Merci Pierre !

Ces dernières semaines, grâce à la biographie de Fiona Mac Carthy, je suis entré dans l’intimité du William Morris (1834 – 1896), à moins que ce soit lui qui soit entré dans la mienne. A mesure que je progressais dans la lecture, se surimposait l’image de Pierre Gambet (1926 – 1999).

 Physiquement, Pierre et William se ressemblaient : plutôt trapus, barbus, vêtus comme des ouvriers. Ils partageaient de profondes racines chrétiennes, un absolu respect pour le travail, et pour le travail bien fait, un attachement pour des lieux – le quartier londonien d’Hammersmith pour William, la vallée d’Allevard pour Pierre. Ils étaient tous deux hommes de l’établissement – la société des « arts & crafts » pour William, les pères maristes pour Pierre. Ils étaient tous deux engagés dans la révolte contre les injustices de la société industrielle et postindustrielle.

 Je reproduis ici le texte écrit le 3 octobre 1999, quelques semaines après la mort de Pierre, terrassé par un cancer.

 Pourquoi cet homme a-t-il laissé une empreinte si forte dans ma vie ? En quoi sa rencontre m’a-t-elle transformé d’une manière unique et décisive, comme elle a bouleversé tant d’amis connus et inconnus ?

 Pierre n’avait rien d’un héros ou d’un canonisable. Sa partialité à l’égard des pouvoirs établis,  Administration, Police, Episcopat, était légendaire. Son attachement aux habitudes et son intolérance aux désordres de la vie quotidienne faisaient de lui un camarade pas toujours commode. De même que les Pharisiens définissaient Jésus comme un mangeur et un buveur, Pierre se présentait comme un homme pétri de qualités et de défauts, simplement comme un homme.

 Il faut pourtant bien expliquer comment cet homme ordinaire nous est toujours, pas seulement aujourd’hui où nous pleurons sa disparition, apparu comme doté d’une envergure exceptionnelle. Je voudrais hasarder une hypothèse : ce qui rend le destin de Pierre à ce point unique, c’est qu’il a su vivre intensément l’existence d’un sédentaire identifié à un territoire, et celle, contradictoire, d’un nomade en transhumance d’un monde à l’autre.

 Pierre était un sédentaire. Il était fier de son origine familiale. Son père, son frère Bernard, Brigitte, ses neveux et nièces et les amis des neveux et nièces, ont toujours fait partie de son environnement proche. Il avait pour racines un christianisme de montagne, de feu et de vent. Il était enraciné dans un lieu, la Vallée d’Allevard, le Plan de la Vache, Fond de France. Il se lovait dans les maisons qu’il bâtissait de ses mains, faites de ciment, de poutres et de plomb. Il goûtait la vie de quartier, l’apprivoisement de voisins posés là par hasard, le premier apéritif pris ensemble, les deuils et les joies partagés. De Gentilly à Vaulx en Velin, il est resté militant politique, solidement ancré dans l’espérance, malgré les désillusions. Son attachement aux rites quotidiens le confirme. Pierre était « né quelque part », il revendiquait une filiation, une appartenance.

 La fascination et l’influence qu’exerçait ce « provincial » naissent du fait qu’il était aussi pleinement nomade que sédentaire. Ce n’est pas un hasard si l’un de ses rares voyages à l’étranger l’a porté au Sahara, parmi les Touaregs. Aiguillonné par la curiosité, il allait à la rencontre d’idées nouvelles, lisait, débattait, analysait, expliquait avec audace et clarté. D’une honnêteté intellectuelle peu commune, il ne taisait pas ses incertitudes, et faisait du doute l’autre versant d’une foi vécue comme un horizon jamais atteint. Rebelle, il était le confident d’hommes de pouvoir. Ouvrier, il aimait forger les concepts. Ami d’enseignants et de chercheurs, il aimait, au sein de sa communauté mariste, se laisser enseigner par ceux qui n’avaient ni pouvoir ni diplômes. Pierre était l’un de ces hommes que l’on attend ici, et que l’on trouve là, ailleurs, en un autre temps et un autre lieu.

 Pierre nous manque, bien sûr. Mais la trace qu’il laisse dans notre histoire est d’une netteté sans équivoque. Il nous reste maintenant le devoir de fidélité.

 Photo de Pierre Gambet.

William Morris, une vie pour notre temps

La biographie de William Morris (1834 – 1896) par Fiona Mac Carthy (William Morris, a life for our time, Faber & Faber 1994) se lit, malgré ses 680 pages, comme un roman.

 « Quand Morris était mourant un de ses médecins diagnostiqua sa maladie comme « étant simplement William Morris, et ayant accompli plus de travail que dix hommes ». Il était le plus grand artiste artisan de son époque. Il gérait une entreprise de décoration et de fabrication et tenait une boutique haut de gamme au centre de Londres. Morris était aussi un réformateur social passionné, l’un des premiers environnementalistes, un pionnier de l’éducation et un féministe en germe ; à cinquante ans, il « franchit la rivière de feu » pour devenir un socialiste révolutionnaire. A une époque de spécialisation de plus en plus étroite, la polyvalence de Morris est difficile à saisir ».

