« Transhumances » reproduit ici, avec son autorisation, une réflexion de Youri Vertongen sur l’attentat de Sydney contre la communauté juive. Ce texte m’a été transmis par une amie de Belgique.
Hanoucca n’est pas une fête de la victoire des forts. Elle n’a jamais célébré l’écrasement d’un ennemi, ni la jubilation de la domination retrouvée. Elle commémore autre chose. Quelque chose de plus subtil, de plus fragile et certainement de plus exigeant : la persistance d’une lumière quand tout, politiquement et matériellement, semblait voué à l’extinction. Une lumière modeste, presque dérisoire. Une fiole d’huile oubliée dans les ruines d’un Temple profané. Une lumière qui ne triomphe pas par la force, mais par l’obstination. Oserait-on dire par la résistance.
C’est précisément pour cela que Hanoucca dérange. Et qu’elle oblige.
Aujourd’hui, allumer les bougies de Hanoucca ne peut être un geste innocent, ni un simple rituel identitaire refermé sur lui-même. Ce geste s’inscrit dans un monde ravagé : par une violence de masse infligée au peuple palestinien, d’une part, et que nombre de juristes, d’ONG et d’intellectuels qualifient désormais sans détour de génocide ; et par une résurgence mondiale de l’antisémitisme, d’autre part, qui tue à nouveau, comme à Sydney ces derniers jours, où une attaque antisémite a rappelé avec brutalité que la haine des Juifs n’appartient ni au passé ni aux livres d’histoire.

Tenir ces deux réalités ensemble est difficile. Beaucoup préféreraient choisir. Se taire sur Gaza au nom de la lutte contre l’antisémitisme. Ou relativiser l’antisémitisme au nom de la solidarité avec les Palestiniens. Hanoucca, pourtant, ne permet ni l’un ni l’autre. Elle interdit les conforts moraux. Elle exige de la cohérence en même temps de que de la complexité.
Car Hanoucca n’est pas le récit d’un peuple qui aurait acquis un droit éternel à l’innocence. C’est le récit d’un peuple menacé, mais aussi le rappel permanent que la survie ne confère pas une licence morale illimitée. La lumière que l’on allume n’est pas un trophée ; c’est une responsabilité.
Dans la tradition juive, la hanoukkia ne doit pas éclairer l’intérieur de la maison. Elle est placée à la fenêtre, tournée vers l’extérieur. La lumière n’est pas pour soi : elle est pour le monde. Elle expose. Elle rend visible. Elle dit : regardez. Regardez ce qui se passe ici. Regardez ce qui se fait en votre nom. Regardez ce que vous tolérez. Comment alors ignorer ce qui se passe en Palestine ? Comment allumer des bougies au nom de la résistance à l’oppression, tout en détournant le regard d’un peuple enfermé, bombardé, déplacé, affamé ? Comment invoquer la mémoire des persécutions juives tout en refusant de reconnaître la déshumanisation systématique infligée aujourd’hui à d’autres ? Nommer cette violence n’est pas trahir Hanoucca. C’est au contraire lui rester fidèle. Car la fête ne célèbre pas la souveraineté armée, mais la fidélité à une éthique quand elle est la plus menacée. Elle rappelle que la force qui ne se limite plus devient une idole, et que toute idole finit par exiger des sacrifices humains.

Dans le même temps, l’attaque antisémite de Sydney nous rappelle une vérité tout aussi brutale : la critique d’Israël, même radicale et indispensable, n’abolit en rien l’antisémitisme. Les Juifs continuent d’être pris pour cibles, frappés, assassinés, non pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont supposés être. La haine antisémite prospère sur les amalgames, sur les essentialisations, sur l’idée perverse d’une culpabilité collective. Elle se nourrit des silences, des relativisations, des « oui mais ». Là encore, Hanoucca oblige. Elle refuse que la peur justifie l’aveuglement, mais elle refuse tout autant que l’indignation serve de prétexte à la haine. La lumière n’excuse pas. Elle éclaire.
Allumer les bougies de Hanoucca aujourd’hui, c’est donc poser un acte profondément politique. C’est affirmer, dans un monde saturé de violence, que la sécurité des Juifs ne peut être construite sur la négation de la vie palestinienne. Et que la défense des Palestiniens ne saurait jamais passer par la tolérance de l’antisémitisme, sous quelque forme que ce soit. C’est affirmer que la mémoire n’est pas un capital à instrumentaliser, mais un héritage à honorer par des actes. Que le « plus jamais ça » n’est pas une formule rituelle, mais une exigence universelle, qui ne supporte ni exceptions ni hiérarchies de souffrance.
Hanoucca ne promet pas la paix. Elle ne garantit pas la justice. Elle dit seulement ceci : même dans les ténèbres les plus épaisses, il reste possible d’allumer une lumière. Mais cette lumière ne protège pas de tout. Elle expose. Elle oblige à voir. Elle oblige à choisir. Et peut-être est-ce cela, aujourd’hui, le sens le plus actuel de Hanoucca : refuser les récits simples, refuser les loyautés aveugles, refuser les violences qui se parent du langage de la survie. Tenir ensemble la lutte contre l’antisémitisme et la dénonciation des crimes commis en Palestine. Tenir ensemble la mémoire des persécutions et la défense inconditionnelle de la dignité humaine.
Une bougie de plus chaque soir. Non pour effacer la nuit. Mais pour rappeler, obstinément, qu’aucune nuit n’a jamais eu le dernier mot.
Puissent la lumière de nos chandeliers éclairer les chemins que nous arpentons…