L’attaque brutale qui a coûté la vie à deux agents de l’administration pénitentiaire le 14 mai au péage d’Incarville, dans l’Eure a suscité une immense émotion dans la « famille » pénitentiaire, membres du personnel mais aussi bénévoles intervenant en prison.
Pour faire évader un narcotrafiquant non identifié comme un « gros bonnet » du crime organisé, ses complices n’ont pas hésité à ouvrir le feu contre l’escorte avec des armes puissantes. L’attaque, ainsi que l’exfiltration de la bande, ont été planifiées. Elles se sont appuyées sur une logistique coûteuse : véhicules, armes, planques.
« Ce sont des gens pour qui la vie ne pèse rien », a dit le ministre de la Justice. On a parlé de « mexicanisation » de la grande criminalité organisée autour du trafic de stupéfiants : un degré de violence inouï, l’oubli des règles de base de la vie en société, à commencer par le « tu ne tueras pas » du Décalogue. N’importe quelle communauté professionnelle aurait été traumatisée. Le blocage des prisons le lendemain de l’attaque exprimait effroi, solidarité, volonté de faire face.
L’insécurité, un défi insoutenable
La Pénitentiaire se revendique comme la troisième force de sécurité intérieure, aux côtés de la gendarmerie et de la police. Que la sécurité de ses agents – jusqu’à leur vie même – soit menacée représente un défi insoutenable car il touche à son identité même.
L’une des missions de la prison, aux côtés du châtiment et de la réinsertion des infracteurs, consiste à écarter ceux qui représentent un danger pour la société, qui menacent la sécurité publique. La question de la sécurité façonne le quotidien de la prison : sécurité du personnel pénitentiaire, sécurité des personnes détenues elles-mêmes. En 2022, 4 910 actes de violence physique y ont été recensés contre des agents, et 11 669 entre personnes détenues.
L’exercice de ces missions est de plus en plus difficile, ce qui crée le profond malaise exprimé devant les portes des prisons au lendemain de l’attaque d’Incarville. La première raison est le surencombrement des prisons. Au premier avril 2024, on comptait 77 450 détenus pour 61 570 places opérationnelles. 3 307 détenus dormaient sur un matelas au sol, dans des cellules habituellement occupées par deux. Ce qui inquiète le personnel pénitentiaire, c’est la croissance de l’effectif incarcéré : au rythme actuel de 6% par an, il y aurait 87 000 détenus en 2027. Même si le plan de 15 000 nouvelles places de prison, porté à 18 000 par le Parlement l’an dernier, était réalisé – ce qui semble hautement improbable – on n’atteindrait que 80 000 places opérationnelles. On connait les effets de la surpopulation carcérale : difficulté d’accès aux soins, au travail, à la formation. Frustrations, tensions entre les détenus et avec les surveillants.
Un modèle unique de prison
« On va dans le mur », disent de plus en plus de professionnels de la prison. Les marges de manœuvre pour les responsables de l’administration pénitentiaire sont étroites. En France, nous nous sommes enfermés dans un modèle unique de « prison ». Pour tous les détenus, du voleur à l’étalage au gros bonnet du narcotrafic, les murs, les grilles, les serrures, la gamelle, Ces dernières années, un début de différentiation a été opéré : un parcours spécifique pour les détenus radicalisés ; des « modules respect » proposant une plus grande marge d’autonomie en contrepartie d’engagements pris par le détenu ; des Structures d’Accompagnement à la Sortie (SAS). Mais ces aménagements restent marginaux.
D’une manière significative, l’une des mesures annoncées par le ministre de la Justice en réponse aux revendications des surveillants consiste à multiplier les visioconférences au lieu des extractions judiciaires ou, étonnamment, hospitalières. Or, qui pratique habituellement les réunions à distance, sait ce qui se perd en qualité d’interaction humaine. Ce sont potentiellement tous les détenus, et pas seulement les plus dangereux, qui risquent d’en pâtir.
Les alternatives existent et sont connues. Elles consistent à développer les peines alternatives à l’emprisonnement : l’amende financière ; le « bracelet électronique », dès lors que les personnes assujetties ne sont pas laissées à elles-mêmes mais accompagnées par des conseillers d’insertion et des bénévoles ; le travail d’intérêt général ; le placement extérieur… Elles consistent aussi à construire, pour enfermer les condamnés pour les délits moins graves, des « prisons ouvertes » de petite taille (quelques dizaines de pensionnaires), insérées dans le cœur des villes, dotées de règles promouvant le vivre ensemble. En Finlande, la moitié des personnes détenues vivent dans une « prison ouverte », le non-respect des règles entraînant le transfert dans une prison traditionnelle.
Revoir l’échelle des peines
Enfin, il convient de revoir l’échelle des peines. La tendance en France a été de les allonger systématiquement et d’allonger aussi les délais de prescription. Pour prendre un exemple de juillet 2023, croit-on vraiment qu’avoir triplé, d’un an à trois ans, la durée d’emprisonnement encourue pour un squat, a réduit d’un facteur trois la probabilité d’une occupation illégale de logement ?
L’emprisonnement devrait être destiné en priorité aux personnes qui présentent un danger pour la société. Les individus souffrant de troubles psychiatriques graves devraient être orientés vers les structures de soin, à rebours du mouvement de clôture de lits en psychiatrie observé ces dernières décennies.
Au-delà d’une certaine durée, la peine se vide de sens. Les libérations conditionnelles devraient devenir la règle pour les condamnés à de longues peines qui sont prêts à un retour serein dans la société.
Dans une interview au journal Sud-Ouest, le député de la Gironde Éric Poulliat, rapporteur budgétaire de l’administration pénitentiaire, appelait à un choc des mentalités. C’est bien de cela qu’il s’agit. Il faut réorienter le plan de construction pénitentiaire pour privilégier des prisons à taille humaine, favoriser les peines alternatives à l’emprisonnement et leur accompagnement par des professionnels et des bénévoles, réviser l’échelle des peines. Et, comme mesure d’urgence, mettre en place la régulation carcérale réclamée par la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté : organiser la sortie anticipée d’un détenu lorsqu’un autre détenu est accueilli alors que la capacité de l’établissement est dépassée.
One comment
Bazin
22 mai 2024 at 7h37
Merci Xavier
Tout est dit et très bien dit
Merci pour ces mots
A vendredi, pour un autre temps de partage
Amicalement
Didier