Les femmes du sixième étage

« Les femmes du sixième étage », film de Philippe Le Guay sorti sur les écrans français en février dernier, raconte une jolie et improbable histoire d’amour.

 Pour nous qui avons vécu à Madrid, voir de grandes actrices espagnoles comme Natalia Verbeke et Carmen Maura aux côtés de Fabrice Luchini et Sandrine Kiberlain est source de plaisir et de nostalgie. Ensemble, ils donnent au film de Philippe Le Guay énergie, humour et profondeur.

 Dans les années soixante, Jean-Louis Joubert (Fabrice Luchini) est l’héritier d’une charge d’agent de change, l’époux de Suzanne (Sandrine Kiberlain) et le père de deux garçons formatés par l’éducation des bons pères. Sa vie est grise ; celle de Suzanne, débordante de futilité.

 Suzanne recrute comme bonne Maria (Natalia Verbeke), une jeune espagnole fraîchement arrivée à Paris comme tant d’émigrants fuyant la misère et la dictature franquiste. Il se trouve que Maria habite une chambre minuscule au sixième étage du même immeuble. Les autres chambres sont aussi occupées par des espagnoles. La vie y est dure : il n’y a pas l’eau courante et les WC sont chroniquement bouchés.

 Peu à peu, Jean-Louis, « Monsieur », se fascine pour cet univers si différent, juste au-dessus de lui : un groupe de femmes qui souffrent pour elles-mêmes et les êtres chers restés au pays, qui se déchirent entre bigotisme et anticléricalisme, qui se prêtent main forte en cas de coup dur, qui partagent la paella, le vin de Malaga et le Flamenco. La fascination est d’autant plus forte qu’elle s’accompagne d’un désir de plus en plus fort pour Maria.

 Suzanne est incapable de comprendre ce qui est en train de changer en son mari. Son entourage de petites bourgeoises parle d’une nymphomane briseuse de mariages : ce personnage fantasmé a pour elle plus de réalité que la communauté de femmes qui vit à l’étage au-dessus ou que Maria elle-même, vraie fée du logis que son statut de domestique est censé déposséder de son corps de femme. Expulsé de l’appartement familial, Jean-Louis se réfugie dans l’une des chambres de bonne du sixième étage. Après la pension, après le service militaire, après le mariage, il savoure le bonheur d’avoir enfin une chambre pour lui tout seul !

 Le scénario du film est original, mais c’est le jeu des acteurs qui en fait la force : le masque gris de Jean-Louis se fissure peu à peu pour laisser doucement percer le sourire ; Maria passe de la surprise face à ce patron si peu conventionnel au rejet violent et à l’amour, au moins pour un soir.

 « Les femmes du sixième étage » est un bon film comique. Mais il est plus qu’un divertissement : il décrit la « transhumance » de Jean-Louis, de Maria et, au bout du compte, même de Suzanne, d’un état de non-vie à la découverte de la liberté.

 Photo du film « les femmes du sixième étage », Fabrice Luchini et Natalia Verbeke.

Bagarre de Chats

« Riña de gatos », roman d’Eduardo Mendoza (Editorial Planeta, 2010), nous rend témoins de la situation chaotique qui régnait à Madrid au printemps1936, à la veille de la sédition du Général Franco.

 Expert de la peinture espagnole, en particulier de Velázquez, Anthony Whiteland voyage de Londres à Madrid pour expertiser la collection de tableaux du Duc de la Igualada. Le prétexte est de pouvoir monnayer à l’étranger un patrimoine artistique qui permettrait à sa famille d’échapper à l’imminente révolution bolchevique et de vivre confortablement en exil. La réalité est qu’il s’agit de financer les achats d’armes de la Phalange. Si la collection dans son ensemble n’a pas grande valeur, un tableau retient l’attention de Whiteland : il est convaincu qu’il s’agit d’un Velázquez non répertorié qui, outre son intérêt pictural, révélerait des faits jusque là inconnus de la vie privée de l’artiste. Pour le jeune expert, porter ce tableau à la connaissance du monde et convaincre de son authenticité représenterait un triomphe personnel.

