Le Cimetière de Prague

110419_cimetiere_de_prague.1303281610.jpg

Le Cimetière de Prague d’Umberto Eco (Il Cimitero di Praga, Romanzo Bompiani, 2010), nous fait assister à la genèse, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle à Paris, de l’idée d’une « solution finale » à la « question juive ».

Des rabbins représentant les douze tribus d’Israël se rassemblent à la tombée de la nuit dans le cadre extravagant du cimetière juif de Prague. Ils mettent au point le plan par lequel ils entendent assujettir le monde entier en mettant la main sur la finance, l’éducation, les journaux et tous les lieux de pouvoir. Un témoin établit des procès verbaux de leurs délibérations, qu’il classifie et ordonne : des protocoles. Leur recueil est publié en 1905 en Russie sous le nom des « Protocoles des Sages de Sion ». En 1921, le London Times établira qu’il s’agit d’un faux, ce qui n’empêchera pas la publication de nouvelles éditions « authentiques » en de multiples langues. Hitler écrira dans Mein Kampf : « lorsque ce livre deviendra patrimoine commun de tout le peuple, on pourra considérer le péril juif comme éliminé ».

Comment cette invraisemblable fable a-t-il pu voir le jour ? Umberto Eco nous raconte l’histoire de l’Europe et de la France au dix-neuvième siècle, et en particulier la montée de l’anti-judaïsme et de l’anti-maçonnisme. Il nous prévient que les acteurs de cette histoire ont réellement existé et qu’ils ont effectivement fait et dit ce que le roman relate. La fiction se concentre sur un personnage, le Capitaine Simone Simonini, né à Turin d’une famille catholique et anti-sémite, éduqué par un précepteur jésuite. Agé de 77 ans en 1897, il rédige son journal et raconte son existence peu banale.

De son éducation jésuite, le Capitaine a gardé le goût des complots, le sens de la duplicité et de la manipulation, la primauté de la fin sur les moyens. De sa première expérience professionnelle auprès d’un notaire turinois véreux, il a conservé un talent inimitable pour produire de faux documents. Inhibé en présence des femmes, il aime la bonne chère et adore l’argent.

Ses talents de faussaire le font repérer par les services secrets du Roi du Piémont. A leur service, il infiltre les Carbonari, puis les Garibaldiens pendant la marche des « Mille » en Sicile. Devenu encombrant, il s’exile à Paris et collabore avec les services secrets de l’Empereur Napoléon III puis, après la défaite de 1870 et le massacre des Communards, ceux de la Troisième République. Il n’hésite pas à fomenter de faux attentats et à faire envoyer ses amis conjurés à la mort ou au bagne. C’est d’ailleurs une caractéristique de Simonini : il n’hésite pas à tuer ceux qui peuvent représenter un danger pour lui, quitte à déposer leur corps dans les égouts qui circulent sous son immeuble au Quartier Latin.

Pour Simonini, l’antisémitisme n’est pas seulement une haine ancienne, c’est une bonne affaire. Il gagnera beaucoup d’argent en fabriquant le faux bordereau qui accusera Alfred Dreyfus. Apres avoir enfourché le cheval de bataille de la dénonciation d’un complot mondial des Francs-maçons, il s’inspire de livres déjà publiés pour révéler au public un complot plus ambitieux encore, celui des Juifs. Le fonds de commerce potentiel est immense : les Catholiques s’en prennent au peuple déicide ; les socialistes à la finance juive. A Paris, la Libre Parole de Drumont en appelle déjà à une « solution finale ».

Simonini accumule les matériaux des Protocoles peu à peu, au long de dizaines d’années. Il avait d’abord imaginé le décor du cimetière de Prague pour un complot des Jésuites ; aux Francs Maçons, il impute les rites diaboliques ; à la presse catholique, il emprunte l’idée d’une conspiration mondiale pour imposer le pouvoir juif. En novembre 1898, il remet aux services secrets russes le document « authentique » qui deviendra l’une des plus grandes falsifications de l’histoire, avec de terribles conséquences.

On retrouve dans Le Cimetière de Prague le faisceau mêlé de faits historiques et de complots fantasmés qui avait fait le succès du Pendule de Foucault. Le drame du Cimetière de Prague, c’est que le complot nourri au dix-neuvième siècle par des esprits malades et des affairistes s’est transformé au vingtième siècle en Auschwitz et Treblinka.

Le Nom des Gens

 

110419_nom_des_gens.1303200086.jpg

Le nom des Gens, film de Michel Leclerc, est une réjouissante comédie où il est question de secrets de famille, de patronymes, de jospinisme et, naturellement, de sexe et d’amour.

