American Tabloid

Le roman « American Tabloid » de James Ellroy (édité par Alfred A. Knopf en 1995) propose, au fil de ses 600 pages, une passionnante plongée dans les coulisses de la présidence de John Fitzgerald Kennedy, de la préparation de sa candidature en 1958 à son assassinat à Dallas le 22 novembre 1963.

 Plutôt que de coulisses, c’est d’écuries qu’on pourrait parler. John est un homme séduisant et ambitieux, qui travaille son personnage mais souffre de dépendance, aux femmes et aux médicaments. Son frère Robert est son conseiller le plus proche, celui par lequel passent toutes les décisions ; il est aussi un catholique à la moralité intransigeante, qu’il s’agisse de l’intégration raciale ou de la lutte contre la mafia. Le troisième homme, ou le premier, est leur père Joe. On découvre dans le livre que celui-ci a administré un fonds clandestin d’au moins 100 millions de dollars, alimenté par les retraites des camionneurs, et que ce fonds servait à financer des activités mafieuses. A la fin du livre, l’un des personnages principaux du livre, l’ancien agent du FBI Ward Littell révèle à Robert l’origine criminelle de la fortune de son père ; ce faisant, il lui donne des clés pour comprendre, quelques jours plus tard, les raisons de l’assassinat de John et dissuade d’avance toute enquête sérieuse sur les circonstances du meurtre.

 Ellroy mêle dans son roman des personnages réels, tels que le chef mafieux Jimmy Hoffa, le millionnaire Howard Hughes, le patron de la CIA Edgar Hoover, le propriétaire de boîte de nuit et futur assassin de Lee Harvey Oswald Jack Ruby ; et des personnages de fiction, principalement Ward Littell, Kemper Boyd et Pete Bondurant. Tous trois travaillent au moins par périodes pour le FBI ou la CIA. Canadien du Québec, Pete est un géant doué d’une force peu commune, qu’il utilise volontiers pour de l’extorsion ou de l’intimidation. Kemper est un proche des Kennedy, qu’il admire comme des modèles de réussite sociale ; il rêve de devenir riche, à n’importe quel prix. Ward hait le milieu ; en prenant des risques personnels insensés, il subtilise à la mafia les livres de comptes du fonds de pension, mais Robert Kennedy ne prend pas au sérieux ses allégations ; exclu par Hoover des services secrets, déçu par les Kennedy, il change de camp et se met au service de la mafia.

 La prise de pouvoir de Fidel Castro à Cuba en janvier 1959 et l’arrivée d’une masse de réfugiés, dont certains issus de la pègre, fournissent à Kemper et Pete une occasion en or pour exercer du pouvoir et de se faire de l’argent. Privée de ses casinos dans l’île, la mafia veut se débarrasser du Barbu. Un trafic de drogue complète avantageusement les subventions officielles pour mettre en place une milice, basée en Floride et en Amérique centrale, qui envahira l’île. Intoxiqués par les stupéfiants comme par une rhétorique de haine, les envahisseurs échouent lamentablement à la Baie des Cochons. Ils rendent le président Kennedy responsables de l’échec. Un mur d’hostilité, alimenté par le fiasco cubain et la politique antimafia de Robert Kennedy, se dresse peu à peu. On comprendra qu’Ellroy ne croie pas une minute à la légende du tireur isolé de Dallas. Non seulement l’attentat de Dallas fut le fruit d’un complot sophistiqué, mais la mafia avait suscité deux projets concurrents, l’un à Miami, l’autre à Dallas. Edgar Hoover en était parfaitement informé et ne fit rien pour empêcher leur mise en œuvre : la réélection de Kennedy aurait sans nul doute entraîné son éviction.

 Boyd est le théoricien de la coexistence entre mafia et services secrets. Le centre d’entrainement de la milice cubaine était en partie financé par le trafic de stupéfiants. Voici comment Ellroy décrit la réaction du boss mafieux Sergio Trafficante : « il comprenait les concepts abstraits. Autofinancé, autonome, compartimenté l’amusaient. Achats pharmaceutiques alignés sur l’agence (la CIA)  le faisaient rire à gorge déployée. »

 Le récit historique – ou para-historique – est captivant. Mais James Ellroy réussit aussi une description fascinante de l’évolution de ses personnages. Stratège, cynique, sûr de lui, Boyd perd peu à peu la main. Il ne comprend pas que la mafia a finalement décidé de miser sur Castro, qui est solidement installé au pouvoir et lui livre de la drogue. Il s’entête dans le projet d’assassiner le leader cubain et se retrouve isolé, affaibli et malade, et finalement assassiné. A l’inverse, Littell s’obstine d’abord à fournir à Robert Kennedy le dossier du fonds de pension ; mais déçu, il change d’alliance et, de disciple de Boyd, devient son patron, le surclassant en intelligence stratégique et en sens tactique. Pete, la brute épaisse qui a tué trois cents hommes et n’hésite pas à torturer, tombe fou amoureux de Barb, et craint de ne pas vivre assez longtemps pour partager sa vie. « Elle dit. Ta peur m’atteint. Il dit, je vais essayer de la réduire. Elle dit, Ne le fais pas – ça te rend moins effrayant. Il dit qu’il a fait quelque chose de très stupide. Elle dit – Tu as voulu te faire éjecter de la Vie. Il ne sut quoi répondre ».