  Le Chef National de la phalange, José Antonio Primo de Rivera, est fiancé à la fille ainée du Duc, mais celle-ci supporte mal sa permanente rivale, la politique. Elle se jette dans les bras de l’Anglais, sur les traces duquel se précipitent aussi les services de sécurité de la République espagnole et les services secrets britanniques.

 L’intrigue est peu crédible et le style du livre souvent poussif. L’histoire n’est pas écrite du point de vue du personnage principal, mais d’un observateur extérieur doté d’un improbable don d’ubiquité. Il reste que ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de sortir dîner dans un bon restaurant de Madrid avec Primo de Rivera et ses principaux lieutenants et que c’est là qu’opère la magie de la littérature !

 Les parties les plus intéressantes du livre sont celles où Mendoza analyse l’équilibre des forces en présence en ces heures critiques où la République va sombrer. Sous le vernis du roman se cache un essai historique convainquant, en particulier son analyse de la phalange. Comment se fait-il que celle-ci a échoué à prendre le pouvoir là où, une dizaine d’années auparavant, le fascisme italien avait triomphé ? L’un et l’autre mouvements avaient pourtant en commun un nationalisme exacerbé, la prétention de dépasser la lutte des classes, le mépris pour la démocratie bourgeoise. Mais la Phalange souffrait de deux handicaps : une hostilité réciproque avec l’armée, datant du temps ou le père d’Antonio Primo de Rivera avait exercé la dictature, et l’incapacité à se présenter comme une force électorale.

Jorge Semprún

Le décès de Jorge Semprún, à l’âge de quatre-vingt sept ans, me touche profondément.

 « Il y a chez moi trois Madrid. Celui de l’enfance, entre 1923 et 1936. Celui de la clandestinité, de 1953 à 1962. Celui de l’ultime retour, enfin, alors que je suis nommé ministre de la Culture, en juillet 1988. » Cette phrase sert d’introduction au livre « le Madrid de Jorge Semprun » de Gérard de Cortanze et Antonin Bordeaud (Editions du Chêne, 1997). Le destin de Semprún est lié à cette ville où j’ai vécu et que j’ai aimée.

Au-delà de l’Espagne, Semprún est le témoin de l’histoire tragique du vingtième siècle. Dans l’Ecriture ou la Vie (Gallimard, 1994), il explique comment, par instinct de survie, il s’est appliqué à oublier Büchenwald ; à l’opposé, Primo Levi s’était confronté dans « Si c’est un homme », au drame impensable d’Auschwitz et n’avait trouvé d’issue que dans le suicide.  Dans El País du 12 juin, Juan Cruz raconte le dernier voyage de Semprún à Büchenwald en avril dernier : il continuait à être comme un petit garçon qui racontait les histoires comme si elles s’étaient produites au milieu d’une fable. Son récit de la torture, sa rencontre avec les soldats qui devaient l’arrêter, et même sa description du camp comme lieu d’humiliation et d’extermination, abrite aussi l’espérance désolée qu’ont les fous et les enfants. Dans cette occasion, à Büchenwald, Semprún se trouvait aux côtés de ceux qui, comme lui, auraient pu mourir, mais qui survécurent pour le raconter et alerter le monde sur l’évidence du mal.

 Conserver l’espoir après des décennies d’horreurs et de dictature demandait une bonne dose de foi en l’homme. Jorge Semprún restera dans notre mémoire comme un témoin et un militant. Castillan, grand connaisseur de la culture allemande, totalement acculturé en France, c’était aussi un Européen d’une stature exceptionnelle.

 Photo El País : Jorge Semprún.

Indignados

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Le Mouvement du 15 Mai en Espagne gagne en jour en jour plus d’écho.

Dimanche 22 mai est jour d’élections locales en Espagne. Les manifestations politiques sont interdites à la veille d’élections, et pour cette raison, l’occupation de places au cœur des villes commencée il y a une semaine est illégale. Mais, comme celle de la Place Tahrir en Egypte, aucune force ne peut y mettre fin, et le Gouvernement Zapatero a sagement décidé de ne pas réprimer.