 C’est ainsi que Fiona Mac Carthy commence sa biographie. A la liste de ses talents et de ses incarnations successives, il faudrait ajouter ce pour quoi il fut salué à sa mort, à l’âge de 62 ans : il fut un écrivain prolifique, un poète renommé et un romancier talentueux. Le livre de Mac Carthy nous fait entrer dans l’intimité d’un homme extraordinaire. Fils d’un agent de change prospère, Morris put fréquenter l’université à Oxford, voyager en France à la découverte de l’art gothique, entrer en apprentissage chez un architecte, tenter de devenir peintre et finalement trouver sa voie dans les arts décoratifs sans vraiment devoir se soucier de ses fins de mois.

 Sa jeunesse est marquée par la fraternité des préraphaélites. Dante Gabriel Rossetti fut son ami, et aussi l’amant de sa femme Jane. Edward Burnes Jones fut l’ami de toute une vie, malgré le désaccord sur le socialisme, et sa femme Georgiana devint son amie intime. Les préraphaélites expriment une protestation face aux ravages de la révolution industrielle ; ils entendent revenir à la nature, aux héros chevaliers d’avant la Renaissance, aux femmes à la beauté sauvage, celle précisément de Jane Morris, le modèle favori de Rossetti. Tout au long de sa vie, Morris cherchera son inspiration dans un monde pur, inaltéré par la pollution physique et morale. Il voyagea en Islande, s’enthousiasma pour la vie simple de ses habitants et traduisit ses sagas.

 La vie de Morris est marquée par une activité frénétique. Dans sa période de prêcheur socialiste, il tue l’ennui des voyages d’un meeting à l’autre en traduisant Homère en vers anglais. Il passe des heures à teindre, tisser, calligraphier. Il écrit des poèmes, des essais, des conférences, des romans fantastiques. Il rencontre des amis, il voyage, il est militant et trésorier d’associations. Il gère son entreprise, Morris & Co, qui produit des vitraux, des meubles, des tissus et des papiers peints. Contrairement à ce que j’ai écrit dans une précédente chronique, l’entreprise n’avait rien d’une coopérative : elle était sa propriété privée et était managée d’une main de maître.

 L’humilité et l’obstination de Morris sont impressionnantes. Il passe des mois à apprendre des techniques de teinture ou d’imprimerie à l’ancienne, non dénaturées, et des mois encore à trouver les teintes ou les caractères qui lui conviennent. C’est un perfectionniste : il n’a de cesse que de parvenir à la matière, à la couleur et à la forme idéales, et devient la bête noire de ses fournisseurs, qui peinent à s’adapter à son standard de qualité.

 Morris est très vite devenu un militant, d’abord pour sauver des monuments anciens de la déréliction ou, pire encore pour lui, des restaurations sauvages. Il fut ensuite un personnage marquant du socialisme anglais, aux côtés notamment de la fille de Marx, Eleanor. Certains ont présenté son engagement révolutionnaire comme un moment d’égarement. Mac Carthy montre au contraire qu’il était dans la droite ligne de son rejet de la laideur et de l’avilissement de l’industrialisation capitaliste. Il manifestait sa foi dans un monde où chacun, femme et homme, pourra être producteur de beauté. Il n’excluait pas aussi un certain masochisme : Morris jouissait de l’âpreté d’un meeting un dimanche matin glacial, devant un auditoire clairsemé et sceptique, en concurrence avec le stand de l’armée du salut.

 Les passages les plus émouvants du livre sont consacrés à la vie privée de Morris. Comme d’autres préraphaélites, il avait épousé une femme d’extraction populaire, avec l’idée de l’éduquer. Mais Jane ne l’aima jamais vraiment. Dès l’âge de 29 ans, elle fut chroniquement malade, ne retrouvant brièvement la santé que lorsqu’elle fut l’amante de Rossetti, puis plus tard de Wilfrid Blunt. Jane et William eurent deux filles. Jenny, l’ainée, devint épileptique à l’adolescence et gravement handicapée. May, la seconde, fut l’assistante de son père, consacra sa vie à défendre sa mémoire et devint une référence des arts décoratifs en Grande Bretagne au début du vingtième siècle. Morris souffrit intimement de son incapacité à rendre sa femme heureuse et de la déchéance de Jenny. En bon Anglais victorien, il n’en parla jamais directement, mais s’employa convertir ses frustrations et ses peurs en poèmes vibrant d’émotion, en prêches pointant à un monde nouveau et en créations artistiques qui façonneront les intérieurs du Royaume bien après la mort de la Reine Victoria.

 « William Morris, une vie pour notre temps » est un livre magnifique, bien écrit, illustré de photos d’époque. Grâce à son auteure, cet homme est entré dans ma vie, plus d’un siècle après sa mort.

Adieu à mon père

Voici mon témoignage à la messe de funérailles de mon père, Jean Denecker (1920 – 2012) en l’église de Courbevoie le 3 février.

