Main dans la main

« Main dans la main », le film de Valérie Donzelli avec Valérie Lemercier et Jérémie Elkaïm dans les rôles principaux, offre au spectateur un moment d’enchantement.

 Joachim Fox (Jérémie Elkaïm) vit à Commercy, il est vitrier, est un virtuose du skateboard, vit encore chez ses parents dans une nombreuse famille de style plutôt tribal. Hélène Marchal (Valérie Lemercier) est directrice de l’école de danse de l’Opéra Garnier. Plutôt revêche, elle vit seule et n’a guère de relations stables, si ce n’est sa confidente, Constance (Béatrice de Staël). Tout semble les opposer, y compris une quinzaine d’années de différence d’âge.

 Pourtant, lorsque le vitrier anonyme vient prendre les mesures des miroirs de la salle de répétition de la grande dame de la danse, un phénomène surnaturel se produit. Jérémie et Hélène se trouvent littéralement collés l’un à l’autre. Nulle attirance sexuelle à ce stade, seulement un coup de foudre au sens d’une décharge électrique et d’un puissant champ magnétique.

 En réalité, Joachim et Hélène ont plus en commun que ce qu’on voit au premier abord. Tous deux ont leur double, sa sœur Véro (Valérie Donzelli elle-même) pour Joachim, Constance pour Hélène. Joachim rêve de quitter la Meuse pour New-York, Hélène souffre des contraintes de la prison dorée de l’Opéra. Ils vont devoir gérer leur gémellité, qui suscite l’incompréhension et la jalousie de Véro et de Constance. Ils vont devoir apprendre à vivre l’un sans l’autre. Et puis, finalement, se découvrir amoureux.

 Le scénario est puissamment original, tellement énorme que l’on rit énormément. Il y a de grands moments de cinéma. Dans un recoin de l’Opéra Garnier, Joachim dit un poème à Hélène en langage des signes. « Où avez-vous appris cela, lui demande-t-elle ? » « Sur Internet ». « Pourquoi ? » « Parce que je trouve ça beau ».

 Le nouveau ministre convoque Hélène pour lui signifier son licenciement et l’informer que tous ses avantages lui sont retirés avec effet immédiat. Hélène rend immédiatement à l’Etat tout ce qui lui appartient, des bottes au chemisier et à la petite culotte, et couvre sa nudité d’un rideau arraché à la fenêtre du ministre.

 Oui, décidément, l’un des excellents films de 2012, particulièrement recommandable pour la période des fêtes.

1Q84, livre 2

Le livre 2 du roman  de Haruki Murakami, 1Q84, narre les tribulations d’Aomamé et Tengo de juillet à septembre 1984 (traduit par Hélène Morita, Belfond)

 La structure du roman reste celle du livre 1 : l’auteur alterne les chapitres consacrés aux deux héros, Tengo et Aomamé. Tengo, le professeur de mathématiques et romancier en herbe, se trouve de plus en plus inextricablement mêlé à l’histoire de la « chrysalide de l’air », le roman d’une gamine de 17 ans, Fukaéri, qu’il a réécrit. Il bascule dans un nouvel univers, celui de 1Q84, où la lune se dédouble  et où des êtres étranges, les « Little People » ont besoin d’humains pour les « percevoir » et les « recevoir ». Aomamé, quant à elle, avait déjà basculé dans ce monde à la fin du livre 1.

 Tengo et Aomamé sont prédestinés depuis qu’à l’âge de 10 ans, ils ont eu alors une rencontre fulgurante mais jusque là sans lendemain. Leur chemin l’un vers l’autre  passera par un meurtre, par la réconciliation avec un père, par un acte sexuel rituel. A la fin du tome 2, l’un et l’autre savent qu’ils ne reviendront jamais de 1Q84 à 1984 et que se retrouver est leur unique priorité. Les pièces du puzzle ne sont pas encore en place. Il reste un trimestre pour que s’achève 1984… et le troisième livre du roman de Murakami.

 Je ne suis habituellement pas un amateur de sciences occultes, et encore moins un adepte de la prédestination. Je lirai pourtant le livre 3 avec avidité. Murakami dit volontiers que 25% de ses romans parlent de chats. Dans le livre 2 de 1Q84, les chats prennent le contrôle d’une ville désertée par les humains, où les trains ne prennent pas de voyageurs. C’est le caractère félin du roman qui me séduit. Comme les chats, les héros appartiennent au monde réel, mais sont aussi d’ailleurs. Comme les chats, ils vivent leur double vie, celle de 19Q4 comme celle de 1984, dans la sensualité. « Le souffle tiède de Fukaéri tombait dans le cou de Tengo à un rythme régulier. Aux lueurs pâles du réveil électrique, et grâce aux clartés intermittentes des éclairs, il pouvait voir ses oreilles. Elles lui apparaissaient telles des grottes secrètes et tendres. Si j’étais amoureux de cette jeune fille, songeait Tengo, je ne me lasserais pas de les embrasser. Tout en lui faisant l’amour, en la pénétrant, j’embrasserais ses oreilles, je les mordillerais, je les lècherais, je soufflerais dessus, j’en respirerais l’odeur. » Et encore : « Fukaéri demeura silencieuse. Son mutisme était comme une poudre fine qui flottait secrètement dans l’air. De la poudre qui viendrait juste d’être dispersée, tel un essaim de papillons de nuit surgissant d’un espace spécial. Tengo contempla durant quelques instants les formes que cette poudre dessinait dans l’air. »

Cartographie des romans de Murakami

Tournée

La chaîne de télévision Arte a récemment diffusé le film de Mathieu Amalric « Tournée », prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 2010.

