César doit mourir

César doit mourir. Au cœur de la prison de Rebibbia, Giovanni Arcuri dans le rôle de César

Le film « César doit mourir » des frères Paolo et Vittorio Taviani a obtenu l’Ours d’Or au Festival de Berlin en 2013. C’est une œuvre remarquable.

 J’avais plusieurs raisons d’aller voir ce film : les Taviani, metteurs en scène aujourd’hui octogénaires, dont j’avais aimé Padre Padrone en 1977 ; la langue italienne qui m’enchante ; Shakespeare, qui a accompagné mes années au Royaume Uni ; enfin, le monde carcéral, l’un de mes centres d’intérêt actuels. Je n’ai été déçu sur aucun de ces plans.

 Dans la prison de haute sécurité de Rebibbia, près de Rome, une vingtaine de détenus volontaires sont sélectionnés pour participer à un projet théâtral. Il s’agit de monter une adaptation de la pièce de Shakespeare Jules César. Le film des Taviani est une sorte de « projet sur le projet ». Il se présente comme un documentaire, filmé en noir et blanc, sur travail de ces acteurs amateurs : il les montre apprenant leur texte dans la solitude de leur cellule, répétant ensemble dans une salle sans fenêtre ou dans une cour de récréation grillagée. En réalité, rien n’est laissé au hasard : on voit bien, lorsque les détenus derrière leurs barreaux exigent à corps et à cris la mort des assassins de César, que la scène elle-même a été répétée et jouée selon un scénario minutieusement écrit à l’avance.

 Le texte de Shakespeare parle de complot, de trahison, de meurtre, de vengeance, de liberté. Les acteurs sont pour la plupart membres de la Mafia sicilienne, calabraise ou napolitaine. Ils ont été acteurs, dans la vraie vie, de complots, trahisons, meurtres et vengeances. Ils souffrent maintenant dans leur chair de la privation de liberté et de l’abstinence sexuelle forcée. La superposition du tragique joué et du tragique vécu est si nette qu’à un moment, l’acteur jouant Brutus, Salvatore Striano, s’avoue incapable de dire une tirade de son rôle, avant de se forcer à continuer.

 La superposition de l’histoire tronquée de César qui doit mourir et celle d’acteurs qui ne peuvent vivre vraiment leur vie exaspère leurs sentiments et les amène jouer avec une intensité dramatique et une justesse exceptionnelles.

 Le film commence et s’achève par la représentation de la pièce devant un public spécialement admis dans la salle de spectacle de la prison. Après le triomphe, les acteurs redeviennent détenus et sont enfermés, un à un, dans leurs cellules. L’un d’entre eux remarque amer : « depuis que j’ai appris l’art, ma cellule est devenue une prison ».

Reality

« Reality », film de Matteo Garrone, a reçu le prix du jury du festival de Cannes en 2012.

 Dès la première scène, le décor est planté. Un carrosse digne de celui de la Reine d’Angleterre s’achemine vers un château de la région de Naples. Des jeunes époux en descendent. Le clou de leur soirée de mariage sera l’intervention – très brève – d’Enzo, le vainqueur de la dernière édition de « Grande Fratello », l’équivalent italien du Loft. Enzo dit que c’est la plus belle mariée du monde et leur donne un conseil : « never give up », n’abandonnez jamais ! Ce sera d’ailleurs le clou d’autres mariages célébrés le même soir dans le même château avec des plus belles mariées du monde interchangeables et le même conseil : « never give up ».

 Le décor où vit la famille Ciotola est tout aussi théâtral. Il s’agit d’un palais napolitain délabré donnant sur une place dont tous les habitants se connaissent. Luciano (Aniello Arena) est père de famille : il a trois enfants et plusieurs oncles et tantes à charge. Il est le poissonnier de son quartier. Pour joindre les deux bouts, il gère une arnaque aux robots ménagers imaginée par sa femme, Maria (Loredana Simioli) ; il joue aussi occasionnellement le rôle d’un Drag Queen dans le palais des mariages.

 C’est là que Luciano fait la connaissance d’Enzo. Il se trouve que « Grande Fratello » organise à Naples un casting. Poussé par ses enfants, Luciano tente sa chance. Son bas-goût, son profil de prolétaire plaisent aux organisateurs. Il est convoqué à Rome. On lui laisse entendre qu’il a été sélectionné pour « entrer dans la maison ».

 La vie de Luciano bascule. Sûr de devenir célèbre et riche, il vend sa poissonnerie et adapte son comportement aux critères qu’il imagine que suivent les organisateurs de ce Reality Show. Il se croit épié par leurs espions. La télévision rend fou, dit-on. Luciano perd contact avec la réalité et sombre dans la paranoïa.

 Maria croit le remettre sur les rails grâce à la direction spirituelle d’un prêtre catholique. Mais lors d’une procession du vendredi saint au Colisée, Luciano s’échappe. Il rejoint Cinecittà et entre dans le saint du saint : la « maison » des « frères » du Grande Fratello. Il ricane, de satisfaction pour avoir réussi son effraction, ou de désespoir pour avoir ruiné sa vie pour un rêve vain.

 « Reality » est un excellent film, drôle et tragique, dans la droite ligne de Fellini. Le sujet qu’il aborde, le pouvoir de la télévision, est évidemment particulièrement pertinent au pays de Berlusconi. Mais la machine à produire des images vides gravées dans la tête des pauvres est un fléau universel.

Aniello Arena dans « Reality »

Carlo Maria Martini, le Mendiant et la Pourpre

 

Carlo Maria Martini à la rpison San Vittore de Milan. Photo Corriere della Sera.

Le cardinal Carlo Maria Martini vient de mourir près de Milan à l’âge de 85 ans. C’était une personnalité exceptionnelle.

