison de la guerre. C’est d’ailleurs une caractéristique de son destin : sa vie se déroule des deux côtés de l’Atlantique, avec un premier mari Anglais et un second Américain.

Après la guerre et une première expérience professionnelle, elle se lance dans la politique dans le Parti Travailliste. Elle devient députée de la ville nouvelle de Stevenage au nord de Londres à l’âge de trente quatre ans et occupe des postes ministériels dans les Cabinets de Harold Wilson et James Callaghan de 1974 à 1979, en particulier celui de l’Education, l’un de ses thèmes favoris. En 1981, écœurée par le noyautage du Parti Travailliste par l’extrême gauche, elle participe à la fondation du Parti Social Démocrate et est de nouveau élue, à la faveur d’une élection partielle à Crosby, près de Liverpool. Elle participe ensuite à la fusion de son parti avec le Parti Libéral, devenu Libéral Démocrate. Anoblie en 1993, elle a présidé le Groupe Libéral Démocrate à la Chambre des Lords de 2001 à 2003. Elle a accepté, lors de l’accession au pouvoir de Gordon Brown, un poste de conseillère sur la prolifération nucléaire.

Etroitement associée à l’Université de Harvard, où elle a enseigné, elle a activement participé à la rédaction de constitutions dans des pays d’Europe de l’Est après la chute du mur de Berlin (projet Liberty) et s’est impliquée dans les conflits de Bosnie et du Kosovo. Elle se passionne pour l’Amérique latine après l’assassinat de l’évêque Oscar Romero au Salvador en 1980. « A cette époque, la théologie de la libération se propageait comme un feu de brousse dans une grande partie de l’Amérique latine, entraînant les Communautés Chrétiennes de Base – communautés enracinées sur le terrain – dans une redécouverte extatique de l’esprit révolutionnaire du Nouveau Testament. Ce n’était pas la Chrétienté des riches et des bien-établis. »

Son livre permet de visiter de l’intérieur l’histoire de la Grande Bretagne depuis le milieu de vingtième siècle : la guerre, et en particulier l’évacuation des civils qui, en brassant les populations, porta un coup à la division de la société en classes, le socialisme de Clement Attlee, la catastrophe de l’expédition franco-anglaise de Suez, la Dame de Fer, la guerre d’Irak. On y trouve des portraits pénétrants des acteurs de cette histoire, avec une mention spéciale pour trois Premiers Ministres dont elle salue la capacité, le courage et l’ambition, non seulement pour eux mais pour le pays : Thatcher, Blair et Brown.

La confiance en soi revient souvent dans le livre de Shirley. « Mon père m’a donné le plus grand don qu’un enfant puisse recevoir, la confiance en soi. (…) Que je sois une fille n’avait pas aucune pertinence pour ses ambitions à mon égard. Son féminisme n’était pas une construction intellectuelle. Tout simplement, il ne voyait pas de raison de penser que les femmes étaient des êtres moindres que les hommes ». C’est sur le thème de la confiance que s’achève le livre. Shirley raconte qu’elle n’a jamais postulé à un poste de leader. « Pour moi, les figures de proue en politique étaient des géants, jusqu’à ce que je découvre qu’ils étaient imparfaits et doutaient parfois d’eux-mêmes, comme moi. » Son regret dans la vie est de n’avoir pas eu, entre l’abandon par son premier mari et l’amour de son second, un partenaire qui crût en elle et la soutînt. 

La biographie de Shirley Williams est un beau témoignage d’humanité.

(Photo : couverture de l’autobiographie de Shirley Williams)