 Que reste-t-il d’un homme lorsqu’au crépuscule d’une longue vie il s’efface doucement jusqu’à disparaître du monde sensible ?

 Une odeur : celle qui reste attachée à papa est celle de la Craven A, une délicieuse cigarette américaine qui embaumait notre maison d’Ermont, puis celle des cigarillos « Café Crème » qui concluaient les déjeuners en famille à Courbevoie.

 Une saveur : celle des glaces aux marrons de Merlimont, la récompense des enfants, Xavier, Pascale et Vincent, pour avoir marché sur la plage un 15 août glacial sous le vent et la pluie. Nous dégustions ces glaces sur un manège au son d’une chanson osée de Mouloudji que papa reprenait avec entrain.

 Une couleur : le vert de la Normandie, celui du jardin de la maison d’Houlgate, le terrain de jeu de six petits enfants en adoration devant leur grand-papa gâteau.

 Une forme : le cercle, celui des roues de bicyclettes, des pignons et des pédaliers. Papa parlait de ses escapades cyclistes légendaires avec son frère Jacques à Bray Dunes et au Mont des Cats. Je me rappelle avoir grimpé des cols en tandem avec papa et Vincent au Pays Basque, dopés par le grand vin de la veuve Apestéguy.

 Philippe, mon ami d’enfance, écrit : « je garde de ton père une image intacte d’homme authentique rayonnant la bonté et la joie de vivre, et ce d’autant plus facilement que je ne l’ai pas connu affaibli, malade et souffrant de son isolement forcé. »

 L’une de mes cousines du côté Denecker, parlant d’un de ses enfants, dit de lui qu’il « est très « Denecker » : peu de sens pratique, un sens aigu de la justice, vif, rigide sans doute… » La définition s’applique assez bien à papa : plus à l’aise avec les choses de l’esprit qu’avec le matériel, spontanément positif sur les personnes et sur la vie, une certaine rigidité cachant une timidité et une conscience excessive de ses limites, mais contrebalancée par de solides convictions. Papa était catholique jusqu’au fond de l’âme, un juriste convaincu de la primauté du droit sur l’arbitraire en tout temps et en tout lieu, un européen dans la lignée de Jean Monnet et Robert Schuman.

 A nous ses enfants, il a donné la vie ; il a contribué à faire de nous ce que nous sommes.

 Photo de Jean Denecker à Courbevoie il y a quelques années.

Un deuil

Le décès d’un proche est toujours une expérience forte. Celui de mon père, la semaine dernière, n’a pas fait exception à la règle.

 Papa était très âgé et il avait été hospitalisé quelques jours plus tôt. L’appel de ma sœur Pascale annonçant qu’il venait de décéder, à l’aube du mardi 31 janvier, n’en a pas moins marqué un basculement. Deux heures au bureau ont suffi pour annuler les rendez-vous de la semaine et organiser le voyage en voiture de Watford à Courbevoie : nous partirions ensemble, mon frère Vincent, Brigitte et moi dans l’après-midi même.

 Le lendemain, nous nous rendons sur le lieu où auront lieu les obsèques, à Bouffémont en forêt de Montmorency. Jeudi, je travaille avec Vincent sur les dossiers administratifs. Il faut informer la banque, les caisses de retraite, le juge des tutelles, le syndic de copropriété, les compagnies d’assurance. Avec maman, qui retrouve la liberté de son temps après tant d’années consacrées à la veille d’un grand malade, nous déjeunons d’un couscous au restaurant Le Figuier de Courbevoie.

 Vendredi matin nous assistons à la mise en bière. Nous voyons papa pour la dernière fois. C’est étrange, car son expression est immédiatement reconnaissable, mais figée. La messe de funérailles à l’église de Courbevoie est belle et simple. Ce qui est dit de papa nous renvoie à ce qu’il était avant l’incommunication et la déchéance physique. C’est une sorte de résurrection de l’homme droit et attentionné qu’il était.

 Nous sommes émus par le nombre de personnes venues assister à la cérémonie, près d’une centaine, dont des amis ou cousins venus de la région de Lille, de Tours et de Lyon. Comme le dit ma nièce Amélie : « que c’est étrange dans ces circonstances si tristes de découvrir autant d’amour et de soutien autour de nous ». Nous recevrons aussi des dizaines de messages, papier ou électroniques, de personnes dont beaucoup évoquent leur relation personnelle avec papa.

 L’inhumation à Bouffémont se fait par un froid intense. Nous nous retrouvons avec quelques membres de la famille pour un repas partagé. Le plaisir de la rencontre l’emporte sur la douleur du deuil, et c’est bien ainsi que papa l’aurait voulu.

 Le deuil est probablement la seule situation dans la vie où l’on ne prend pas de photo, ni par Reflex Digital, ni par i-phone. On se contente de savourer intensément ces moments où on lamente une perte irréparable mais où l’on sait bien que la vie continue, et qu’elle est vaut la peine d’être vécue.