 Ferrucio de Bortoli, éditorialiste au Corriere della Sera, a intitulé son papier : le Mendiant avec la Pourpre. Il rappelle que dans son livre «  le età della vita » (les âges de la vie), le cardinal Martini citait un proverbe indien qui divisait notre existence en quatre parties. Dans la première on étudie, dans la seconde on enseigne, dans la troisième on réfléchit. Et dans la quatrième ? On mendie, même sans s’en apercevoir ».

 L’image du mendiant est bien celle des dernières années de la vie de Carlo Maria Martini. Il aurait aimé mourir à Jérusalem, où il s’était retiré après avoir démissionné de son poste d’archevêque de Milan en 2002. Mais en 2008, souffrant de la maladie de Parkinson, il dut se résoudre à habiter une maison de retraite de son ordre, les Jésuites, proche de Milan. Cet orateur brillant se mit à dépendre d’autrui pour s’exprimer sur les choses les plus banales de la vie.

 Mais l’image du mendiant avec la pourpre va beaucoup plus loin. Martini n’avait pas de doute sur la foi, qui était solidement ancrée. Mais il avait confié à Eugenio Scalfari, le fondateur de la Repubblica, qu’il avait sans cesse des doutes sur la manière de faire vivre cette foi avec les autres et pour les autres. Martini ne mettait pas au cœur de sa vie des dogmes et des interdits. Ce qui était important pour lui, c’était la vie des gens, surtout de ceux que la vie avait rejetés aux marges ; c’était de voir le salut de Dieu à l’œuvre parmi eux. Il était particulièrement soucieux du sort des prisonniers et du regard que la société porte sur eux, trop souvent pour les condamner à jamais et exclure toute possibilité de rédemption.

 J’ai vécu à Milan et j’avais une admiration sans borne pour cet homme gigantesque, par sa carrure, par son érudition et son humanité. J’avais été captivé un soir, en regardant la télévision locale, par une conférence de Carême prononcée par le Cardinal dans la basilique Saint Ambroise. Pas de chaire, seulement une table et un micro. Une église pleine à craquer. Un silence étourdissant. Un homme habité par la Bible et tentant de la faire résonner dans le monde tel qu’il est maintenant.

 J’aurais aimé qu’il fût élu pape, mais peut-être l’Eglise Catholique était-elle déjà devenue irréformable avant qu’il pût être candidat. Il est mort après avoir demandé que les machines qui le maintenaient en vie fussent débranchées. Un ultime acte de liberté, une ultime affirmation de ce que le christianisme ne devrait pas se transformer en une défense fanatique d’une idée de la vie dénuée d’humanité.

 En Italie, l’émotion pour la mort de Carlo Maria Martini est immense. Je la partage.

Devant le Duomo, le deuil des Milanais. Photo La Repubblica.

To Rome with love

 

 

Jack et Monica, sous le regard de l'ange gardien.

 

Woody Allen a démontré avec Vicky Cristina Barcelona (2007) et Midnight in Paris (2011) son talent pour exprimer au cinéma le génie d’une ville.

 C’est à Rome que nous transporte son dernier film, « To Rome with love ». Tous les clichés de la vie romaine s’y trouvent : le chanteur d’opéra, les paparazzi, la prostituée, les hommes d’affaires. On y retrouve aussi avec plaisir Woody Allen comme acteur, dans un rôle où il est naturellement marié à une psychanalyste.

 L’amour dont il est question dans le film, c’est celui d’un jeune couple qui décide de monter de sa province de Pordenone à la capitale pour connaître enfin la grande vie. C’est aussi celui que le cinéaste éprouve visiblement pour Rome et ses habitants.

 Le film juxtapose plusieurs sketches, dans la grande tradition du cinéma italien. Jerry (Woody Allen lui-même), ancien metteur en scène d’opéras,  identifie en Gian Carlo, le père de son futur gendre, un ténor génial. Le problème de Gian Carlo, c’est qu’il ne sait chanter que dans sa douche. Qu’à cela ne tienne : John imagine une douche mobile décorée à l’antique, dans laquelle le personnage principal interprète sur scène son rôle en virtuose, sans cesser de se laver. C’est tellement énorme que l’effet comique est immédiat : le génie de Fellini rôde ! Et aussi celui de Woody Allen lui-même. Comme Gian Carlo est entrepreneur de pompes funèbres, l’épouse de Jerry, en bonne psychanalyste, ne lui ménage aucun décodage : si tu crois bon de mettre en scène un croque-mort, c’est que tu ne parviens pas à faire le deuil de ta carrière professionnelle et à accepter sereinement la retraite !

 Roberto Benigni est dans le rôle d’un homme absolument quelconque propulsé dans la célébrité par la télévision poubelle. Le moindre détail de sa vie quotidienne, comme la manière dont il beurre ses toasts au petit déjeuner, devient l’objet de commentaires sans fin. Il sera rejeté dans l’anonymat aussi vite qu’il s’était trouvé sous les projecteurs.

 Penélope Cruz joue une prostituée en pleine possession de son art qui se retrouve pour un jour mêlée à la vie sociale et intime d’un jeune homme timide et de bonne famille.

 Dans l’un des sketchs, un architecte célèbre rencontre un débutant qui vit dans l’appartement même du Trastevere dans lequel il avait vécu lorsqu’il était étudiant. Comme un ange gardien il le met en garde contre le danger que la sulfureuse Monica fait courir au couple harmonieux qu’il forme avec Sally. En vain, bien sûr !

 « To Rome with love » n’est pas le meilleur film de Woody Allen. Mais on rit de bon cœur et on se laisse charmer par la poésie colorée d’humour qui se déprend de la ville de Rome.