Le père

« Le père », pièce de Florian Zeller dont les rôles principaux sont tenus par Robert Hirsch et Isabelle Gélinas, nous fait assister au naufrage d’un homme âgé dont la mémoire et la personnalité se disloquent sous la poussée de la démence.

 André (Robert Hirsch, 88 ans) ne décolère pas contre sa fille Anne (Isabelle Gélinas) qui s’immisce dans ses affaires et prétend lui imposer l’intrusion d’une auxiliaire de vie dont il n’a nul besoin. Il suspecte Anne d’un dévouement intéressé : n’aurait-elle pas le dessein secret et inavouable de l’évincer de son appartement pour se l’approprier ? Mais il aura le dessus ! Elle n’a jamais été « fute-fute ». Il les enterrera tous, à commencer par Anne…

 Anne est sous pression. Elle aime son père et supporte avec stoïcisme son mépris et son ingratitude. Après qu’André fut venu à bout de la patience de plusieurs auxiliaires de vie, elle l’a accueilli provisoirement chez elle, au risque de mettre en péril le couple qu’elle forme avec Pierre. « Je ne le sens pas, ce type », dit André. « Ce n’est pas un type, c’est l’homme que j’aime », répond Anne. Mais André n’est pas capable d’empathie avec sa fille. Il sent bien que quelque chose ne tourne pas rond, mais il pense que c’est le reste du monde qui déraille, pas lui. Il oppose Anne à Louise sa sœur, vive, généreuse, affectueuse qui, elle au moins, le comprend. Le problème est que Louise ne donne plus de nouvelles. Louise est morte dans un accident il y a de nombreuses années.

 La pièce de Florian Zeller nous place dans le cerveau perturbé d’André. Parfois, le vieil homme se fait charmeur et devient un clown dont on rit des pitreries. Mais parfois, de plus en plus souvent, il perd les pédales, ses souvenirs s’entremêlent et se contredisent. Il confond le compagnon de sa fille avec le médecin de l’institution où Anne s’est finalement résolue à la placer. Une situation vieille de plusieurs jours remplace dans sa tête la place ce qui vient de se passer. Il ne sait plus où vit sa fille, si elle est partie pour Londres ou réside encore à Paris. Il ne reste à André qu’une certitude : celle que sa montre lui donne du moment de la journée et des heures de repas. En paranoïaque invétéré, il reproche à son entourage de lui voler le précieux objet. Mais c’est la démence, et finalement la mort, qui au bout du compte le lui ôtera, définitivement.

 « Le père » nous fait passer sans cesse du rire amer à l’amertume triste. A mesure qu’elle avance, la pièce nous inocule un puissant sentiment d’incohérence, d’incommunication, de dislocation. Comme le film « Amour » de Haneke, elle nous inclut dans le cycle infernal de la maladie d’Alzheimer et trouve le ton juste pour parler de cette terrible réalité.

 A noter que la pièce se joue au théâtre Hébertot, dont l’inconfort des sièges contribue à accroître chez le spectateur le sentiment de malaise que communiquent avec succès scénariste et acteurs. Il est probable toutefois que ce bénéfice collatéral n’ait pas vraiment été prémédité !

Patrick Catalifo, Robert Hirsch et Isabelle Gélinas dans « le père »

Paroles d’Afrique

Le Musée d’ethnographie de l’Université Bordeaux Segalen présente jusqu’au 31 mai une exposition intitulée « Paroles d’Afrique ».

 En un sens, le fait que l’exposition utilise toute la surface du musée est dommage. Le musée dispose en effet d’une belle collection d’objets provenant des anciennes colonies françaises. Il fut créé en 1894 par la faculté de médecine de Bordeaux et reçut des dons d’anciens de l’école principale de santé de la marine en poste dans l’empire colonial. Le visiteur du musée n’aura pas la chance de voir ces pièces, qui restent en magasin.

 Mais l’exposition est intéressante. On sait combien la parole est importante dans les civilisations africaines. Par des documents visuels et audiovisuels, le parcours proposé montre le travail de griots, le règlement de conflits familiaux dans des conseils de villages, la place accordée aux contes que l’on se transmet de génération en génération ou que l’on invente, les paroles dites lors des rites d’initiation des jeunes filles. Mais il ne se limite pas à évoquer des situations anciennes, souvent enracinées dans le milieu rural.

