Le « consul à roulettes » quitte Londres

Edouard Braine reçoit les athlètes français participant aux Jeux Paralymiques

Après les jeux paralympiques, deux événements amènent le handicap au cœur de la communauté française en Grande Bretagne : la sortie du film « Intouchables » sur les écrans de la capitale britannique et le départ d’Edouard Braine, qui se plait à se désigner lui-même comme « le Consul à roulettes ».

 Edouard Braine a été victime il y a sept ans d’un accident de cheval qui l’a rendu paraplégique : une vacherie, dit-il. En dessous du cou, il n’a plus l’usage que du pouce et de l’index de la main gauche. Et un médecin britannique lui a fait « retrouver la capacité de pisser, qui est une forme de bonheur ». Edouard Braine, bien que diplomate, appelle un chat un chat.

 Invité d’Yves Calvi le 17 novembre 2011, il n’hésitait pas à dire qu’en matière d’acceptation du handicap, la France a entre 35 et 50 ans de retard sur la Grande Bretagne. Là-bas, une loi consensuelle sur l’égalité fut votée avec la collaboration active de tous les partis en 1970 ; en France, la loi de 2005 fut imposée par le président Chirac et reste très partiellement appliquée. La vraie différence avec la France, dit Braine, c’est qu’en Grande Bretagne, on voit les handicapés : ils sont dans les métros, dans les autobus et jusque dans les taxis ; on les rencontre à la télévision et au Parlement.

 Le 24 novembre 2011, l’hebdomadaire Valeurs Actuelles ouvrait ses colonnes à Edouard Braine pour commenter la sortie du film Intouchables. Celui-ci remarqua que son handicap l’avait empêché précisément de voir le film. Je cite ici un extrait de ce bel article.

 « Comment, vu depuis un fauteuil roulant, vit-on le phénomène de société déclenché par « intouchables » ? D’abord avec soulagement, car nous, les “zandikapés” de toutes catégories, supportons de plus en plus mal l’archaïsme du traitement qui nous est réservé en France. Le choix du titre est un trait de génie, car il évite le principal piège qui brouille la perception morale du handicap : ce mot, en désignant des personnes par ce qu’elles ont de plus insupportable, est le premier pas qui conduit à leur exclusion de la normalité sociale. Conscients de ce problème, les Américains tentent de positiver en nous désignant par une qualité : « challenging people ». Convenons de ce que “releveurs de défi” est un titre difficile à porter. Il est étrange que l’esprit français, d’ordinaire sourcilleux face à toute tentative pour singulariser des catégories de citoyens, s’accommode si facilement de l’étiquetage “handicapé” collé sur environ 6 % de la population…

 Intouchables” au pluriel est un mot qui rassemble les exclus, plutôt qu’il ne les stigmatise. Peu importe la raison de cette exclusion : couleur de peau, origine sociale, apparence physique, déficiences médicales et ce que l’on nomme le handicap deviennent alors facteurs d’unité, voire de reconnaissance. Au risque de choquer les lecteurs de Valeurs Actuelles, je crois que la dynamique d’Intouchabless’apparente à celle déclenchée par mon bon maître en diplomatie et en syndicalisme, Stéphane Hessel, lorsqu’il a son cri, « Indignez-vous ! » Plutôt que la référence à la société indienne, cruelle pour qui proclame l’universalité des droits de l’homme, je retiens le sens littéral d’intouchable : qui ne peut être touché, c’est-à-dire insensible, protégé contre les émotions et sensations. Cela correspond bien aux pathologies engendrées par la destruction du système nerveux. Sur le plan philosophique, les intouchables rejoignent les stoïciens pour qui l’apprentissage de la douleur est un pas vers l’ataraxie, l’absence de trouble. C’est le chemin suivi par mon ami l’ambassadeur Laurent Aublin à la fin de sa sclérose latérale amyotrophique.