 « Elles », c’est une troupe de femmes américaines intitulée « Cabaret New Burlesque ». Elles sont plutôt potelées, plus toutes jeunes, ne correspondent pas aux canons de la beauté qu’on attend de strip-teaseuses. Pourtant, leur spectacle consiste à montrer leurs corps, maquillés et tatoués à l’extrême, dans le mouvement de la danse, de la musique et du chant. Elles sont pleines d’énergie, d’humour et de féminité.

 Lui, Joachim Zand (Mathieu Amalric lui-même) est leur producteur. Il a fui la France il y a quelques années à la suite d’embrouilles pour refaire sa vie aux Etats-Unis. Il a convaincu la troupe de faire une tournée dans son pays natal, commençant par les ports, Le Havre, Nantes, La Rochelle, Toulon et s’achevant à Paris. Mais l’étape parisienne ne se fera pas. La salle promise lui est finalement refusée. Ses efforts désespérés pour trouver une solution de rechange se heurtent au refus haineux de ses associés d’autrefois. Sa vie affective elle-même est un désastre : ex-fiancée hostile, enfants sur une autre longueur d’onde.

 A l’exubérance baroque des femmes de la troupe, à leur goût de vivre ici et maintenant sans souci du lendemain s’oppose la personnalité inquiète, tendue, flambeuse de Joaquim. Ce qui les unit, c’est le spectacle. Amalric cite Colette : « l’illusion de vivre très vite, d’avoir chaud, de travailler, de ne penser guère, de n’emporter avec nous ni regret, ni remords, ni souvenir ».

 Joaquim donne en permanence l’impression de vivre sur le fil du rasoir, jusqu’à sembler proche parfois du suicide. Mais il se remplit de l’énergie des femmes, celles de la troupe et celles qu’il rencontre par hasard. A une station service d’autoroute, il demande à la caissière de couper la musique d’ambiance – sa phobie, dans les hôtels, les restaurants et dans tous lieux publics. Il s’en suit une discussion toute en humanité entre l’homme et la femme séparés par l’hygiaphone.

 « Tournée » est un film puissamment original, qui nous dit que les femmes savent mieux que les hommes donner un sens à leur vie en savourant chaque moment comme si c’était le dernier. Au lieu de s’achever par un spectacle triomphal à Paris, la troupe échoue dans un hôtel désaffecté au bord de la mer. Il y aurait lieu de se désespérer. Mais : Champagne !

Mathieu Amalric avec la troupe Cabaret New Burlesque

Amour

 

Jean-Louis Trintignant et Emmanuelle Riva dans « Amour »

Dans « Amour », Palme d’Or au Festival de Cannes, Michael Haneke dresse l’impressionnant portrait d’un couple âgé confronté à la déchéance et à la mort.

 Georges (Jean-Louis Trintignant) et Anne (Emmanuelle Riva) sont un couple d’octogénaires apparemment heureux. Ils ont visiblement une immense tendresse l’un pour l’autre. Ils sont habités par une passion commune, celle de la musique, qu’ils ont aussi transmise à leur fille Eva (Isabelle Huppert). Mais ils ne semblent guère avoir d’amis et vivent dans un appartement bourgeois parisien, luxueux en apparence, vide et décati en réalité. Il va s’y jouer un drame en huis-clos.

 Lors d’un petit déjeuner, Anne a un moment d’absence, qui provoque l’angoisse de Georges. « Que s’est-il passé ? Je ne comprends pas… » Cet incident est un coup de semonce. Un second accident vasculaire cérébral rendra Anne paralysée du côté droit. Un troisième lui retirera l’usage de la parole.

 Georges fait face avec un courage qui force l’admiration. Il se convertit en garde malade et accepte tout, le corps chancelant de sa femme, ses humeurs changeantes, l’urine. Il organise des tours de garde, infirmières, aides soignantes, coiffeuses. Il lui lit des livres et, lorsque ceux-ci ne suscitent plus d’intérêt, lui raconte des histoires de son enfance qu’il n’avait jusque là jamais partagées.

 Peu à peu, la violence s’infiltre dans l’appartement et rend l’atmosphère irrespirable. Cette violence prend sa source dans la souffrance elle-même, mais surtout dans la révolte qu’inspire la déchéance du corps et de l’esprit. Elle s’exerce contre une infirmière, accusée d’incompétence et licenciée sans préavis. Les relations entre Georges et Eva tournent à l’hostilité : « que veux-tu, Eva, prendre ta mère chez toi ? L’envoyer en maison de retraite ? »  La violence gangrène même la relation entre Georges et Anne. Lorsqu’Anne, lassée de vivre, refuse de boire dans la pipette que lui présente Georges, c’en est trop pour lui, et il gifle sa femme.

 Comment sortir de ce cercle infernal ? Comment sortir de la vie, avec amour, tous les deux ?

 « Amour » de Haneke est un film magnifique, joué par des acteurs sublimes. On se dit parfois qu’il a des longueurs. Mais c’est le parti pris de se couler dans le temps interminable de ces personnes en fin de vie qui en fait une œuvre d’art bouleversante.