Lost in Yonkers

Le Palace Theatre de Watford vient de donner Lost in Yonkers, une pièce du dramaturge américain Neil Simon, dont la même scène avait programmé « Brighton Beach Memoirs » il y a deux ans.

 Le maître mot de la pièce est « acier ». Nous sommes en 1942, dans le quartier new-yorkais de Yonkers. Eddie, qui s’est endetté pour payer les frais d’hospitalisation de sa femme jusqu’à son récent décès du cancer, s’est vu proposer un job rémunérateur mais épuisant : acheter aux quatre coins des Etats Unis de la ferraille qui, recyclée, fournira l’industrie d’armement. Sa mère, Granma Kurnitz, a connu une enfance difficile, la fuite du nazisme, l’émigration aux Etats-Unis, la perte de deux de ses six enfants. Elle a fermé hermétiquement son cœur et érigé la dureté de l’acier en règle de comportement.

Ses quatre enfants survivants ne sont pas sortis indemnes d’une école de la vie où l’on n’a pas le droit de se plaindre ni de pleurer ni de toucher. Eddie manque d’auto-estime. Luie fréquente la pègre. Gert est affligée d’un asthme chronique qui l’empêche de finir ses phrases et dont l’origine est toute psychologique. Et puis il y a Bella, trente-cinq ans, simplette, souvent à côté de la plaque mais incroyablement gentille et possédée par le désir d’une vie normale avec un mari aimant et beaucoup d’enfants.

 Lorsqu’Eddie supplie Granma de garder ses deux garçons adolescents, Jay et Arty, pendant dix mois, le temps qu’il parte à la recherche de l’acier et rembourse ses dettes, sa mère a la réaction qu’on attend d’elle : pas question de se laisser attendrir ni d’admettre dans sa vie « Yakob » et « Arthur » qui ne peuvent apporter que bruit, saleté et nuisances. Mais Bella exerce un chantage. Elle ne restera auprès de sa mère que si les deux garçons partagent leur vie. Elle révèle ainsi la faiblesse de Granma : la perspective de vivre seule la terrorise. L’acier se fissure.

 Les critiques de la pièce se focalisent pour la plupart sur le personnage de Jay, adolescent pris entre le désir de servir le projet de son père et son aversion pour sa grand-mère. Selon moi, le personnage central de la pièce est Bella, que la méchanceté de sa mère et l’échec de sa vie sentimentale ne semblent pas altérer. Naïvement elle croit qu’elle et les siens peuvent devenir libres. Elle se cogne contre les murs et se brûle les ailes. Mais elle a raison.

La Fiesta del Chivo

La Fiesta del Chivo – la fête au bouc – est l’un des meilleurs romans de Mario Vargas Llosa (Punto de lectura, 2000). Il constitue une passionnante plongée dans un moment critique de l’histoire de Saint Domingue, l’assassinat du dictateur Rafael Trujillo le 30 mai 1961. Il opère aussi la dissection chirurgicale sans anesthésie des ressorts du pouvoir à un moment de crise, mais ce faisant, il sublime l’ici et maintenant pour atteindre à l’universalité.

 La Fiesta del Chivo nous fait entrer dans l’intimité du dictateur Rafael Trujillo. Il régna sans partage de 1930 – contemporain donc d’Hitler et Mussolini – jusque 1961 – contemporain de Franco – sur trois millions de dominicains. On le nommait le Bienfaiteur. La ville de Saint Domingue avait été rebaptisée de son nom : Ciudad Trujillo. Sa famille s’était appropriée une part considérable des la richesse nationale. La sécurité militaire inspirait la terreur : un dominicain sur cent disparaîtra ou perdra la vie pendant les trois décennies de la dictature.

 Trujillo choisit ses collaborateurs et les met à l’épreuve. A l’un d’entre eux, il demande de lui vendre l’exploitation agricole qu’il possède à un prix dérisoire ; à un autre, de rompre avec sa fiancée et d’assassiner son frère, suspecté d’hostilité au régime.

 Le dictateur impose à ses collaborateurs une insécurité permanente, il les humilie, les dresse les uns contre les autres dans une compétition sans merci. Gare à celui qui ne sera pas invité à la promenade quotidienne du Chef sur le front de mer. Il est peut-être en train de tomber en disgrâce. Il est menacé de voir ses biens confisqués, sa famille persécutée, lui-même peut-être condamné à mort.

 Depuis quelques mois, en 1961, les choses commencent à se gâter pour le régime. Les Etats-Unis craignent que les abus commis créent les conditions d’une révolution à la Castriste. L’Eglise, jusque là son plus fidèle soutien, s’alarme de la violation des droits humains. Des sanctions sont adoptées par les états américains ; ils commencent à affaiblir sérieusement l’économie du pays.

 Le dictateur lui-même vieillit. Il a 70 ans. Ses épisodes d’incontinence heurtent sa manie obsessionnelle pour la propreté et l’humilient. Lorsque le Sénateur Cabral lui livre sa fille de 14 ans, Urania, en espérant ainsi revenir en grâce, Trujillo se découvre impuissant face à la jeune fille.