 Une bonne partie des Africains vivent dans les villes. Les quelque 2.000 langues parlées sur le continent sont vivantes. Elles intègrent des apports des langues européennes. Elles sont chantées par les rappeurs de Dakar ou de Lagos. Elles prennent leur place dans les SMS, se mêlant les unes aux autres dans une syntaxe nouvelle fondée sur l’ellipse et le raccourci.

 La multiplicité des langues parlées en Afrique est certainement un frein au développement : en Afrique du sud, on compte une douzaine de langues officielles ; l’exemple de la Commission Européenne donne une idée de la bureaucratie que cela peut engendrer. Mais elle est aussi une richesse, car elles portent l’énergie de leurs locuteurs et les projettent vers l’avenir. « Paroles d’Afrique » a su le faire ressentir.

La fille de nulle part

« La fille de nulle part », film de Jean-Claude Brisseau, m’inspire des sentiments mitigés.

 Michel (Jean-Claude Brisseau lui-même) est un ancien professeur de mathématiques à la retraite qui, approchant de 70 ans, écrit un livre testament sur la manière dont les croyances et les illusions modèlent notre quotidien. Sa femme est décédée il y a de nombreuses années et il ne se remet pas de sa disparition. Il vit en ermite dans un appartement parisien décati qu’il n’a jamais aimé.

 Voici que débarque dans sa vie Dora (Virginie Legeay), qu’il recueille chez lui après qu’elle a été brutalement tabassée sur le palier de son appartement. Dora est une jeune femme étrange, sans passé, sans racines, sans domicile fixe, mais toujours concentrée et dotée de dons paranormaux. Elle a des visions ; elle verra clairement la mort s’approcher de Michel, mais son intense (et chaste) présence enchantera la vie du vieil ours solitaire et lui permettra d’achever son livre.

 Dans ce film,  j’ai aimé le personnage de Dora et le jeu d’actrice de Virginie Legeay. J’ai été ému par la scène dans laquelle, côtoyant des jeunes filles sur un quai de Seine, Michel et son unique ami intime disent combien vieillir les rend tristes. J’ai été sensible aux constantes références à Victor Hugo. « Oh Dieu, ouvre-moi les portes de la nuit », priait le poète, et c’est ce que demande aussi Michel au crépuscule de sa vie ; le souvenir de son épouse hante Michel, comme Hugo celui de Léopoldine ; Dora communique avec les esprits par des tables, comme le faisait Hugo à Jersey et Guernesey. J’ai aussi apprécié la volonté de Brisseau de revenir à ses débuts comme cinéaste et de réaliser un film avec un budget d’amateur, tourné dans son propre appartement.

 Je n’ai pas aimé la diction des acteurs, dont l’artificialité dans le style de la « nouvelle vague » sonne faux aujourd’hui, quarante ans plus tard. Les phénomènes paranormaux, verres brisés, bruits étranges, fantômes m’ont incommodé, même s’il serait possible de les prendre au second degré sur le mode de l’humour. Et les considérations philosophiques sur le besoin d’illusions des humains, sur l’incapacité des religions à générer ces illusions et sur la nécessité du silence – le silence même de la mort – m’ont laissé de marbre.

Jean-Claude Brisseau et Virginie Legeay dans « la fille de nulle part »

Surfer la vie

Dans « Surfer la vie, comment sur-vivre dans la société fluide » (LLL, Les liens qui libèrent, 2012), Joël de Rosnay se pose la question de comment construire et penser le monde de demain. Passionné de surf, il a choisi ce sport comme fil rouge du livre.

 Nous devons apprendre à vivre dans un monde « fluide ». Les repères solides et intemporels tendent à disparaître. Ce qui compte désormais, ce sont les interrelations et interdépendances de multiples phénomènes qui dessinent des configurations sans cesse changeantes. Rien ne sert de s’accrocher à des certitudes ou à des dogmes. Il faut apprendre à juger à chaque instant les forces à l’œuvre et calculer la meilleure trajectoire.

