Paroles d’Afrique

Le Musée d’ethnographie de l’Université Bordeaux Segalen présente jusqu’au 31 mai une exposition intitulée « Paroles d’Afrique ».

 En un sens, le fait que l’exposition utilise toute la surface du musée est dommage. Le musée dispose en effet d’une belle collection d’objets provenant des anciennes colonies françaises. Il fut créé en 1894 par la faculté de médecine de Bordeaux et reçut des dons d’anciens de l’école principale de santé de la marine en poste dans l’empire colonial. Le visiteur du musée n’aura pas la chance de voir ces pièces, qui restent en magasin.

 Mais l’exposition est intéressante. On sait combien la parole est importante dans les civilisations africaines. Par des documents visuels et audiovisuels, le parcours proposé montre le travail de griots, le règlement de conflits familiaux dans des conseils de villages, la place accordée aux contes que l’on se transmet de génération en génération ou que l’on invente, les paroles dites lors des rites d’initiation des jeunes filles. Mais il ne se limite pas à évoquer des situations anciennes, souvent enracinées dans le milieu rural.

 Une bonne partie des Africains vivent dans les villes. Les quelque 2.000 langues parlées sur le continent sont vivantes. Elles intègrent des apports des langues européennes. Elles sont chantées par les rappeurs de Dakar ou de Lagos. Elles prennent leur place dans les SMS, se mêlant les unes aux autres dans une syntaxe nouvelle fondée sur l’ellipse et le raccourci.

 La multiplicité des langues parlées en Afrique est certainement un frein au développement : en Afrique du sud, on compte une douzaine de langues officielles ; l’exemple de la Commission Européenne donne une idée de la bureaucratie que cela peut engendrer. Mais elle est aussi une richesse, car elles portent l’énergie de leurs locuteurs et les projettent vers l’avenir. « Paroles d’Afrique » a su le faire ressentir.

Lincoln

Le dernier film de Steven Spielberg met en scène des derniers mois de la vie d’Abraham Lincoln, en particulier son combat parlementaire pour faire adopter le treizième amendement à la Constitution Américaine prohibant l’esclavage.

 En janvier 1865, Lincoln (Daniel Day-Lewis) vient d’être réélu président des Etats-Unis. Au prix de centaines de milliers de victimes, il est sur le point de gagner la guerre contre les Confédérés sudistes. « Transhumances » a évoqué la toile de fond de la guerre de Sécession : la lutte à mort des émigrants avides de cultiver eux-mêmes une propriété agricole contre les latifundistes du sud, dépendant de la main d’œuvre esclave. L’émancipation des esclaves décidée par Lincoln en 1862 était d’abord une manœuvre tactique visant à désorganiser l’économie du sud. Trois ans plus tard, Lincoln a admiré, sur le terrain, la bravoure de soldats noirs dans les rangs Unionistes. Il est devenu sincèrement abolitionniste.

 Le film de Spielberg s’inspire d’un livre de l’historienne Doris Kearns Goodwin intitulé « une équipe de rivaux, le génie politique d’Abraham Lincoln ». C’est en effet à la dissection d’une lutte politicienne que s’attache le réalisateur.

 Les Républicains, le Parti du Président, vient de remporter la majorité simple à la Chambre des Représentants, mais il faut la majorité des deux tiers pour amender la Constitution. Lincoln est pressé. Les Sudistes sont au bord de la capitulation. Mais Lincoln sait que leur réintégration dans l’Union ferait basculer la majorité dans le camp du « non » à l’amendement. Il faut profiter d’une fenêtre d’opportunité de seulement quelques semaines pour faire passer l’amendement.

 La tâche semble impossible. Les Républicains eux-mêmes sont divisés. Thaddeus Stevens (Tommy Lee Jones), leader des radicaux, est en faveur d’accorder aux noirs l’égalité civique dès maintenant. L’aile droite du parti conditionne son appui à des négociations de paix avec les Sudistes. Le Président promet à la droite qu’il va négocier mais torpille les discussions ; il jure à la gauche qu’aucune négociation n’est engagée, alors qu’il sait la délégation sudiste déjà en ville. La feinte et le mensonge sont excusables à ses yeux, puisque c’est pour une cause noble et historique.

 Il faut à tout prix obtenir 20 voix parmi les démocrates. Lincoln et ses hommes définissent une stratégie : on s’attaquera aux représentants démocrates qui ont été battus en novembre et quitteront l’assemblée dans quelques semaines. Ils constituent le flanc faible de leur parti. On leur propose des postes en échange de leur vote en faveur de l’abolition. La corruption vole au secours d’une disposition constitutionnelle humaniste et profondément éthique.

 Lincoln apparait dans le film comme un homme habité d’une puissante conviction et d’une empathie peu commune avec le peuple. Mais pour atteindre son objectif, faire voter l’abolition de l’esclavage, il fait de la politique politicienne et manipule sans vergogne amis et adversaires. Il ne peut qu’accumuler les haines, celles qui auront raison de lui quelques mois après le vote de l’amendement constitutionnel. Le 15 avril 1865, il meurt des suites de l’attentat perpétré la veille.