Bahia Benmahmoud (magistralement interprétée par Sara Forestier) tient de sa mère un tempérament extraverti et de solides obsessions de gauche. Tout le monde croit que son prénom vient du Brésil, mais elle insiste sur son origine algérienne. Le secret de la famille, c’est l’abus de mineure perpétré par le professeur de piano de Bahia lorsqu’elle était petite fille. Il y a aussi la vocation artistique refoulée du père de Bahia, son incapacité à trouver le bonheur autrement qu’en se sacrifiant pour les autres.

Arthur Martin – pas celui des cuisines – (excellent Jacques Gamblin) est un introverti passionné par son métier de chercheur en biologie spécialiste de la grippe aviaire. Le secret de la famille d’Arthur, c’est la déportation et la mort à Auschwitz des parents de sa mère. On ne sait rien d’eux si ce n’est qu’ils étaient juifs et venaient de Grèce. Le nom de Martin est une couverture commode qui rend opaque l’histoire de la famille.

La vocation que s’est inventée Bahia, c’est d’offrir son corps aux « fachos » de manière à soigner leur âme. La durée du traitement, dit-elle, dépend de l’épaisseur de leur « connerie », une dizaine de jours pour un Front National, un simple après-midi pour un Modem, beaucoup plus longtemps pour un Islamiste fanatique. Sa relation avec Arthur est d’une autre nature. L’homme politique qu’Arthur adore est Lionel Jospin, il n’y a donc pas à le convertir. Bahia fera à Arthur un magnifique cadeau d’anniversaire : après une soirée à rebondissements avec les deux familles, c’est Lionel lui-même qui sonne à la porte !

Tout semble opposer Arthur, qui se camoufle derrière son nom franchouillard et Bahia, qui revendique fièrement son nom métèque, lui quadragénaire bourgeois et professionnel reconnu, elle adolescente attardée passant d’un petit boulot à l’autre. Dans le métro, elle avise deux vieillards qui s’approchent de la rame à tout petits pas alors que les portes se ferment. Elle ne supporte pas cette injustice, empêche la fermeture des portes, insulte le conducteur. Il la dévore du regard, frappé par le coup de foudre, et l’embrasse avec passion.

Le Nom des Gens emprunte à « Amélie Poulain » le style du récit tout en humour du passé des Martin et Benmahmoud, et à « Gainsbourg vie héroïque » les dialogues entre les personnages en des moments différents de leur vie. C’est un film tendre et drôle, un bon moment de cinéma.

Photo du film « le Nom des Gens ».

Rouen, à l’ombre de Saint Jean-Baptiste

110404_rouen_saint_jean-baptiste.1301949431.JPG

La Tour du Gros Horloge à Rouen est décorée d’un bas relief représentant Saint Jean-Baptiste. Et l’un des portails de la Cathédrale illustre sa décollation.

A gauche, le roi Hérode et ses convives admire la danse de la belle Salomé. Celle-ci obtient en remerciement la tête de Jean-Baptiste. Comme dans une bande dessinée, on assiste à la décapitation du saint dans son cachot, à droite de la scène. Mais l’histoire ne suit pas tout à fait l’ordre chronologique : on revient au centre du tableau pour voir Salomé recevoir son trophée.

Lorsque la cathédrale a été construite, Rouen était une capitale du textile. Comme dans les Cotswolds, en Angleterre, les tisseurs avaient le culte du mouton et avaient fait de l’ermite à la peau de mouton leur saint patron.

Photo « transhumances »

Rouen, Aître Saint-Maclou

110404_saint_maclou_rouen.1301948331.JPG

Dans le centre historique de Rouen, l’Ecole des Beaux-arts abrite un monument unique, l’aître Saint-Maclou, un charnier créé aux seizième siècle pour enterrer les victimes de la peste. Les bâtiments qui le bordent sont décorés de bois sculpté représentant une danse macabre.

Sur des panneaux de bois sont représentés des ossements, des instruments liturgiques de l’office des morts, les instruments de la passion du Christ et les outils du fossoyeur.

Sur les colonnes sont sculptées des séries de couples personnifiant une danse macabre. « La danse macabre », dit le feuillet remis aux visiteurs, « est liée directement au choc psychologique provoqué par l’effroyable mortalité de la Peste noire et aux résurgences de l’épidémie qui fauchent les générations suivantes(…) L’angoisse de la mort omniprésente se développe parmi les populations. La danse macabre répond à cette peur en dressant une satire sociale reprochant la recherche des honneurs et des richesses et affirmant l’égalité de tous après la mort, sans distinction de rang ni d’âge. »

L’aître Saint Maclou à Rouen est de la même veine que l’église de la Chaise Dieu. Les inquiétudes collectives existent aujourd’hui, mais pas au niveau d’angoisse qui prévalait il y a quatre siècles.

Photo « transhumances »