Dans « El loco de Dios en el fin del mondo », publié en Français par Actes Sud, l’écrivain espagnol Javier Cercas s’interroge sur la foi de l’Église catholique et sur son devenir, à la faveur d’un voyage du pape François en Mongolie auquel il a participé. Les citations incluses dans cet article ont été traduites par l’auteur de Transhumances.
Ce long ouvrage de 489 pages suit, pour l’essentiel, un ordre chronologique. Bien qu’ouvertement athée – ou probablement à cause de son athéisme – Javier Cercas a été approché par le Département Communication de la Curie, le gouvernement de l’Église, pour accompagner le pape dans son quarante-troisième voyage hors de Rome, du 31 août au 4 septembre 2023. Destination : la Mongolie, pays qui ne compte que 1 500 catholiques.
Le lecteur suit, pratiquement heure par heure, l’arrivée de l’écrivain à Rome et sa rencontre avec plusieurs membres de la Curie, le vol pour Oulan-Bator, la participation aux manifestations protocolaires et religieuses impliquant le pape, la rencontre avec des religieux et religieuses missionnaires dans le pays, le vol de retour pour Rome, puis de nouveau la rencontre de personnalités du Vatican.

Les fous de Dieu
La Mongolie, pays de 3,5 millions d’habitants bordé par deux géants, la Russie et la Chine, est en effet « le bout du monde ». La visite du pape a deux dimensions en apparence contradictoires : veiller sur un nouveau-né, la minuscule église mongole ; et séduire un géant, la Chine. Cercas souligne que Bergoglio, un jésuite, est fasciné par cet immense pays, où Matteo Ricci (1552 – 1610), membre de la société de Jésus, s’était fait Chinois et avait été admis à la cour de l’empereur.
Les missionnaires que rencontre l’écrivain à Oulan-Bator méritent le qualificatif de « fous de Dieu », tout comme le pape lui-même. « Le missionnaire, écrit Javier Cercas, exerce la miséricorde d’une manière radicale, dans les lieux les plus éloignés, âpres et ingrats, et il le fait parce qu’il est possédé par Dieu, parce qu’il est un fou complet de Dieu et cultive l’espérance (ou la certitude) qu’au travers de cette miséricorde insensée, il contaminera de folie ses évangélisés, partagera avec eux son arme secrète, son superpouvoir imbattable, qui est l’amour de Dieu. »
Cette « folie de Dieu » s’exprime de préférence dans les périphéries. « N’enfermons pas Dieu dans la sacristie » dit volontiers le pape François. Javier Cercas ne cache pas son admiration pour les missionnaires, pour la plupart membres d’une congrégation de Turin, la Consolata, en particulier le Père Ernesto et la Sœur Ana, qui vivent dans des conditions effroyables : éloignement de la famille et des amis, langue et culture étrangères, hivers avec des températures jusqu’à -40°C. « Cette bande de tarés terribles ont choisi l’amitié des malades et des faibles et des pauvres en esprit et des morts de soif et des morts de froid et des morts de faim, des vieillards et des enfants et des mères célibataires et des humiliés et des offensés et des relégués. »
Comprendre le monde depuis les périphéries
Et cet engagement auprès des pauvres se vit dans une joie profonde, où l’humour est présent, contredisant la formule de Cioran, qui estimait que « toute religion est une croisade contre l’humour. » Le pape exhorte les fidèles à vivre la vie chrétienne comme une fête.
Pour le pape François, on ne voit bien la réalité que de l’extérieur, de la périphérie. Il juge avec sévérité le cléricalisme, la prétention des clercs à être supérieurs aux autres croyants – avec les risques d’abus qu’elle implique, y compris sexuels. Le concept-clé est celui d’une Église synodale, relationnelle plus qu’institutionnelle.
Javier Cercas s’interroge sur la personnalité de ce pape qui, alors qu’il était provincial des Jésuites en Argentine, était connu pour son caractère dur, colérique, orgueilleux. Il avait exclu de la congrégation deux de ses subordonnés, Orlando Yorio et Franz Jalic, les livrant sans sourciller aux tortionnaires de la dictature militaire. « Je me demande, dit Javier Cercas, qui est véritablement Bergoglio, je me demande si Bergoglio et François sont vraiment la même personne, ou si François n’est qu’un personnage interprété par Bergoglio comme un acteur interprètant un rôle dans un scénario. »
Javier Cercas nous livre le verbatim de nombreux entretiens avec de hauts responsables de la Curie. Avec humour, il écrit « la Curie n’est pas composée de clercs blasphémateurs qui se livrent à des messes noires dans des catacombes illuminées par des torches, à des rites sataniques et des orgies avec des valkyries nazies égayées par des sacrifices de boucs ou de nouveau-nés. » Ce sont de vrais amis qu’il a acquis pendant ces quelques jours au Vatican et en Mongolie.

Changer en douceur et en profondeur
Le pape François a-t-il changé la Curie ? Il avait une philosophie du changement inscrite dans la durée. L’un de ses interlocuteurs à la Curie l’exprime ainsi : «un changement que l’on impose ne produit pas d’effet, il génère de la résistance, du conflit, il peut même provoquer la guerre, il ne va pas au fond et n’a pas d’avenir, parce qu’ensuite vient quelqu’un d’autre qui l’annule. Pour cela François pense à des processus qui peuvent prendre des années, des décennies, mais sont plus solides. »
Le but avoué de Javier Cercas était d’interroger le pape sur la résurrection de la chair et la vie éternelle, et sur la conviction de sa mère qu’après sa mort elle allait rejoindre son mari dans une vie meilleure. Pour l’auteur, cette affirmation est scandaleuse. Elle me semble en effet exorbitante, mais le vrai scandale réside, selon moi, dans le concept de jugement dernier. « Il y a un droit qu’on ne peut retirer à personne, disait Victor Hugo, c’est celui de devenir meilleur. » Que ce droit soit retiré à quelqu’un par un jugement divin le condamnant à l’enfer pour l’éternité me semble immoral.
Transhumances a rendu compte de trois autres livres de Javier Cercas : Soldats de Salamine, L’imposteur et Anatomie d’un instant.

					
	