 De Rosnay utilise le surf comme métaphore de l’entrée dans l’ère de la fluidité. « Le surfeur tire avantage et plaisir d’un équilibre dynamique entre des flux, dans une fluidité continue du parcours et des mouvements. La vague représente un premier flux, qui roule et se déplace vers la plage (…) Sur la vague, la trajectoire presque parallèle de la planche, que maintient le surfeur pour accroître sa vitesse, représente un deuxième flux. Le troisième, c’est la dynamique de la position du surfeur sur la planche : trop en avant, la planche pique, trop en arrière, il perd la vague. Son adaptation à la glisse de sa planche crée donc une série de mouvements et de positionnements continus qui se matérialisent comme un flux contrôlé dans le temps et dans l’espace ».

 Le surf n’est pas seulement un sport. C’est aussi un art de vivre. Joël de Rosnay en évoque deux caractéristiques : une forte composante communautaire, qui se traduit par le fait qu’à tout moment les surfeurs apprennent les uns des autres, qu’ils ont un devoir de secours mutuel et qu’ils évitent de se nuire ; et aussi une approche raisonnée du risque. L’auteur revient à plusieurs reprises sur le  « principe d’attrition » opposé au « principe de précaution ».  Selon le principe de précaution, on s’interdit d’engager quelque action que ce soit qui puisse supposer un risque ; l’attrition au contraire consiste à accepter la possibilité de pertes mais à tout mettre en œuvre pour en limiter l’ampleur. Dans notre société française gavée de discours de peur, réaffirmer que le « risque zéro » n’existe pas et qu’un excès de précaution paralyse est bon à entendre.

 Joël de Rosnay applique la métaphore du surf à l’univers numérique : l’expression de « surfer la toile » est déjà entrée dans le vocabulaire courant. Il décrit l’évolution des réseaux sociaux, qui ne se limiteront pas dans l’avenir à la production et à l’échange de biens immatériels, mais incluront la production décentralisée d’objets ou d’énergie. Il plaide pour une « diététique » de l’information : choisir ce que l’on « mange et boit » sur le Web, situer l’information dans son contexte, s’accorder des pauses de déconnexion entre les immersions. Il cite Michel Serres, qui écrit que l’espace métrique, référé par des distances, est peu à peu remplacé par un espace de voisinage : des personnes mues par une même passion sur deux continents différents peuvent se sentir plus « voisines » que des personnes habitant sur le même palier d’immeuble. Il développe le concept de « Web symbiotique », qui décrit la symbiose croissante entre le cerveau et les outils technologiques.

 Le dernier chapitre, intitulé « des règles simples pour surfer la vie », est particulièrement intéressant. De Rosnay insiste sur l’altruisme et mentionne les principes du donnant – donnant de Robert Axelrod : « il recommande par exemple de ne pas être jaloux de la réussite de l’autre ; de ne pas être le premier à faire cavalier seul ; de pratiquer la réciprocité dans tous les cas ; de ne pas se montrer trop malin ; d’enseigner aux gens à se soucier les uns des autres ; d’éviter les conflits inutiles en coopérant aussi longtemps que l’autre coopère ; d’éviter de se montrer susceptible si l’autre fait cavalier seul de manière injustifiée ; de faire preuve d’indulgence (de bienveillance) après avoir riposté à une provocation ; d’avoir un comportement transparent pour que l’autre joueur puisse s’adopter à votre mode d’action ; d’enseigner la réciprocité (donner de la valeur à l’altruisme) ; d’améliorer les capacités de reconnaissance (la stratégie et le « profil » de l’autre) ; de savoir reconnaître la coopération et la réciprocité ; enfin de se montrer soucieux des conséquences de ses actes dans le futur. ».

 A la suite de Patrick Viveret, il nous invite à « vivre intensément ce voyage de vie consciente dans l’univers qu’est l’humanité ». Et pour cela, à nous désintoxiquer de nos peurs qui conduisent à l’enfermement identitaire ; et à nous désintoxiquer du stress permanent dans l’entreprise en raison de la compétition et de la concurrence, érigées en véritable règle de vie, presque en art de vie.

 De Rosnay fait l’éloge de la Franc-maçonnerie, dont les concepts d’amour fraternel, d’assistance bienfaisante et de vérité sont, selon lui, particulièrement pertinents pour ce monde fluide sur lequel il nous invite à surfer la vie.