 Tout le style d’Ellroy est là, des phrases courtes, elliptiques, percutantes. Le livre colle au plus près au langage des personnages, de l’argot misérable des « spics » (terme péjoratif pour désigner les immigrants latino-américains) au style administratif des rapports de police. Près de 20 ans après la publication du livre, aucun film n’en a été tiré. Cela n’a rien d’étonnant. L’ouvrage est si foisonnant en épisodes et en personnages qu’il dépasse le format cinématographique.

Les solives de Michel de Montaigne

Maximes peintes sur les solives de la bibliothèque de Montaigne.
Photo « transhumances »

A une cinquantaine de kilomètres à l’est de Bordeaux, près de Saint-Emilion, le château de Montaigne est imprégné du souvenir de l’auteur des Essais.

 La visite du château de Montaigne est déroutante. Le principal corps de bâtiment, qui est habité par une famille et est fermé à la visite, est de style renaissance. Construit bien après l’époque de Montaigne, détruit par un incendie en 1885, il fut reconstruit à l’identique. Mais la tour où vécut l’écrivain jusqu’à sa mort en 1592 à l’âge de 59 ans, est restée telle qu’elle était il y a 430 ans. On réalise en visitant ce bâtiment à l’austérité toute médiévale que Montaigne vivait à un moment d’intenses bouleversements. Il habitait une fortification de l’époque féodale, mais sa volonté de parler à la première personne inaugurait les temps modernes ; à la même époque, Cervantès imaginait un chevalier errant dont l’esprit était habité par le Moyen-âge alors que les temps avaient changé.

 Au rez de chaussée de la tour se trouve la chapelle privée, au premier étage la chambre de l’écrivain, au second la bibliothèque où il écrivit les Essais. La mise en scène est minimale : peu de mobilier d’époque, de documents originaux, pas d’audiovisuel. La tour est nue et froide. Elle en devient presque plus émouvante. Dans la bibliothèque, une simple table évoque le travail de l’écrivain. Sur les solives du plafond, il avait fait peindre des devises en latin (la langue de sa petite enfance). Il arpentait la pièce en long et en large, et ces inscriptions lui rappelaient les sources de sa sagesse. De Térence, il citait « je suis homme, et considère que rien d’humain ne m’est étranger » ; et de Stobée : « la superstition suit l’orgueil et lui obéit comme à son père ».

 Le grand-père de Montaigne était négociant en vins. La région entre le village Michel de Montaigne et Saint-Emilion est couverte de vignobles. En cette journée de novembre, traversée d’averses et d’embellies, le paysage est superbe. Le soleil se réfléchit sur les feuilles de vigne rousses, trempées par l’ondée. Nous déjeunons au restaurant Le Vieux Presbytère de Montagne Saint Emilion et découvrons le sel de vigne, un sel épicé et imprégné de vins de Merlot, Syrah, Cabernet et Pinot, qui accompagne une grande variété de plats, du gibier aux fruits de mer. C’est aussi une manière de rendre hommage à Montaigne, un homme résolu à jouir de la vie comme elle venait, sans se laisser happer par les haines religieuses ou idéologiques. « Il n’est rien si beau et légitime que de bien faire l’homme », écrivait-il.

Paysage viticole près de Saint Michel de Montaigne. Photo « transhumances ».

Le petit train de Lacanau

Fresque de l’Escoure, par Frédéric Hauselmann

Le livre de René Magnon, « Lacanau-Océan a cent ans, 1906 – 2006 » constitue une mine d’information sur l’histoire de cette station créée à partir de rien par de entrepreneurs visionnaires. Le chemin de fer y joua un rôle essentiel.

 L’une des premières illustrations du livre présente une carte du Médoc de 1604.  On y voit, en contrebas de la dune littorale ancienne et parallèle à la côte, « l’étang doux de Médoc de cinq lieues de long et une de large » (environ 22 km sur 4). Cet espace marécageux, de profondeur variable, inclut ce que sont aujourd’hui les lacs de Carcans – Hourtin et de Lacanau. Des paroisses le bordent. Certaines sont reconnaissables aujourd’hui : Carcans, Lacanau, Le Porge. Hourtin n’est pas mentionné. Taris, Talaris, Cartaignac ne sont plus maintenant que des lieux-dits.