 Un groupe de conjurés ourdissent un complot afin d’en finir avec le dictateur. Il réussit : Trujillo est abattu dans une embuscade sur la route qui conduit de la capitale à sa maison de campagne. Mais il échoue aussi : dans la nuit de l’assassinat, le chef d’Etat Major de l’armée,  l’un des conjurés, fait exactement le contraire de ce qu’il sait devoir faire. Il ne s’impose pas comme l’homme fort de la situation, instille le doute, semble ballotté par les événements. Il le paiera de mois de tortures indicibles, jusqu’à en mourir.

 La nuit du meurtre, un homme montre au contraire sa totale maîtrise de soi : le président de la République, Joaquin Balaguer. Jusque là un personnage insignifiant, occupant une présidence purement décorative, Balaguer sait ce qu’il faut faire : soustraire des griffes militaires un prélat menacé de mort, donner des gages au consul des Etats-Unis, se poser comme le dépositaire légitime du pouvoir. Dans les mois qui suivront la mort de Trujillo, il écartera un à un les membres du clan, se réconciliera avec l’Eglise et les Etats-Unis et engagera une transition à la démocratie. Il obtiendra sept mandats de président de la République dominicaine et gouvernera pendant 24 ans au total jusqu’en 1996.

 Après avoir été violée par Trujillo, Urania se réfugie auprès des religieuses qui gèrent son collège. Elles réussissent à la faire partir pour les Etats-Unis. Pour oublier le traumatisme, Urania se concentre sur ses études, intègre Harvard, devient fonctionnaire de la Banque Mondiale. Mis elle est restée une infirme du cœur, incapable d’aimer un homme et résolue à faire payer à son père au prix fort sa trahison.

 La Fiesta del Chivo est une livre dur, parfois jusqu’à l’insoutenable dans sa description de l’abjection et de la souffrance humaines. C’est aussi le récit poignant d’une libération due au courage insensé d’hommes prêts à sacrifier leur vie pour suivre un chemin que nul n’aurait pu prévoir.

La Vie Vivante

L’essai de Jean-Claude Guillebaud, « La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds » (Les Arènes, 2011) propose une intéressante réflexion sur des mouvements de pensée actuels qui tendent à rêver d’un paradis immatériel affranchi des limites du corps humain.

 En introduction à l’un des chapitres du livre, Guillebaud cite Georges Bernanos : « Le malheur et l’opprobre du monde moderne, qui s’affirme si drôlement matérialiste, c’est qu’il désincarne tout, qu’il recommence à rebours le mystère de l’incarnation » (Nous autres Français, 1939). Trois quarts de siècles plus tard, cete analyse semble plus pertinente que jamais.

 Jean-Claude Guillebaud évoque l’apparition, en moins d’une génération, d’un sixième continent, celui de l’immatériel. L’informatique et Internet nous ouvrent un monde nouveau dont les vertus son la profusion, la liberté, la mobilité et la gratuité. Mais ce nouveau continent s’avère aussi excessivement pauvre, parce qu’il tend à ramener l’homme à une dimension numérique : seul ce qui se mesure a le droit d’exister. « La vie vivante » tend à être peu à peu vidée de son sens. La vie vivante, c’est celle que mènent les êtres humains lorsqu’ils entrent en interaction les uns avec les autres sans qu’entrent en ligne de compte une quantification de la valeur de leurs relations.

 La vie vivante a partie liée avec le corps humain, « ses odeurs, ses sueurs, ses écoulements, ses plaisirs ou ses imperfections, tout ce qu’Arthur Rimbaud dans le Bateau Ivre appelait « les rousseurs amères de l’amour ». Guillebaud critique la pudibonderie de courants de pensée actuels qui prétendent s’affranchir du corps. C’est le cas des « Gender Studies », qui, partant de la dénonciation de la domination masculine, en sont venues dans leur expression la plus radicale, à nier les différences entre les sexes et préconiser e remplacement de la grossesse par la gestation dans des utérus artificiels.

 C’est surtout le cas des « technoprophètes » partisans d’un « transhumanisme ». Les promoteurs du manifeste Cyborg (mot composé de cybernétique et d’organisme), par exemple, sont convaincus qu’une hybridation de l’homme et de la machine, permettra aux humains de s’affranchir des pesanteurs de leur espèce et d’en défier les limites. A l’extrême, c’est ni plus ni moins que l’immortalité qui est recherchée. Guillebaud propose un intéressant parallèle avec la Gnose des premiers siècles du Christianisme : comme les gnostiques, les technoprophètes ont le corps en horreur et rêvent d’un monde idéal et angélique seulement accessible aux initiés.

 L’essai de Jean-Claude Guillebaud se présente comme le premier consacré aux nouvelles dominations, après plusieurs livres consacrés aux désarrois contemporains face au grand « dérangement » qui s’opère sous nos yeux. Il conteste l’idée que la marche vers un univers de plus en plus numérique, quantifié et marchand, asservissant tout et tous sur son passage, soit une fatalité inexorable. Il prône une « résistance de l’intérieur ».

 La faiblesse de son essai est un certain manque de fil directeur. Il s’agit visiblement de recherches partielles mises bout à bout à l’occasion d’articles publiés dans des journaux et magazines. Mais l’ouvrage constitue pour moi une mine d’informations sur des courants de pensée que je méconnaissais. Il propose aussi des réflexions stimulantes à un moment où « la pensée de haute mer » fait cruellement défaut.