Les manifestants de la Puerta del Sol à Madrid et dans d’autres villes se disent « indignados », indignés. Le livre de Stéphane Hessel, « Indignez-vous ! » s’est vendu en France à plus d’un million d’exemplaires. C’est en Espagne qu’il est en train de se transformer en un puissant mouvement social.

A l’origine du mouvement, en décembre dernier, un jeune avocat de 26 ans, Fabio Cántara, s’inspira de ce qui s’était passé en Islande. A partir d’octobre 2008, Hödur Torfason avait tenu un meeting chaque samedi devant le parlement de Reykjavik. Il réclamait d’inculpation des banquiers qui avaient causé la banqueroute du pays, une réforme constitutionnelle, la liberté du journalisme d’investigation et le soutien à Wikileaks. Le mouvement qu’il déclencha conduisit à la dissolution du Parlement, à un processus de réforme de la Constitution, au « non » au referendum sur le plan de paiement par les contribuables islandais des sommes dues par les banques aux déposants du Royaume Uni. Sur une base similaire, Cántara et des amis fondèrent en décembre dernier « Democracia Real Ya » (démocratie réelle maintenant). Ils demandaient pour l’Espagne une représentation politique proportionnelle, l’exclusion de la vie politique des corrompus, une vraie liberté de la presse.

Le noyau initial, relayé par Facebook et Twitter, fédère peu à peu des associations de chômeurs, de personnes concernées par les prêts hypothécaires, ainsi que des mouvements citoyens connus comme Oxfam et Attac. Il est encouragé par les mouvements démocratiques en Tunisie et en Egypte. Il organise la manifestation du 15 mai jusqu’à la Puerta del Sol à Madrid et dans plusieurs autres villes espagnoles : en tout, plus de 80.000 participants, un succès inespéré ! Deux jours plus tard, le 17 mai, c’est une foule immense qui occupe la Puerta del Sol et, sous la statue équestre de Carlos III, installe des bivouacs. La police les déloge une nuit, mais le mouvement ne cesse de grossir et devient indélogeable.

Dimanche 22 mai, il se passe quelque chose d’étrange en Espagne : les élections régionales et locales se déroulent dans la normalité, alors que, selon le caricaturiste El Roto, « les jeunes descendirent dans la rue et tout à coup les partis vieillirent ». La classe politique semble déconnectée des « millions de sans-emploi, chômeurs de longue durée, endettés en prêts immobiliers au bord de la faillite, ceux qui craignent l’arrivée d’une facture, personnes touchées par les coupes budgétaires, citoyens indignés par le marketing électoral », selon les mots d’un bel article de Joseba Elola le 21 mai.

Ce qui se passe Puerta del Sol est une magnifique illustration du dynamisme de l’Espagne aujourd’hui. « #spanishrevolution », la « révolution espagnole » sur Twitter, est menée par des jeunes qui développent des formes d’organisation horizontales appuyées sur les réseaux sociaux et des agoras non virtuelles au cœur des villes. Un manifeste, l’équivalent des cahiers de doléance de 1789, est en cours d’élaboration. On parle de changer la loi électorale, d’abroger la loi sur le déchargement de fichiers sur Internet, de donner un répit aux endettés hypothécaires, d’obliger les administrations publiques à payer leurs fournisseurs PME en temps et en heure, de changer la façon dont l’université s’adapte aux normes européennes de Bologne.

Pour l’heure, la Republica del Sol est porteuse de formidables sensations de solidarité, d’invention, de libération de la fatalité. Constituera-t-elle seulement une soupape de sécurité momentanée face aux frustrations provoquées par l’absence de perspectives dans une société où le chômage des jeunes dépasse 40% ? Maintiendra-t-elle le cap de la non-violence ? La « réflexion » que les manifestants sont fiers d’exhiber se transformera-t-elle en action ? Sera-t-elle capable d’entraîner des changements profonds au Parlement et dans les entreprises ? Les prochains jours et les prochains mois s’annoncent passionnants.

Les informations synthétisées dans cet article sont de El País, ainsi que la photo (manifestation d’indignés à Bilbao).