DestinsItalieLivres28 février 20240Enfants de Sarajevo

Dans « Mi limitavo ad amare te », Rosella Postorino raconte les destins mêlés de trois enfants évacués de Sarajevo vers l’Italie au début du siège de la ville, en 1992. Le livre a été traduit en français par Romane Lafore sous le titre « et moi, je me contentais de t’aimer ». Les citations incluses dans cet article sont traduites par l’auteur de « transhumances ».

 Le roman suit le destin de ces enfants, Nada, Omar et Danilo, à quatre époques de leur vie, à l’âge de 10 ans (1992-1993), de 13 ans (1995-1996), de 18 ans (1999-2000) et lorsqu’ils s’approchent de la trentaine (2010-2011).

 En juillet 1992, une organisation humanitaire organise l’évacuation, par autocar puis par avion, d’enfants bosniaques vers l’Italie. Certains viennent d’un orphelinat laissé sans personnel ni approvisionnement. C’est le cas de Nada, dont le frère Ivo est enrôlé dans l’armée serbe ; et d’Omar et de son frère Sen (Senović). D’autres enfants, tels Danilo, ont été confiés à l’ONG par leurs parents

Le siège de Sarajevo

Omar est obsédé par l’absence de sa mère, disparue lors d’un bombardement. Il ne se défait pas de l’idée qu’elle est encore en vie. À l’orphelinat, il pleure. Une petite fille va à sa rencontre. Elle s’assied en face de lui. Elle ne lui demande pas ce qu’il a, ce qui se passe, elle n’appelle personne. Les genoux serrés, elle le regarde pleurer.

 Cette petite fille est Nada. Elle-même a vécu à l’âge de 4 ans un traumatisme impliquant sa mère. L’annulaire d’une de ses mains a été coupé. Des années plus tard, elle sera une femme libre, indomptable, incandescente. Elle restera pour toujours l’unique point solide dans l’existence d’Omar, à part sa mère fantasmée.

 À leur arrivée en Italie, les enfants sont placés au pensionnat San Lorenzo, à Rimini. Indisciplinée, Nada s’attire le surnom de Nadadrulicindirezione (Nada Drulić, à la Direction !). Omar s’enfuit dans le parc pour rester seul, juché sur un arbre. Danilo quant à lui, comme Sen le frère d’Omar, cherche à s’intégrer en Italie.

Quelques années plus tard, Azra, la mère de Danilo et sa sœur Jacoda s’installent en Italie. Azra se suicidera. Journaliste, elle avait fait le récit de ce qu’elle observait en Bosnie. La guerre, « c’était la réalité qui s’était enracinée en elle et, gravée à l’intérieur, avait proliféré, au point de l’affaiblir, au point de la tuer. » Danilo, lui aussi, doit faire le deuil d’une mère.

 Des enfants bosniaques sont donnés en adoption. Trop indépendante, Nada reste au pensionnat. Omar et Sen sont confiés à Mari et Matte, un couple italien sans enfant. Sen, qui regarde toujours devant lui, est heureux de cette situation. Omar, au contraire, « n’avait jamais rien attendu de bon pour lui-même, il n’avait jamais rêvé, espéré quoi que ce soit, si ce n’est que sa mère était vivante. » « Il avait accepté, ou renoncé, sa passivité était un refuge. Mais maintenant, son corps expulsait la colère comme des toxines. » Il hait ses parents adoptifs. Les conflits sont de plus en plus violents, jusqu’à ce Mari lui dise simplement « vas-t-en ! »

 Omar se retrouve à la rue, et commence une errance, un parcours de délinquance, des allers-et-retours à la prison San Vittore de Milan. Lorsque Danilo, devenu avocat qui défend les familles des enfants donnés en adoption en Italie, lui apprend que sa mère est vivante, il est bouleversé et révolté par le fait qu’il ne pourrait revenir à Sarajevo et la serrer dans ses bras qu’au terme de sa peine de prison.

Prison de San Vittore, à Milan

Danilo fait sa vie en Italie, va épouser une Italienne, mais il reste fasciné par Nada. Un jour, ils se sont brièvement retrouvés. « Ils ont fait l’amour comme on se jette par terre pour échapper aux bombes, comme on vole de la nourriture dans des magasins dévastés, comme on recueille l’eau de pluie des flaques d’eau, comme on fait la queue pour du pain malgré les balles, comme on court d’un immeuble à l’autre pour éviter d’être abattu, comme on somnole dans une cave bondée, comme on suce le lait maternel, sans le décider– ils ont fait l’amour comme on reste en vie, parce qu’on est né, et ça suffit. »

 J’ai eu envie de lire ce livre en pensant aux enfants de Gaza. C’est un magnifique récit sur la guerre et ses victimes, sur les mères et leur absence, sur « le paradoxe de vouloir donner la vie en déclenchant le compte à rebours de la mort. »

Rosella Postorino

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