Les rides d’Elizabeth I

 

Portrait d’Elizabeth I. Ecole de Marcus Gheeraerts, vers 1595. Elizabethan Garden of North Carolina.

Un tableau de l’école de Marcus Gheeraerts représentant la Reine Elizabeth I à l’âge de 62 ans, vient d’être authentifié aux Etats-Unis. Il représente la souveraine vieillie et comme attristée par l’exercice du pouvoir.

 Elizabeth I est née en 1533 d’Ann Boleyn et Henry VIII. Elle accède au trône à l’âge de 25 ans, après que trois souverains ont tout à tour succédé à son père. Le règne de la « reine vierge » dure 45 ans et s’achève à sa mort en 1603.

 Toute sa vie, Elisabeth fut soucieuse de son image, à la fois par coquetterie et pour projeter l’image d’un pouvoir sans une ride. A partir de 1563, le pouvoir chercha à contrôler la circulation des images de la souveraine ; en 1596, un décret ordonna aux fonctionnaires de prêter main forte au « Sergeant Painter » – on dirait aujourd’hui le Directeur de la communication de Sa Majesté – pour traquer les images non-ressemblantes. En réalité, celles qui trahissaient le vieillissement de la Reine.

 Dans ce contexte, le tableau attribué à l’école de Marcus Gheeraerts, et datant de 1595 environ, est étonnant. On y voit Elizabeth ridée, avec des poches sur les yeux et, par-dessus tout, un air de profonde lassitude. La parure de la Reine exprime puissance et opulence. Mais la coque du pouvoir semble vide. La femme qui l’habitait semble avoir déjà déserté

Il y a cinq ans, le Rapport Attali

Jacques Attali reçu à l’Elysée en janvier 2008.

Il y a cinq ans, la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par Jacques Attali, soumettait un ensemble d’ambitieuses réformes au président de la République d’alors, Nicolas Sarkozy.

 La Commission proposait 316 « décisions » dont la mise en œuvre permettrait à la France d’enrayer son déclin relatif et de retrouver le chemin de la croissance. Un aspect intéressant du rapport est qu’il décrivait un tableau de bord permettant d’évaluer le succès des actions entreprises :

 « La mise en œuvre de l’ensemble de ces réformes à partir d’avril 2008 permettra, si l’environnement économique international ne se dégrade pas, d’atteindre les objectifs suivants à la fin 2012 :

• Une croissance potentielle d’un point plus élevée qu’aujourd’hui

• Un taux de chômage ramené de 7,9 % à 5 %, c’est-à-dire le plein emploi

• Plus de 2 millions de logements de plus construits et au moins autant de rénovés

• Le chômage des jeunes divisé par trois

• Le nombre de Français sous le seuil de pauvreté ramené de 7 à 3 millions

• Plus de 10 % des élus à la prochaine Assemblée nationale issus de la diversité

• L’écart de l’espérance de vie entre les plus favorisés et les plus défavorisés réduit d’un an

• Plus de 10 000 entreprises créées dans les quartiers et les banlieues

• Un senior sur deux au travail au moment de prendre la retraite, au lieu d’un sur trois aujourd’hui

• Un taux d’encadrement dans l’enseignement supérieur identique en premier cycle à celui des classes préparatoires

• 100 % des Français ayant accès à l’ADSL et à la large bande, et 75 % des Français utilisateurs réguliers d’Internet

• Une dette publique réduite à 55 % du PIB

• Une fréquentation touristique annuelle atteignant plus de 90 millions de visiteurs annuels. »

 Deux ans et demi plus tard, en 2010, la Commission présentait un second rapport, intitulé « une ambition pour dix ans, un projet pour la France, une mobilisation générale pour libérer la croissance et donner un avenir aux générations futures ». Le contexte politique avait changé : à l’ouverture succédait la droitisation du pouvoir. Et surtout, la phrase « si l’environnement international ne se dégrade pas » s’était avérée prémonitoire : le monde, l’Europe et la France avaient été emportés dans la tourmente financière. Mais alors que l’Allemagne et des pays émergents avaient rebondi, la France était saisie de langueur.

 En un sens, le rapport Attali constituait un déni de la politique. Parlant au nom des générations futures, il dictait aux politiques les décisions qu’ils devraient prendre. Or, comme l’élection de 2012 allait le rappeler, il appartient aux politiques de proposer un programme sur lesquels les électeurs se prononcent. Dans ce sens, le rapport Attali a partie liée avec l’hyper-présidence des premières années Sarkozy, lorsque droite et gauche étaient censées s’effacer devant une politique inévitable et consensuelle, celle définie par le président. Ecrit sous la présidence de François Hollande, le rapport Gallois sur l’industrie française est plus modeste, mais peut-être aussi plus efficace, que celui de la Commission pour la libération de la croissance française.

 Il reste que la lecture des analyses et des recommandations faites par la Commission Attali en 2008 et 2010 reste éclairante et stimulante aujourd’hui. Et le tableau de bord qu’il proposait peut encore aujourd’hui servir d’aune aux ambitions des politiques mises en œuvre.