L’heure des prédateurs


Dans « l’heure des prédateurs », Giuliano Da Empoli lance un cri d’alarme : la montée en puissance des géants de la tech, à la conquête d’un pouvoir sans limite, menace l’existence même de nos démocraties.

L’archétype des prédateurs est César Borgia qui, invitant ses ennemis à un dîner de réconciliation le 31 décembre 1502, les fit arrêter au milieu du banquet, puis assassiner. Il s’est en quelque sorte réincarné dans le prince Mohammed Ben Salman, dit MBS, qui invita en 2017 le gratin de la noblesse saoudienne à un « Davos du Désert », où ils furent arrêtés, torturés, contraints de renoncer à leur fortune et à leur rang.

Giuliano Da Empoli est fin connaisseur des cercles du pouvoir. Il a été ami du président italien Cossiga et conseiller du président du Conseil Renzi. Il emmène le lecteur dans les couloirs de l’assemblée générale des Nations Unis, à un colloque de la fondation Obama, à une conférence internationale sur l’intelligence artificielle. Et aussi à Lieusaint, banlieue parisienne autrefois tranquille, maintenant traversée par des hordes de voitures et de camions fuyant l’autoroute sur les conseils de Waze.

César Borgia

Comme Borgia, les hommes politiques « disrupteurs » d’aujourd’hui viennent du chaos et l’entretiennent. « Le chaos, écrit  l’auteur, n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants. » Ou encore : « L’apogée du pouvoir ne coïncide pas tant avec l’action qu’avec l’action irréfléchie, la seule à même de produire l’effet de sidération sur lequel se fonde le pouvoir du prince. »

Les « borgiens » d’aujourd’hui se nomment Trump, MBS, Milei, Bukele. Une mention spéciale pour Nayib Bukele, président du Salvador, triomphalement réélu pour avoir radicalement fait baisser la criminalité. Il a fait construire un camp d’internement de 40 000 places en plein désert, où les détenus ne rencontrent ni leur famille, ni leur avocat, ni leur juge. La recette de Bukele : « remplacer le Code pénal par un manuel de tatouage illustré. » Les membres des gangs se faisant tatouer le nom de leur organisation, ils ont été expédiés dans ce qu’on peut caractériser comme un camp de concentration sur la base de ce tatouage, sans prise en compte de la présomption d’innocence.

Mohammed Ben Salman

Le pacte noué aux États-Unis entre Trump et les géants de la tech, Musk, Zuckerberg ou Bezos s’inscrit dans la logique borgienne. Aucune règle ne doit venir limiter la domination sans frontière de leurs empires numériques, dont le chiffre d’affaires dépasse le budget de nombreux états. « Le destin de nos démocraties se joue de plus en plus dans une sorte de Somalie digitale, écrit Da Empoli, un État en faillite à la mesure de la planète, soumis à la loi des seigneurs de la guerre numérique et de leurs milices. »

« Aujourd’hui, nos démocraties paraissent encore solides. Mais nul ne peut douter que le plus dur est à venir. Le nouveau président américain a pris la tête d’un cortège bariolé d’autocrates décomplexés, de conquistadors de la tech, de réactionnaires et de complotistes impatients d’en découdre. Une ère de violence sans limites s’ouvre en face de nous. »

Nayib Bukele

La résistance s’annonce difficile : « Une majorité du peuple a cessé de considérer les règles comme une garantie de sa liberté et commence à les percevoir comme une gigantesque arnaque, pour ne pas dire un complot des élites, en vue de les opprimer. »

Face aux défis de l’IA (intelligence artificielle), Henry Kissinger exprimait une vive inquiétude.  Évoquant le rôle de conseiller, il disait : « c’est comme être dans la position d’un homme assis à côté d’un conducteur qui se dirige vers un précipice et à qui l’on demande de s’assurer que le réservoir est plein et que la pression des pneus est adéquate. »

L’essai de Giuliano Da Empoli est passionnant. Il ne donne pas de pistes pour sortir d’un pessimisme foncier. C’est au lecteur de les imaginer et de les mettre en œuvre.

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