 Ce refus du mot “handicapé”, qui singularise et marginalise socialement les victimes, est le premier succès de ce plaidoyer en faveur de l’acceptation de la normalité. Intouchables dépasse les clivages sociaux les plus extrêmes. Selon Baudelaire, la misère humaine transcende l’humanité : « Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage / Que nous puissions donner de notre dignité / Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge / Et vient mourir au bord de votre éternité ! » Prosaïquement, l’acceptation de cette réalité dérangeante permet au film de rompre avec les lamentations bien-pensantes que déclenche trop souvent chez nous l’évocation de la difformité physique, de l’incompréhension des autres ou de la peur de la mort. Le vecteur de l’humour, cette politesse du désespoir, permet de surmonter l’aspect tragique du sujet et tire brillamment parti de l’impertinence idéologique du tandem improbable des deux rôles vedettes. Le pied de nez ainsi envoyé à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave prouve une fois de plus que le bégaiement de l’Histoire est source de comique. »

 Dans The Guardian du 29 septembre, la correspondante du journal à Paris, Kim Willsher, mentionne que la sortie en France de trois films, « intouchables », « de rouille et d’os » et « hasta la vista » signale probablement un changement de regard sur le handicap. Il y a quelques mois, Edouard Braine faisait les honneurs de son bureau à Londres à la section britannique de l’ordre national du mérite. Il était particulièrement fier d’avoir obtenu qu’ils soient enfin rendus accessibles au moyen d’un ascenseur adapté. La lutte pour les droits des « challenging people » continue !

La Maison Rouge de William Morris

"Si je puis", devise de William Morris à Red House. Photo "transhumances".

Red House, à Bexleyhead, près de Greenwich au sud-est de Londres, est la maison de William Morris fit construire en 1859 – 1860 par son ami l’architecte Philip Webb.

 « Transhumances » a consacré une chronique au poète, décorateur et militant socialiste William Morris (1834 – 1896). Cet homme hors du commun a été aussi mentionné dans d’autres chroniques, comme la note de lecture de « la Carte et le Territoire » de Houellebecq et, plus récemment, l’exposition sur les Préraphaélites à la Tate Britain.

 Morris fit construire Red House après son mariage avec Jane Burden en 1859. Le bâtiment est typiquement préraphaélite par son style médiéval et l’importance donnée au jardin environnant. Bien que de vastes dimensions, il reste toutefois à taille humaine, et on comprend que William, Jane et leurs filles Jenny et May aient coulé là des jours heureux. Les Morris n’y restèrent que 5 ans. Des difficultés financières et le besoin d’être souvent à Londres pour des raisons de travail les amenèrent à se transférer au centre de la capitale.

 La maison était conçue comme un espace de création. Au premier étage, le studio était la salle la plus lumineuse. Mais toutes les pièces de la maison, les vitres, les plafonds, les meubles, étaient peints ou décorés.

 Le National Trust a acquis Red House il y a dix ans. Si la structure reste intacte, l’aménagement et la décoration ont été profondément altérés par 150 ans d’occupation par des familles étrangères à l’esthétique préraphaélite. Peu à peu les restaurateurs importent des pièces de mobilier et des œuvres d’art, mais il faudra encore de nombreuses années pour que le visiteur se sente dans l’ambiance des années 1860.

Red House. Photo "transhumances".

Topless

The Guardian a publié le 19 septembre un dessin de Steve Bell en écho à la plainte de la famille royale contre un journal français qui avait publié des photos de la Duchesse de Cambridge seins nus.

 La Reine avait montré son sens de l’humour à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des  Jeux Olympiques. On l’avait vue quitter Buckingham Palace en hélicoptère aux côtés de James Bond et se lancer en parachute au dessus du stade.

 Par un juste retour des choses, c’est la famille royale qui est l’objet de dérision. Pendant des jours, les photos volées par un journal appartenant à Berlusconi à l’intimité des vacances de la Duchesse de Cambridge ont occupé dans l’actualité une place sans doute disproportionnée. La plainte au civil et au pénal des victimes s’inscrit dans un contexte rendu sensible par l’enquête Leveson sur les écoutes illégales. Le dessin de Steve Bell rappelle que la presse a un devoir d’impertinence. Pendant les célébrations du Jubilée et des Jeux Olympiques, The Guardian a été à l’unisson de la ferveur nationale. Montrer la famille royale au balcon de Buckingham Palace en topless fait grincer des dents. Mais briser l’enchantement euphorique fait partie de l’exercice de la démocratie. Bravo à Bell et au Guardian pour avoir osé.