 Jusqu’au dix-huitième siècle, c’était une zone de pâturages, où les troupeaux étaient veillés par des bergers souvent montés sur des échasses. La malaria, maladie des paluds (marécages), sévissait. A partir de 1817, l’Etat entreprit un gigantesque programme d’ensemencement de pins maritimes, dont l’objectif était de produire de la résine pour l’industrie chimique  et du bois, en particulier des poteaux pour l’industrie minière ; il était aussi de contribuer au bien-être de la population par l’assainissement et la création d’emplois.

 Lorsqu’en 1894 un propriétaire de Lacanau, Pierre Ortal, développa le projet de construire sur la dune une station touristique, le projet paraissait insensé. Certes, Soulac et Arcachon attiraient déjà des vacanciers, mais la première était proche de l’estuaire de la Gironde et la seconde sur le Bassin d’Arcachon, deux emplacements logiques. Lacanau n’était « nulle part ». On y accédait à dos de mules par des chemins forestiers. On construisit une ligne de chemin de fer de Lacanau à l’Océan, prolongeant ainsi les lignes qui reliaient déjà Lacanau à Bordeaux, Lesparre et Arès. Elle fut inaugurée en 1906 et ce fut le point de départ de la station. La route, quant à elle, ne fut ouverte que quatre ans plus tard.

 Le trajet de Bordeaux à Lacanau Océan par le petit train durait 3 heures. Le convoi se composait de voitures de première, seconde et troisième classes, d’un fourgon avec un compartiment aménagé pour le service de la poste et parfois un wagon à bestiaux, car durant les grandes vacances les chevaux suivaient leurs maîtres. En 1908 furent mises en service seize voitures aux jolies portières arrondies achetées au Metropolitan Railway de Londres. Chaque compartiment s’ouvrait par une porte donnant sur le quai.

 Le petit train de Lacanau dépérit peu à peu après la seconde guerre mondiale, supplanté par la route. La fin de l’exploitation fut décidée en 1961. L’emprise de la voie ferrée est maintenant occupée par une piste cyclable départementale qui va jusqu’à Bordeaux.

Falaise Fiscale aux Etats-Unis

 

Négociation fiscale bipartisane à Washington. Photo New York Times

 

L’interminable crise de la zone euro ne cacherait-elle pas une crise plus grave, celle d’une récession de l’économie américaine causée par « the fiscal cliff », la « falaise fiscale » ?

 L’expression « falaise fiscale » a été popularisée par le Gouverneur de la Réserve Fédérale américaine, Ben Bernanke. Elle désigne le risque de massives augmentations d’impôts et de réductions de la dépense publique dès janvier 2013 si Démocrates et Républicains ne trouvent pas d’ici là un terrain d’entente. Du côté impôts, les mesures d’allègement de l’ère Bush, principalement généreuses pour les grandes fortunes, arrivent à expiration au 31 décembre ; et la correction du barème de l’impôt en fonction de l’inflation n’a pas encore été votée. Du côté des dépenses, un programme d’urgence d’indemnisation du chômage arrive lui aussi à son terme, et l’habituelle subvention d’équilibre permettant de payer les médecins des programmes Medicare et Medicaid n’a pas été votée.

 Mais il y a plus. Aux termes d’un accord d’août 2011 entre le président Obama et la majorité républicaine à la chambre des représentants, sitôt qu’un seuil d’endettement public sera atteint, les dépenses seront automatiquement réduites et les impôts automatiquement augmentés. Or, selon de patron d’UPS Scott Davis, l’endettement public américain s’accroit de 3 millions de dollars par minute. Le plafond d’endettement sera atteint en janvier.

 Le non renouvellement des mesures fiscales arrivant à échéance et l’application de réductions automatiques opèreraient sur l’économie américaine un prélèvement supérieur à 500 milliards de dollars, soit 3 à 4% du produit national brut. Une grave récession pourrait s’ensuivre, qui rejaillirait presque immédiatement sur les autres grandes économies européennes et asiatiques. Certains économistes disent que l’expression « falaise fiscale » est faible et qu’il vaudrait mieux parler de « debtpocalypse » ou « debtmageddon ». D’autres au contraire préfèrent l’expression de « pente fiscale » (fiscal slope), car les effets de réductions massives seraient répartis sur plusieurs mois, ce qui laisserait aux politiques le temps de réagir.

 Il est très possible qu’un compromis soit trouvé en décembre. Les Républicains sont sortis affaiblis de l’élection de novembre, les rhétoriques de campagne ne sont plus de saison et les sondages montrent que la plupart des Américains leur imputerait la responsabilité d’un échec.

 Il reste que, par les sommes en jeu et le rôle de superpuissance joué par les Etats-Unis, la falaise fiscale représente un risque important pour l’économie mondiale.