Les Préraphaélites à la Tate Britain

 

Isabella par John Everett Millais, 1848 - 1849

 

La Tate Britain présente jusqu’au 13 janvier 2013 une exposition intitulée : « Les Préraphaélites, avant-garde victorienne ».

 En 1848, la révolution industrielle transforme à toute vapeur la Grande Bretagne et l’Europe. Beaucoup d’argent circule, l’innovation technologique s’accélère, mais en même temps le prolétariat vit dans des conditions effroyables, la pollution s’étend, les villes grandissent et s’enlaidissent. En Europe souffle un vent de révolution. A Londres, l’année précédente, Marx et Engels rédigeaient le Manifeste du Parti Communiste.

 C’est dans ce monde à la recherche d’une boussole que trois jeunes artistes fondent la Fraternité des Préraphaélites : John Everett Millais (1829-96), Dante Gabriel Rossetti (1828-82) et William Holman Hunt (1827-1910). D’autres artistes leur seront très proches, tels Ford Madox Brown (1821-93), William Morris (1834-96) et Edward Burnes Jones (1833-98). Donner à leur mouvement le qualificatif d’avant-garde est pour le moins osé. Les préraphaélites sont en effet « réactionnaires » au sens premier du terme. Ils refusent la révolution industrielle avec son cortège de misère et de paysages dévastés. Ils veulent revenir avant le virage capitaliste de la Renaissance florentine. Ils ont la nostalgie d’un monde apaisé et lisible dans lequel la nature se donnait à voir sans artifice.

 Le premier tableau préraphaélite est Isabella, peint en 1848 – 1849 par Millais sur un poème de Keates, lui-même basé sur une histoire médiévale de Boccace. Les frères d’Isabella, à la gauche du tableau, découvrent son degré d’intimité avec Lorenzo, un employé de leur magasin. Ils assassineront Lorenzo. Guidée par un fantôme, Isabella découvrira son corps et conservera sa tête dans un pot de basilic. Tous les éléments du drame sont présents dans le tableau : Isabella accepte de Lorenzo le cadeau d’une demi-orange sanguine ; son frère casse une noix, symbole du drame qui se prépare. Tous les ingrédients du préraphaélisme sont présents dans ce tableau peint par un artiste d’à peine vingt ans : la nostalgie du Moyen-âge ;  le souci du détail, y compris historique ; la vérité dans l’expression des visages ; l’omniprésence des symboles ; l’utilisation de couleurs vives fortement contrastées. Sur le siège où est assise Isabella sont gravées les lettres PRB pour Pre-Raphaelite Brotherhood, Fraternité Préraphaélite.

 Un mérite de l’exposition est de s’attacher non seulement à l’onde de choc initiale de la Fraternité mais à l’ensemble de la carrière de ses protagonistes, non seulement dans la peinture mais aussi dans les arts décoratifs. C’est ainsi qu’une salle entière est consacrée aux tapisseries, meubles et livres d’art produits par William Morris et son entreprise. Dans son art comme dans ses convictions socialistes, Morris regardait plus vers le passé que vers l’avenir : il s’agissait de revenir à la pureté première et d’organiser un artisanat dont chaque ouvrier puisse être créateur. Quelques décennies plus tard, l’Art Nouveau embrassera au contraire la culturelle industrielle et cherchera à produire en masse de beaux objets qui puissent être accessibles au plus grand nombre.

"Paradis", la salle consacrée à William Morris dans l'exposition de la Tate

 A partir de 1860, les préraphaélites commencèrent à s’écarter de leur dessein d’origine et à rechercher la beauté pour elle-même. Le visage et le corps de la femme furent exaltés dans des toiles d’une puissante sensualité. Les modèles étaient des femmes aux traits peu conventionnels, Fanny Cornforth (dans Laus Veneris de Burnes-Jones et Lady Lilith de Rossetti), Jane Morris (dans Astarte Syriaca de Rossetti) ou Marie Spartali Stillman (dans a Vison of Fiametta, aussi de Rossetti).

 Je résiste à l’idée de qualifier les Préraphaélites d’avant-garde victorienne. Ils cherchèrent leur voie davantage dans un retour à un passé fantasmé que dans le futur. Mais ce faisant, ils produisirent des œuvres d’art d’une exceptionnelle beauté.

Beloved, par Dante Gabriel Rossetti, 1866 - 1867